Bonsoir à tous,
Le Crapouillot
● Notice consacrée par André Charpentier au " Crapouillot " dans son « Livre d’or des journaux du front. Feuilles bleu horizon. 1914-1918 » (André Charpentier, Paris, déc. 1935, 400 p.).
«
Le Crapouillot
fut fondé par un combattant de l’active, Jean Galtier-Boissière, qui faisait son service au 31e R.I. lorsque la guerre éclata. Il gagna le front dans les rangs du 405e de ligne, 5e compagnie, 1re escouade ; il était caporal. Très lettré, l’inactivité intellectuelle lui pesa dès que prit fin la guerre de mouvement et que commençai la vie déprimante des tranchées. Il observa, prit des notes, crayonna, car il écrivait et dessinait avec un égal talent ; et puis, un jour, tout naturellement, après avoir eu en main des exemplaires des journaux du front déjà parus, il estima qu’il y avait dans le genre une formule nouvelle et plus réaliste à lancer. Le Crapouillot
était né ; le premier numéro parut en Août 1915, dans le secteur de Neuville-Saint-Vaast, dans le gourbi du " Pou Volant ",
première salle de rédaction.
Pourquoi Jean Galtier-Boissière, fantassin, donna-t-il à son journal le nom de ce gnome court sur pattes, trapu et rageur, de l’artillerie de tranchée, le crapouillot ? Ce mot, qu’on commençait à prononcer en 1915, l’avait frappé et lui avait paru un excellent titre pour un journal.
Le Crapouillot
n’avait à ses débuts que deux rédacteurs, son fondateur et un de ses camarades, Marcel Chassin, étudiant en droit. Les feuillets de copie écrits dans la tranchée étaient envoyés à Paris, au docteur Galtier-Boissière, père du directeur de la nouvelle revue du front, qui se chargeait de la mise en page. Elle était imprimée sur 8 pages, au format 21 x 30.
Le Crapouillot
garda toujours une haute tenue littéraire et ne se départit jamais de sa ligne de conduite : combattre le bourrage de crâne si horripilant pour les poilus et leurs chefs. Cette tâche n’allait pas sans difficultés, et maintes coupures dans les articles des collaborateurs, indiquées par des blancs, attestent de la censure de l’État-Major. En voici un exemple, pris dans le n° 1 de la troisième année, Juin 1917. Cet article, intitulé " La faillite des bourreurs de crâne ",
et signé Jean Galtier-Boissière, commence, si l’on peut dire, par 28 lignes censurées. [...]
Pour écrire ces lignes, il fallait être à l’abri, j’entends à l’abri dans une tranchée de première ligne, à quelques mètres de l’ennemi. De ceux que la mort enveloppait jour et nuit, on pouvait bien, n’est-ce pas, supporter un mouvement d’humeur, d’ailleurs justifié ? Dans tous les numéros, le Crapouillot
contient de ces apostrophes véhémentes contre ceux qui s’installèrent trop confortablement dans la guerre. On note les mêmes accents énergiques contre certains goujats de l’arrière, mercantis, profiteurs, neutres, dans les " Lettres à un optimiste béat "
ou dans les impressions du " Permissionnaire déchaîné ",
chroniques âpres, où sont fustigées les mœurs de certains exploiteurs de la guerre.
Comme on l’a vu, ce ton n’était pas toujours agréable au oreilles de la censure ; elle sabrait ici et là, dans la copie ; mais son plus beau coup de ciseau fut donné dans le n° 4, quatrième année, Juillet 1918 ; la page 5 est toute blanche et ne porte que ces quelques mots d’explication :
La censure a exigé l’échoppage d’un dessin de
Luc-Albert Moreau et d’un conte de
Jean Galtier-Boissière. Les poilus ont coutume de dire : "
Faut pas chercher à comprendre." Le
Crapouillot les imitera aujourd’hui.
On sait la perte toujours sensible que subirent les lettres françaises à la mort de Charles Péguy, tombé glorieusement au front. Le Crapouillot
d’Août 1918 publia [les]
émouvantes impressions d’un ami du grand écrivain disparu, [le sous-lieutenant
Letaconnoux]
(1),
sur son départ en Août 1914 : [...].
La rédaction du Crapouillot
comptait peu de poètes ; cependant le barde angevin, Marc Leclerc, capitaine d’infanterie territoriale, l’auteur de " La passion de notre frère le Poilu ",
cette fresque savoureuse et pathétique (2),
y publia quelques poésies dans ce patois qui donne à ses œuvres un piment si particulier. [...]
Le Crapouillot
publia des articles documentaires, des études, des essais : " Le rôle du caporal en campagne et au combat ", " Les facteurs de l’élan ", " Les hommes de demain ", " Essai sur le romantisme dans la guerre ",
etc. Il donna de remarquables récits : " Un raid de bombardement sur l’Allemagne ",
par le caporal aviateur J.-J. Danziger ; " Portrait de légionnaires ",
par Dominique Braga ; des " Lettres de Roumanie " ; " Les territoriaux à la première bataille de l’Yser "
; des comtes et récits de Georges Duhamel, Alexandre Arnoux, Pierre Drieu la Rochelle, Pierre Mac Orlan, André Warnod, qui écrivait et dessinait ses impressions ; Marcel Audibert, Jules Letaconnoux, Jean-Loup Forain, etc. Jean Galtier-Boissière raconta ses souvenirs de fantassin sous le titre : " En rase campagne ",
le premier de ses romans de guerre, qui devait être suivi, après l’armistice, de " Loin de la Riflette "
et de " La fleur au fusil ",
tous trois de la même veine incisive. Deux des premiers collaborateurs, Paul Lintier (3) et Jean Arbousset (4),
furent tués au front.
D’autre part, le Crapouillot
publia un document saisissant : une lettre du sous-lieutenant Charles Tardieu, fait prisonnier le 16 avril 1917, après un combat désespéré, et interné en Allemagne, impressions d’un officier français tombé aux mains de l’ennemi. [...]
La guerre terminée, le Crapouillot,
qui en était à son quarantième numéro, ne démobilisera pas. Il continue encore à paraître, revue d’avant-garde littéraire et artistique, dont certains numéros spéciaux eurent un certain retentissement. » (op. cit., p. 85 à 89).
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(1) En réalité
Joseph – et non pas
Jules –
LETACONNOUX ; non identifié.
(2) Également auteur du recueil de poèmes de guerre en patois angevin suivant :
— «
Les souvenirs de tranchée d’un poilu », éd. Georges Crès & Cie, Paris, 1917, 54 p.
(3) Paul Michel LINTIER, né le 13 mai 1916 à Mayenne
(Mayenne), mort le 15 mars 1916, tué à l’ennemi à Arraye-et-Han
(Meurthe-et-Moselle),
Maréchal des logis,
44e Régiment d’artillerie de campagne, Matricule n° 3.016, classe 1913, n° 1.179 au recrutement de Mayenne
(Acte transcrit à Mayenne, le 27 avril 1916).
V. également —> pages1418/qui-cherche-quoi/michel-linti ... _1.htm#bas
(4) ARBOUSSET Jean Roger Bernard, né le 7 mai 1895 à Béziers
(Hérault), mort le 9 juin 1918, tué à l’ennemi à Cuvilly
(Oise),
Sous-lieutenant,
4e Régiment du génie, Compagnie 8/63 – venu du
1er Régiment du génie –, Matricule n° 25.141, classe 1915, n° 3.421 au recrutement de Marseille [
Acte transcrit à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 19 mai 1919, n° 6.859/9].
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● Le Temps, n° 20.674, Mardi 12 février 1918, p. 2.
«
ART ET CURIOSITÉ
L’exposition du "Crapouillot"
Le Crapouillot
est un journal des tranchées dont je recommande la lecture à tous ceux que l’art et les artistes intéressent. On n’y cultive ni la blague ni l’irritant et féroce à-peu-près. Des intellectuels, du fond de leur boyau ou de leur poste de guet, y analysent leurs sensations, y résument en notations concises et nettes les leçons à la fois réconfortantes et cruelles de la guerre. Des prisonniers qui se sont arrachés, par des prodiges d’énergie, des camps de prisonniers allemands, y racontent les péripéties de leur angoissante et longue randonnée. De jeunes officiers y évoquent, dans un langage vif et direct, leurs souvenirs de lutte et de voyage sur des frontières roumaines. Des poilus lettrés y retracent, en images d’un raccourci saisissant, mais toujours saupoudrées de fantaisie, des aspects de la vie du poilu et des gestes ou des mots de combattants — et le tout, pour les gens de l’arrière, est matière à utiles réflexions.
Une des singularités de ce journal, c’est que les rédacteurs en sont presque tous des artistes ou des fils d’artistes, le caporal Galtier-Boissière, le capitaine François Aman-Jean, les simples soldats Ch. Martin, Dunoyer de Segonzac, Drésa, André Warnod, etc. Des croquis lestement troussés alternent avec des textes. Et ce sont les auteurs de ces croquis qui viennent d’organiser, rue Royale, 20, chez Druet, une exposition d’ensemble dont le thème unique est la guerre. Galtier-Boissière nous y montre, en vigoureux effets de blanc et de noir, les spectacles dont sa rétine fut frappée tandis qu’agent de liaison il courait, entre deux éclatements, d’une unité à une autre, ou que, d’un poste de guet, il observait, la nuit, le no man's land. Warnod y a envoyé ses souvenirs d’un camp de prisonniers, traduits parfois en eaux-fortes émouvantes et simples. Dunoyer de Segonzac et Martin, les plus caractéristiques du groupe, avec Galtier-Boissière, y font voir toute une série de notations singulièrement captivantes où ils ont fixé à la plume le train-train de la vie des tranchées. Les croquis du premier se distinguent par une sincérité, une largeur, un don de vie qui les rendent profondément pathétiques. Ceux du second ne sont pas moins sincères, mais l'émotion y est avivée par une qualité particulière d’humour. L’artiste est, à sa manière, philosophe, et sa philosophie est impitoyable pour les dessous d’égoïsme ou de lâcheté qu’elle met à nu avec un froid sourire. Il a une manière de ne pas y toucher, une façon de plaisanter avec la mort, dont l’ironie est douloureusement raffinée. C’est le triomphateur de cette exposition.
Thiébault-Sisson. »
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Bien amicalement à vous,
Daniel.