Avant la croisière du « Tigre »
Comment M. Dutasta acheta le « Gina » ex- « Tolna »
Les journaux ont annoncé dernièrement que M. Georges Clemenceau, ancien président du conseil doit s’embarquer en septembre prochain pour la Corse à bord du yacht Gina, qui n’est autre que l’ex-Tolna. On a rappelé à ce propos que le Tolna avait appartenu jadis au comte autrichien Festetich et qu’il avait été débaptisé en devenant la propriété de M. Paul Dutasta, ambassadeur, ancien secrétaire général de la Conférence de la Paix. Mais on n’a pas dit dans quelles conditions M. Dutasta fit l’acquisition de ce yacht ; qui avait été saisi à Cannes au début des hostilités.
Au lendemain de la guerre, le Tolna, qui était amarré à Toulon, avait été mis aux enchères, comme plusieurs autres bateaux ex-ennemis déclarés de bonne prise. L’adjudication, par une bizarrerie administrative avait été confiée au port de Cherbourg, spécialisé dans les ventes de navires et dans les formalités qu’ « entraînent » ces ventes. Mais aucun amateur ne s’étant présenté pour soumissionner, le Tolna, suivant la règle, fut « passé » à la Liquidation des Stocks.
Or il advint, que, dans le même temps, M. Paul Dutasta éprouva le désir, que justifie sa fortune, de posséder un yacht. Il demanda à la marine si elle n’avait rien qui pût lui convenir. La rue
Royale lui signala que le Tolna n’attendait qu’un acheteur et elle renvoya le diplomate, pour, traiter, au square Alboni, chez le commandant Pirot pour préciser.
Le prix que la Liquidation des Stock exigeait du Tolna était, un peu « chaud ». Avant de conclure le marché, M. Dutasta voulut visiter le yacht. Et c’est ici que l’affaire se corse. Rue Royale, tout comme d’ailleurs chez M. Brousse, on avait indiqué à M. Dutasta que le Tolna se trouvait à Toulon. L'ambassadeur prit donc le rapide Cote d’Azur et se présenta tout, de go, dans le port méditerranéen, chez le Commissaire des prises qui le reçut avec les marques de respect dues à un personnage aussi en vue.
— Monsieur l’ambassadeur, que! bon vent, vous amène et me vaut l’insigne honneur de, votre présence.?
M. Dutasta expliqua qu’il venait tout droit de, Paris pour voir le Tolna.
A ces mots, l’amabilité du Commissaire se “figea soudainement pour faire place à un air de déférente tristesse :
— Le Tolna, M. l'ambassadeur ? Mais il n’est pas ici ! Il est à Cherbourg!
M. Dutasta s’étonna. On lui avait pourtant dit.!. On lui avait absolument assuré. ..
Le commissaire des prises eut alors un sourire de hautaine ironie qui en disait long sur l’estime que méritaient ces farceurs de la capitale.
— On vous a dit, Monsieur l'ambassadeur ? Et c’est à Paris qu’on vous a ainsi renseigné ! Ah ! ces bureaux de Paris ! Ils n’en font jamais d’autres, les pôvres ! Bien fâché, Monsieur l’ambassadeur, mais le Tolna est à Cherbourg.
Tout décontenancé, M. Dutasta allait se retirer quand, parla fenêtre qui donnait sur la vieille darse, il avisa un bâtiment de plaisance de belle apparence. Pris d’un doute intensif, il demanda si, par hasard, le yacht qu’il apercevait n’était pas le Tolna.
Du coup, le commissaire des prises eut non plus seulement pour « ces bureaux de Paris», mais pour la personne éminente même de M. Dutasta un regard de commisération.
— Monsieur l’ambassadeur vous pouvez m’en croire et je vous en donne la certitude, le Tolna est à Cherbourg. A Cherbourg, je vous le garantis. A Cherbourg, je vous le jure...
M. Dutasta reprit le rapide Côte-d’Azur et rentra à Paris, furieux. Sans tarder, il fit savoir à la Liquidation des Stocks qu’il était inadmissible que cette lamentable administration se fût ainsi f...ichue de lui.
La Liquidation des Stocks— c’est façon de parler — bondit au téléphone.
— Allô! la Marine!... C’est comme ça que vous vous êtes f...ichu de M. Dutasta... et de moi par surcroît ?
Mais la Marine répondit joyeusement :
— En voilà une blague ! C’est vous qui vous f...ichez de moi. Le Tolna ? Il est à Toulon. M. Dutasta n’a qu’à y aller voir.
— Mais précisément il en arrive, de Toulon !
— Eh bien, qu’il y retourne. D’ailleurs, nous en aurons le cœur net tout de suite. Le temps d’envoyer une dépêche.
Un télégramme fut expédié sans délai de la rue Royale à la Majorité générale, à Toulon, avec prière de répondre d’extrême urgence, c’est-à-dire au bout de trois à quatre jours.
La réponse de la Majorité fut décisive. Le Tolna était bien à Toulon, d’où il n’avait jamais bougé. Il se trouvait dans la vieille darse... sous la fenêtre du commissaire des prises. C’était le bateau même que M. Dutasta avait soupçonné d’être le fameux yacht autrichien.
L’épilogue ?
D’abord M. Dutasta acheta le Tolna. Ensuite il fut question de punir très sévèrement le commissaire des prises. Puis on songea à lui adresser un simple blâme. Enfin, la réprimande ne fut pas envoyée. Car l’Intendance maritime, où règne un excellent « esprit de corps » intervînt énergiquement et finit par démontrer qu’après tout le commissaire... pouvait bien se tromper de ça.
—Le Midship.
source L'Intransigeant du 15 août 1921 sur Gallica
Cordialement
Étienne