Au détour d'un JMO (7) - Abandon de poste, panique et conséquences

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Arnaud Carobbi
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Re: Au détour d'un JMO (7) - Abandon de poste, panique et conséquences

Message par Arnaud Carobbi »

Bonjour à tous,

Alors que je travaillais sur les effectifs au quotidien au 3e BCP en 1916, une phrase a retenu mon attention :
« 14 avril 1916 (...)
5h45 : 2 compagnies du 3e BCP assistent à l'exécution capitale d'un chasseur du 10e BCP ».
JMO du 3e BCP, page 57.
http://www.memoiredeshommes.sga.defense ... iewer.html

Le but ne va pas être de juger ou de réhabiliter, juste d'essayer de comprendre avec les informations disponibles, de voir où cette recherche va nous mener.
  • Où trouver plus d'éléments ?
Pour ce faire, j'ai d'abord cherché dans le JMO de la division. Hélas, la page concernant ce 14 avril n'est pas numérisée. Pas de paranoïa inutile, ça arrive.
Direction les JMO des 85e et 86e Brigades, l'exécution ayant été publique. Pas un mot non plus.

C'est dans le JMO de la prévôté de la 43e DI
http://www.memoiredeshommes.sga.defense ... iewer.html
, assez précis par rapport à tant de JMO de prévôtés presque vides, qu'on obtient le plus d'informations.
Le 14 avril 1916, il donne des noms : les chasseurs Tisserand, Farge et Rey. Il mentionne le 10 mars, l'arrestation de 3 isolés mais sans préciser leur unité et le 12 l'arrestation de Rey, isolé du 10e BCP. Le 13, à nouveau « des soldats refluent vers l'arrière » mais sans mention de régiment, tout comme le 18. Et pour finir «le 21 mars, trois chasseurs du 10e BCP sont escortés depuis la citadelle de Verdun. Pas de noms, pas d'unité ; des informations inexploitables en l'état.

Le 14 avril, passage en conseil de guerre : Tisserand est exécuté comme le mentionne le JMO du 3e BCP, route de Nant. Rey et Farge sont dégradés. Le JMO du 10e BCP passe le fait sous silence.
http://www.memoiredeshommes.sga.defense ... iewer.html
. La seule autre source est sa fiche de NMPF : Paul Tisserand est né en 1895. c'est un bleuet de la classe 15, tout juste 20 ans. « Abandon de poste en présence de l'ennemi ». Pas de recours en grâce.
  • Que s'est-il probablement passé ?
Le 10e BCP est au bois de l'Hospice, secteur de Verdun, le 9 mars à 6h00 puis rejoint le ravin au sud du fort de Souville à 6h30 et y bivouaque. Aucune perte. Le 10, à part 2 compagnies, le bataillon s'installe sur une ligne fort de Souville – Batterie de l'hôpital à partir de 22h00. C'est cette nuit que le bataillon subit un bombardement violent de l'artillerie lourde allemande. 1 tué, 1 blessé. Retour le 11 dans le ravin au sud du fort de Souville, toujours bombardé notamment par gaz. 7 morts et 15 blessés. Le soir du 12, les chasseurs montent en première ligne, toujours sous le bombardement. 7 morts, 12 blessés. Le 10e BCP reste en ligne et le 16 mars est bombardé toute la journée, y compris lors de la relève : 13 morts et 77 blessés. On dénombre 11 disparus. Parmi ces disparus : Tisserand Paul, 3e compagnie. Pour lui comme pour 2 autres, on trouve la mention « rentré au corps » ou « rentré à la compagnie ». Par contre, parmi les deux autres, il n'y a pas Farge.

La 3e compagnie a été décimée lors d'une attaque allemande le 31 mars. La suite, on la connaît.

Cette exécution laisse beaucoup de questions en suspend, questions que l'on retrouve dans d'autres discussions du forum : trois soldats sont notés disparus puis « rentré... », un seul est exécuté. Pourquoi ne trouve-t-on pas trace de jugement pour les autres alors que d'autres condamnations furent prononcées les 18 et 21 avril : dégradation des chasseurs Favre, Vivin, Lecorgne et Cottin (sans précision du motif) ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de recours en grâce ?
  • Un phénomène pas si isolé ?
Cette recherche m'a permis aussi de constater que le phénomène d'abandon de poste fut réel dans le bataillon frère du 10e BCP. Le 3e BCP, d'où est partie cette recherche, a été touché de manière beaucoup plus importante par un mouvement de panique à la même période. Comment fut-il sanctionné ?
  • Panique au 3e BCP :
Le 10 mars 1916, à peine arrivées en ligne au bois Fumin, les 3e BCP est violemment bombardés, dans des positions quasi inexistantes. Je laisse la parole au capitaine , commandant la compagnie. Il fait le tour complet de l'affaire : annexe 9 (car le JMO comprend face au résumé quotidien l'intégralité des pièces annexes pour Verdun !).

Image
22 mars 1916
Rapport du chef de bataillon commandant le 3e BCP concernant l'abandon de leur poste par un certain nombre de chasseurs au Bois de Fumin, le 10 mars 1916.
Le 9 mars 1916, le bataillon venait occuper vers 22h en réserve de Brigade, le bois Fumin (sud ouest de Vaux) ; bivouaqué déjà depuis 2 nuits, il avait en outre subi des pertes appréciables dans la journée du 9. La position de bivouac était dans un bois, cachée aux vues, mais en espalier vers l'ennemi ; on y créa dès l'arrivée des tranchées étroites et profondes destinées à abriter les chasseurs contre un bombardement éventuel. [A sur la carte]
A partir de 10h, le 10, le bois est pris sous un feu d'une violence inouïe ; des rafales d'obus de 15 et de 21 s'y abattent ; immédiatement les pertes deviennent sérieuses, elles atteindront pour la journée près de 120 chasseurs tués ou blessés.
Vers 17h30, le bombardement augmente encore d'intensité, des balles commencent à siffler dans toutes les directions ; à ce moment, le bivouac est traversé par des isolés d'autres corps ; les uns remontent de Vaux, d'autres revenant de la Redoute placée au Nord Ouest du fort de Vaux [ce secteur est attaqué à e moment par les Allemands] : ces isolés qui fuient poussent en passant près des chasseurs le cri de « sauve qui peut. Voilà les Boches ». A ce cri, les chasseurs sortent de leur abri et quelques-uns, 60 à 80 peut-être, certains sans même prendre le temps de remettre l'équipement dont ils se sont séparés, énervés vraisemblablement par le formidable bombardement qu'ils viennent de subir s'échappent à travers bois.
Cependant, les officiers ont sauté hors de leurs abris, rallié leurs unités qui attendent maintenant avec calme des ordres ; presqu'immédiatement quelques chasseurs honteux d'une défaillance passagère, rejoignent leurs unités ; par contre un certain nombre, une quarantaine peut-être, mêlés à des fractions d'autres corps continuent leur fuite et remontent vers les hauteurs du fort de Souville.
Le 11 et le 12 mars, ces chasseurs sont arrêtés peu à peu, les uns près du fort de Souville , les autres au tunnel de Tavannes (PC de la Division) [C sur la carte], quelques-uns même à Haudainville où se trouve le train régimentaire du bataillon [D sur la carte].
Les plaintes en Conseil de guerre ci-après ont pour but de remettre entre les mains de la justice militaire les chasseurs dûment reconnus coupables d'avoir fui dans les circonstances générales relatées ci-dessus. »


Le lendemain, le commandant du bataillon adresse à son supérieur un rapport (annexe 13) où il semble vouloir expliquer sont absence à l'arrière pour arrêter les fuyards et atténuer le phénomène.

« Pertes sensibles. A 17h25 à 30 hommes déjà par compagnie et ça continue !
De plus, la nervosité est grande. A 17h45 au moment de l'attaque pendant que j'étais en avant avec Ferragu, quelques hommes surtout des blessés se sont sauvés. Ce malheur a été vite réparé. Au total il y a peut-être une trentaine d'hommes, blessés pour la plupart qui y sont. Les commandants de compagnie m'ont rendu compte que sauf quelques isolés ils avaient tout récupéré ».

  • Sanctions pour les fuyards :

Indirectement, on apprend que 24 hommes du 3e BCP furent arrêtés. Ils ne représentent pas la totalité des fuyards, que le JMO du 3e BCP évalue à une quarantaine. Ils furent placés en détention avant leur passage devant le conseil de guerre. Ils figurent dans la catégorie « détachés » dans les effectifs du bataillon. Il s'agit peut-être des derniers « isolés » retrouvés par la prévôté de la 43e DI :

« 11 mars (...)
Des isolés du 3e Bataillon de chasseurs à pied sont arrêtés et écroués à la prison militaire, pour avoir jeté la panique et colporté que tout le bataillon avait cédé pied. »

La prévôté de la 43e DI donne une fois encore des informations précieuses : le 29 avril se tient une séance du conseil de guerre de la 43e DI. Pour 22 chasseurs. Le 1er mai, ils subissent une dégradation militaire au nord de Moivre à 9h30. Ils sont transférés le lendemain à Longevas-sur-Châlons. Il doit s'agir de Moncetz-Longevas. Pourquoi ce « transfèrement » (mot utilisé par les prévôtés) ? Probablement pour y subir l'incarcération dont il est fait mention. Ils furent rayés des effectifs du 3e BCP le 10 mai après leur condamnation à de la détention.

  • Conclusion :

Au 10e BCP, une exécution ; au 3e BCP, malgré un mouvement de panique plus important, 22 condamnations. Il semble que dans un cas on ait voulu faire un exemple, dans l'autre sanctionner un comportement qui devait l'être. Ce qui revient à une question largement posée dans diverses discussions sur le forum : quelle était la cohérence de ces sanctions ?

D'autres cas bien développés se trouvent dans cette discussion
pages1418/forum-pages-histoire/liste-fu ... 6127_3.htm
ou dans celle-ci pages1418/forum-pages-histoire/Generali ... 8990_1.htm , mais les JMO des prévôtés en renferment encore de nombreux.

Si vous avez d'autres exemples de fuites massives face à l'ennemi et leurs conséquences, n'hésitez pas. De même, si vous en savez plus sur le soldat Paul Tisserand, ce serait intéressant.

A la semaine prochaine,
Arnaud
air339
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Re: Au détour d'un JMO (7) - Abandon de poste, panique et conséquences

Message par air339 »

Bravo pour ce travail d'historien !

Je suis également allé faire un tour sur le site du collège d'Anjou, qui est un modèle !
J'apprécie tant l'approche - qui ne juge pas - que la précision du travail fourni par tous les jeunes rédacteurs. Ceci qui donne à comprendre, au travers des généalogies réalisées, combien (à tous les sens du terme) nous sommes héritiers de cette époque.

Félicitations aux collégiens et à leurs professeurs !

Cordialement,
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JeanMiche
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Re: Au détour d'un JMO (7) - Abandon de poste, panique et conséquences

Message par JeanMiche »

Bonjour,

Je poste sur ce fil après avoir hésité entre les différents sujets d'Arnaud. Dans le cas présent, la sanction a été immédiate...Car il s'agit à mon avis d'un assassinat ou plus exactement d'une ( ou des ) exécution sommaire sans jugement :

On est au bois de St Pierre Waast (Rancourt. Somme). Le 331ème R.I n'hésite pas à diriger ses mitrailleuses sur des éléments du 31ème R.I qui sont en déroute et se rendent à l'ennemi....

Image
Source : JMO du 331 ème RI, 12 octobre 16, page 36/42.

J'ai cherché dans le JMO du 31ème R.I : on essaie bien d'expliquer la déroute mais pas un mot sur ces faits. Faits peut être méconnus du scribe d'ailleurs ou faits non portés à sa connaissance ou auto-censurés...

Bonne soirée Jean Michel
Cordialement Jean Michel
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