Bonjour Nathalie, Evelyne, Renaud et Michel et à tous
La zone restée sous domination allemande du département des Vosges représente 4,8 % de son territoire, soit 26 communes (jusqu’en août 1918, 25 à l’Armistice) ; c’est un confetti à l’échelle du front de la Grande Guerre mais une aire tout à fait passionnante à étudier. Vous citez les « jumelles » testimoniales Clémence Martin-Froment et Bernadette Colin, récemment publiées. En effet, chacune a permis d’illustrer deux volets important de l’historiographie de 14-18 à mon sens encore sous-étudiés. Clémence-Martin Froment est la 2ème témoin, après l’abbé Villemin à Senones (j’y reviendrai), qui n’a pas été évacuée avant la fin des hostilités. Jules Elardin, témoin majeur de Senones, avait arrêté d’écrire à l’été 1917 avant d’être évacué l’été suivant. L‘abbé Villemin et Clémence nous ont donc permis d’illustrer la fin de l’occupation, avec notamment chez Villemin la relation des heures surréalistes de novembre 1918. Mais l’apport le plus important à mon sens dans le témoignage de Clémence est une contribution au paradigme de l’épuration de la collaboration de la Première Guerre mondiale, jamais traitée jusqu’alors. Ce sur la base d’un corpus testimonial cohérent puisque les cahiers de guerre de Clémence et leur « traitement » judiciaire ont permis de suivre cette "expérience" spécifique du 31 juillet 1914 au 22 juin 1921.
Hors la bataille des frontières, Clémence n’a finalement vécu qu’un type de guerre. Bien qu’à quelques kilomètres de la ligne de front, la jeune femme n’est pas sous la menace directe de l’obus ou de la balle. Par contre, Bernadette Colin vit quant à elle « deux guerres », l’occupation et la menace directe du champ de bataille, Lusse se retrouvant pour ainsi dire « entre deux feux » puisque juste sous le volcan de la Cote 607. Cette position, pouvant apparaître ailleurs incompréhensible, puisque la population ne sera évacuée qu’à l’été 1918, démontre encore s’il en était encore besoin que la Grande Guerre de montagne dans les Vosges fut spécifique, et parfois surréaliste. Et là, Bernadette apporte le double intérêt d’un témoin privilégié de la bataille permanente sur 607 (puisqu’elle la voit « de sa fenêtre ») mais aussi et surtout elle illustre le paradigme des « tirs amis » puisque les 25 victimes civiles, femmes et enfants pour la plupart, tués ou blessés l’ont été certes par des obus mais aussi par des balles françaises « non perdues ». Les Allemands le relèvent aussi ; le rédacteur de l’historique du RIR 60 pointe le harcèlement des tireurs d’élite français interdisant tout déplacement de jour dans le village, prenant pour cible « tout animal, vache, chien, volaille, ainsi que des points remarquables comme le cadran de l’horloge du clocher ou la croix surmontant la tour. Ces tireurs n’épargnent même pas leurs propres compatriotes, habitants du village ». L’abbé Villemin l’avait également relevé pour Senones puisque là-aussi, la population y a été bien moins atteinte par les exactions allemandes que par les balles des soldats français pendant les quatre années d’occupation. D’autres sources le confirment aussi tel ce témoignage du docteur Houlbert, du 13ème BCA (cité par Jean-Daniel Destemberg in Les Chemins de l’Histoire. 1914-1918. L’Alsace, Verdun, la Somme, Moulins, Demars, 1999, 325 pages, page 110), en date du 27 septembre 1914 : « Devant nous, le Boche ne montre que peu d’activité. On voyait parfois au loin, dans les champs, de fortes femmes arracher des pommes de terre. Quelques coups de canon les mettaient en fuite, et, en courant, sous les jupes, nous apercevions de grandes bottes ! Une fois, ce fut plus tragique. Un PC allemand était installé au petit château de Lusse. Chaque soir, un officier descendait le perron sur le jardin, et au même moment arrivait une femme venant du village. Cela indignait les Chasseurs. Un soir, le sergent Plaisance prend un fusil, met la hausse à 900 mètres, vise l’officier qui tenait la femme par la main, tire, c’est la femme qui tombe. L’officier rentra en courant dans le château. Le sergent est bouleversé, mais un Chasseur lui dit : « Vous avez fait justice ». Jusqu’à la nuit, la femme resta étendue dans l‘allée ». Cette « anecdote » mélange ainsi réalité et fiction ; les soldats déguisés en femme pour ramasser les pommes de terre tiennent du fantasme mais surtout, une jeune femme a bien été tuée par balle le 25 septembre 1914 à Lusse, mais pas dans les circonstances avancées par Houlbert (qui n’assiste d’ailleurs pas à l’évènement) ; Jeanne Remy, née à Lusse en 1897 a en effet été tuée en allant chercher de l’eau à la fontaine qui se situe au centre du village, devant le café Colin, donc chez Bernadette, et non au Château à plusieurs centaines de mètres de là. Comme souvent dans le témoignage combattant, il y a donc toujours un fond de vérité à démêler dans la narration d’un évènement. Mais pour le coup, si une partie du fait se révèle exacte, nous aurions là l’identité d’un de ces « tireurs d’élite » auteur de ces « cartons » dans la population civile vosgienne…
Si vous avez pu regarder en 2014 l’excellent Derrière la Muraille d’Acier d’Olivier Sarrazin (
https://lesdocsdunord.wordpress.com/cat ... le-dacier/), vous avez pu toucher la spécificité des Vosges dans cette Histoire par le regard de Clémence Martin-Froment. Sinon, vous la retrouverez le 21 février 2016 si vous êtes attentifs lors de la diffusion d’Apocalypse-Verdun, d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle car elle a été « choisie » dans les témoins retenus dans cette remarquable série.
Excellente fin d’année à toutes et à tous
Yann Prouillet