Re: Carnet de route d'un alpin en Alsace
Publié : mer. avr. 06, 2005 10:44 am
Bonjour à tous,
Au lieu de poursuivre le fil lancé par Jean-François sur le 6e BCA, puisque ce texte n'a pas de rapport avec cette unité, voici ci-dessous le "récit" de Régamey. Il y manque le meilleur... les illustrations ! (mais comment placer 7,5 Mo sur cette page ?
)
Bonne lecture !
Eric Mansuy
Carnet de Route d’un Alpin en Alsace
M. et Mme Frédéric Régamey nous apportent ce « Carnet de Route », qui raconte, d’une façon très vivante, les premiers épisodes de la guerre, l’entrée de nos armées dans la Haute-Alsace, par les pentes du Hohneck. Nul ne connaît mieux ce pays que M. et Mme Régamey, qui l’ont habité et qui l’ont décrit dans une série d’œuvres remarquables. Leur texte et leurs dessins donneront au lecteur une vision exacte de la marche des troupes françaises et du terrain parcouru.
A. B.
Samedi, 15 août 1914.
Vive la France ! Vive l’Alsace ! J’y suis ! C’est vrai, je ne rêve pas. Depuis quelques heures, sur ces sommets de montagnes où l’air est si pur sous le ciel intensément bleu, c’est la terre d’Alsace que nous foulons. Tout à l’heure, sur le Hohneck, j’ai, de mes mains, renversé un poteau frontière. J’en ai arraché l’écusson, et cet horrible aigle noir sera mon plus beau trophée.
Jamais, je n’oublierai l’impression que j’ai ressentie à ce moment. Tourné vers la France, je me suis empli les yeux des merveilles que j’avais là, au-dessous de moi, dans cette perspective de croupes moutonnantes, se chevauchant à l’infini, puis se fondant à l’horizon dans l’azur léger du ciel. Le soleil, qui commençait à baisser, faisait resplendir les cimes au-dessus des larges nappes d’ombre étendues dans les vallées. Nature moins grandiose, certes, que dans les Alpes, où j’étais la semaine dernière encore, mais combien plus fraternelle et plus chaude à mon cœur !
Et puis, j’ai regardé l’Alsace, mon Alsace, et j’aurais voulu pouvoir la presser tout entière sur mon cœur. J ai revécu, en un instant, ces années, - aussi loin que remontent mes souvenirs,- ces années où mon père, Parisien, et ma mère, Alsacienne, m’emmenaient, chaque été, passer mes vacances en Alsace, soit en quelque coin des Vosges, soit à Colmar, chez ma grand’mère. Comme nous avons couru la montagne ! C’est elle qui, dès ma petite enfance, m’a fait les poumons solides et les jambes robustes. C’est par amour pour elle que je me suis engagé aux chasseurs alpins. Il me semble bien que, tout au fond de mon cœur, j’avais le secret espoir qu’un jour, je vivrais les heures d’aujourd’hui. Tout de même, je n’osais pas trop y croire, et voici que c’est la réalité.
Depuis le Ballon de Giromagny, où nous étions montés de Belfort, nous suivions les crêtes. On se battait sans cesse en combats d’avant-postes.
C’était l’Alsace déjà, mais une Alsace que je ne connaissais pas. Maintenant, à la Schlucht, au Hohneck, me voici dans la région, cent fois parcourue, de mes promenades de collégien. Et je m’y retrouve, non en touriste, mais en combattant. Au lieu de la canne du marcheur, j’ai le fusil du soldat. Un fusil ! Et sur la terre d’Alsace !... Comment exprimer une telle ivresse ? O mon flingot vengeur, tu es doux à ma main comme la reliure d’un beau livre aux doigts du bibliophile ! Dans ma joie, je le brandissais, mon fusil, sur ce sommet du Hohneck où nous venions de parvenir et, à pleins poumons, je criais : « Vive la France ! », lorsque, au-dessous de moi, d’autres acclamations répondirent :
- Vivent les Alpins ! Y a la goutte à boire, là-haut !
C’était un bataillon de lignards qui gravissait allègrement la pente gazonnée et montait vers nous. Arrivés au sommet, ils font halte, forment les faisceaux, et l’on cause. Ils viennent de Gérardmer. Le reste du régiment monte la route de la Schlucht, encadrant les batteries de 75 qui descendront directement, demain matin, dans la vallée de Munster. Eux sont détachés pour explorer, comme nous, la montagne, sur la droite de la colonne. Ils passeront par Gaschney et le Sattel, tandis que nous continuerons plus à droite encore, vers le Petit-Ballon. On se retrouvera autour de Munster, pour l’action que prépare le général Bataille, dans le cas où les Boches voudraient nous attendre.
Nous faisons aux lignards les honneurs du Hohneck. Heure joyeuse, ponctuée de rires, de chansons, de lazzis, où, après avoir posé le sac qui commençait à tirer les épaules, les nouveaux venus, tout en allumant les feux pour la soupe, examinent l’auberge à la belle étoile où, côte à côte, eux et nous, passerons la nuit. A nous tous, la marche en montagne a ouvert l’appétit et le copieux frichti est rapidement expédié.
Alors, sous la garde des postes et des sentinelles posées aux environs, on erre sur le sommet. La majesté du soir gagne mes camarades, dont les rires sonnent moins haut. En voici tout un groupe en contemplation, tandis que d’autres, serrés comme un essaim d’abeilles, se penchent sur la table d’orientation que le Club vosgien allemand a dressée sur le Hohneck.
« Tiens, par là, c’est Colmar.
- Et, par ici, Strasbourg.
- C’est loin, Strasbourg ? Combien de kilomètres ?
- Si on y allait ce soir ?
- Oui, ballot, faudrait d’abord que tu avales les forts.
- Ah ! voilà la direction de Sainte Odile.
- Ils sont tout de même bien gentils, les Boches, de nous avoir si bien préparé toutes les indications.
- Ne te frappe pas, va, c’est pas pour nous qu’ils les ont faites. Ils se figuraient que nous ne viendrions jamais.
- Et on y est tout de même ».
Les lignards n’ont pas encore été au feu et nous interrogent, nous autres alpins, qui n’avons cessé de nous battre depuis une semaine. Avec la condescendance du maître pour des apprentis appliqués, nous faisons leur éducation. Nous leur disons combien est amusante et passionnante cette guerre dans la montagne, guerre d’embuscades, de surprises, d’aventures, qui va si bien à notre tempérament de Français débrouillards, inventifs et audacieux.
Nous leur racontons les lentes et précautionneuses coulées dans les forêts, les ruses d’apaches pour prendre à revers un massif de rochers dont l’escarpement rendrait impossible l’attaque de front. Puis, abandonnant le couvert des arbres, nous leur décrivons la ruée sur les « chaumes » dénudés, coupés par les petits murs en pierres vives, simplement posés les uns sur les autres, et qui servent à parquer les vaches au pâturage. On se canarde d’un mur à l’autre, jusqu’à ce que, nos mitrailleuses ayant réussi à gagner une hauteur d’où elles prennent les lignes allemandes en enfilade, nous sautions par-dessus notre barricade, et, baïonnette au canon, débusquions l’ennemi qui fuit en dégringolant vers les vallées.
Ah ! L’unique, l’admirable sport ! On y joue sa vie à chaque instant, mais d’autant plus grande, à la fin de la journée d’héroïque labeur, est l’orgueilleuse joie de se sentir vigoureux, trépidant, ayant fait son devoir et prêt à le faire encore demain dans le saint combat pour la patrie !
Le soleil, maintenant, a complètement disparu derrière les montagnes. Seul, le ciel reste encore lumineux, d’une clarté infiniment douce, au-dessus de l’immense horizon de sommets et de vallées noyés dans la même ombre grise. Les groupes de flâneurs sont dispersés. Tous, étendus, s’endorment. Plus rien ne rompt la noire rigidité de la ligne un peu courbe de notre chaume, s’étendant très loin sous le ciel d’une belle nuit d’été. Plus rien que la silhouette sombre de nos sentinelles, promenant lentement leur veille attentive.
Je suis resté assis, fouillant par la pensée les ténèbres qui me cachent ma chère Alsace. Et voici que le spectre d’un ami cher se dresse devant mes yeux pleins de larmes. Comme mon bel enthousiasme est tombé ! Comme je me sens faible !... Georges, mon pauvre Georges !... J’entends encore sa voix prononcer mon nom. C’était dans l’ivresse du combat, là-bas, au col de Bussang. Les Allemands avaient fui. Après les avoir poursuivis un moment, nous remontions vers une sorte de cabane-auberge, tout en haut, où l’on s’était le plus battu. C’était le point de rassemblement ; on devait y passer la nuit. Sur la petite terrasse où, d’ordinaire, les promeneurs s’arrêtaient pour boire, nos officiers, assis à une table, étudiaient leurs cartes, tandis que notre chirurgien, après examen des corps étendus, faisait porter les blessés à l’auberge.
C’est tout près de là que je fus frappé au cœur en entendant la voix. Celui qui m’appelait portait l’uniforme allemand.
« René, tu ne me reconnais pas ?
Je me baisse. Horreur ! Un de mes amis alsaciens est là, se soulevant péniblement sur le coude. C’est le plus ancien, celui avec qui, enfant, je jouais dans le jardin de grand’mère, à Colmar. Il a fait son service militaire en Allemagne, comme tant d’autres, par devoir, « pour garder l’Alsace alsacienne », disait-il avec ferveur. Et, maintenant...
Agenouillé, je l’étreins.
- Oui, c’est moi..., moi, tué par une balle française.
- Non, c’est impossible..., blessé seulement. On va te soigner, te guérir.
- Inutile : ils visent bien... Mais comme c’est dur... et injuste ! Nous sommes des milliers qu’ils mettent en avant partout, pour que nous soyons les premières victimes, et qu’ils puissent dire à nos parents : « Voyez ce que les Français font de vos fils ! » Et l’on nous tue..., vous ou eux..., quand ils s’aperçoivent que nous tirons en l’air... Car, tu sais bien, nous ne pourrions pas tirer sur la France.
La tunique allemande est percée d’un petit trou rond, au milieu de la poitrine, et sur le drap, déjà, une tache rouge s’étend, qui gagne, qui ruisselle, qui coule jusque sur l’herbe. Beau sang d’Alsace sur la terre d’Alsace, c’est un fils de France qui t’a versé.
- Pour la France..., quand même ! murmure Georges, car j’ai pensé tout haut. Adieu... Mes parents...
Son visage a pris une sérénité singulière. Il me regarde ; mais ses yeux ont l’air de voir au-delà ; sa bouche s’entr’ouvre en un sourire, un sourire qui n’a plus rien de cette vie.
Et je comprends, en cet instant, que ceux qui meurent en cette guerre vengeresse s’en vont heureux, même quand ils meurent ainsi, parce que leur suprême regard a vu, dans le ciel bleu, palpiter les ailes d’or de la France victorieuse.
Avant de quitter cette place maudite, j’ai, avec un camarade, creusé une tombe ; j’ y ai pieusement déposé mon ami, après avoir serré dans mon portefeuille ses papiers et une mèche de ses cheveux. J’ai fait une croix de deux rameaux de sapin et j’ai placé sur la terre toute fraîche un bouquet de bruyère rose. Si j’arrive jusqu’à Colmar, j’irai remettre à ses parents le dépôt sacré que je porte sur ma poitrine et leur dire où repose leur fils, cet enfant perdu de la France.
Séchons nos larmes. Bien d’autres mourront, moi aussi, peut-être.
En avant, tant pis pour qui tombe !
La mort n’est rien, vive la tombe !
Si le pays en sort vivant.
En avant !
Et je m’étends sur l’herbe du chaume, moelleuse comme un lit de mousse. Les yeux au ciel. Je regarde scintiller une grande étoile bleuâtre, qui est peut-être celle de l’Alsace, ou de la France..., ou celle de la Victoire !
JEANNE et FRÉDÉRIC RÉGAMEY.
Les Annales Politiques et Littéraires,
1er novembre 1914.
Carnet de Route d’un Alpin en Alsace (II)
16 août.
A quatre heures, le réveil.
Ma foi, j’ai bien dormi. Que cette herbe du chaume est moelleuse ! On la dirait ouatée de mousse.
Et qu’il fait joli, ce matin, sur la montagne ! Le soleil n’est pas encore levé, mais le ciel clair l’attend, dégradé du rose au bleu comme une soie japonaise. Les cimes verdoyantes ont je ne sais quel air de recueillement, dans le grand et beau silence.
Assez de contemplation. Au café, vivement, avant de partir. Les lignards, qui descendront par Gaschney, ont beaucoup moins de chemin à faire et ne se mettront en route que vers huit heures, comme de vrais ronds-de-cuir se rendant au bureau. Réveillés un instant par notre sonnerie, ils se sont retournés et rendormis. Ne troublons pas leurs beaux rêves, à ces petits. Sans bruit, en route !
Nous refaisons une partie du chemin parcouru hier, le long de ce qui fut longtemps la frontière. Nous sommes au fond de la grande vallée de Munster, en pleine « Suisse alsacienne », parmi ces montagnes escarpées qui vous ont des airs de petites Alpes, avec leurs sommets dénudés et rocheux.
Evidemment, quand on vient du mont Blanc, on les dédaigne, ces pauvres Vosges dont l’altitude, ici, varie entre mille et douze cents mètres, et quelques-uns des camarades trouvent très spirituel de les « blaguer ». Cela me froisse comme si l’on se moquait d’un ami cher et vénéré.
Mais regardez donc combien elles sont jolies, maintenant que le soleil les dore et qu’une légère brume les enveloppe ! Et puis, si variées !... Tantôt, nous cheminons sur le chaume où nul obstacle ne borne la vue ; tantôt, nous voici sous l’épais couvert d’une forêt de sapins que le soleil n’a pas percé encore et, frissonnant un peu, nous sommes saisis par son aspect solennel de bois sacré.
Plus loin, c’est un de ces étangs glacés et charmants qui sont comme les yeux de la montagne contemplant le ciel ; c’est la cascade toute blanche d’écume qui s’enfuit en bondissant dans sa course et son bruit éternels.
Puis, nous descendons dans la vallée pour traverser Metzeral et remonter de l’autre côté, au Petit-Ballon.
Notre premier village d’Alsace, et c’est justement Metzeral !
Qui m’eût dit, l’an dernier, quand je villégiaturais en famille par ici, que je reviendrais, cet été, avec mon bataillon ! Je vais revoir là de braves gens que je connais... et Lina...
Oui, c’est à elle que je pense, depuis ce matin. Je me rappelle notre gentil flirt de l’an dernier. En tout bien tout honneur, car Lina, fille d’un fabricant de fromages, ou « marcaire », qui passe l’été dans son chalet de la montagne et y loge quelques touristes, Lina est sage et remet lestement à leur place ceux qui seraient tentés de l’oublier. Tout de même, nous avons bien valsé ensemble, au son du gramophone, le soir, dans la salle du chalet, devant les parents assemblés, et fait des parties de schwarze peter (« l’homme noir ») avec ses sœurs, en nous charbonnant des moustaches à l’aide d’un bouchon dûment couvert de suie.
Cette année, sans nul doute, la guerre a chassé la famille de la montagne et lui a fait réintégrer sa maison d’hiver, à Metzeral.
Allons, les clairons, une belle sonnerie pour fêter notre entrée dans le village, dans le premier village alsacien !
Ah ! Jamais ils ne sonnèrent si bien ! Gens d’Alsace, accourez, c’est la France qui revient !
... Mais qu’il est désert, le village ! Est-ce l’heure matinale ? Des volets s’entr’ouvrent, de petits rideaux blancs se soulèvent. Quelques têtes apparaissent, qui regardent curieusement. J’aperçois l’austère costume des femmes de la vallée : la robe noire ouverte sur la chemise de grosse toile, sans nulle garniture, le petit bonnet emboîtant la tête et cachant les cheveux, avec la cocarde noire sur le front. Prudemment, elles avancent la tête ; l’une recule brusquement, comme tirée par quelqu’un qui serait derrière elle. Seuls, les gamins, qu’on n’a pu retenir, nous escortent.
Un vieux, pourtant, sous sa porte, nous fait un signe amical, mais furtif et timide.
Sur un mur, une grande affiche à cadre noir-blanc-rouge attire nos regards. Déjà, le lieutenant, celui qui sait si bien l’allemand, est en arrêt devant elle. Un petit groupe se forme, et j’entends l’officier qui traduit au commandant :
« Je porte à la connaissance publique que tout propriétaire d’une maison d’où l’on aura tiré sur nos troupes sera immédiatement fusillé et sa maison incendiée.
Colmar, 11 août 1914.
Le Kreisdirektor :
KRONAU, conseiller intime du gouvernement. »
Je n’écoute plus, car je viens d’apercevoir, à la fontaine dont l’eau claire chante sans arrêt, une jeune fille en chemisette blanche qui fait boire une vache. La jeune fille lève son visage vers moi, son capricieux visage aux jolis yeux de chèvre, au front têtu sous les cheveux bruns frisottants : Lina !
Je m’élance vers elle, la main tendue :
- Lina, vous ne me reconnaissez pas ?
Mais elle ne prend pas ma main ; elle ne bouge point, semble tout attentive à sa vache, et elle me dit seulement, tout bas, la tête baissée :
- Ne vous arrêtez pas. J’ai peur... Nous aurions bien voulu vous recevoir autrement ; mais...
- Que signifie ?...
- Ils nous ont prévenus qu’ils brûleraient le village si nous recevions bien les Français... Vous verrez l’affiche, une autre... Ils nous fusilleront tous.
- Mais puisque nous sommes là...
- Vous ne resterez sans doute pas, et alors, qu’est-ce qu’ils feront de nous ? Nous savons bien ce qui est arrivé à Mulhouse, quand les Français sont partis.
- Ah ! moi qui espérais tant...
- Taisez-vous ! Pas si haut... Je suis sortie avec ma vache pour ne pas avoir l’air..., parce que je pensais que c’était peut-être votre bataillon et que je voulais, pourtant, vous dire bonjour. Mais c’est assez, c’est trop... Je me sauve.
Déjà, d’une tape, elle pousse sa vache qui, docile, retire son mufle de l’auge claire, et Lina s’en va sans se retourner, sans « avoir l’air », comme elle dit.
Après être resté un instant interdit, je rejoins la colonne. En passant devant leur maison, je vois le père et la mère, dans le cadre des petits rideaux blancs, me sourire et me faire, eux aussi, un signe amical et furtif.
Allons, ils m’ont gâté mon passage à Metzeral, ces Boches ! A la prochaine rencontre, ils me le paieront !
Nous la voyons plus loin, en effet, l’affiche dont Lina m’a parlé. Je n’y fais plus attention ; je n’écoute plus rien, tout à l’amertume de ma déception. Est-ce que ce sera ainsi partout..., et à Colmar aussi ?
Nos clairons sonnent toujours avec allégresse et cette musique martiale attire à toutes les fenêtres des têtes curieuses, sympathiques, certes, mais si craintives ! Ah ! La terreur allemande, comme on la sent peser sur ce village ! Pouvons-nous en vouloir à ces pauvres gens, nous tous qui savons de quoi sont capables les tyrans dont ils sentent la main de fer depuis tantôt un demi-siècle ?
Nous voici hors du village, sur la route étroite qui, déjà, gravit la montagne.
Et, tout à coup, de derrière un buisson touffu, quelque chose bondit et tombe, léger projectile, tout juste sur mon béret. C’est un gros œillet rouge que j’attrape comme il va choir à terre.
Derrière le buisson, un éclat de rire. Je me penche, et j’aperçois, parmi les branches épineuses des ronces, un visage rose, des yeux hardis, une rangée de dents blanches entre deux lèvres souriantes. C’est la sœur de Lina, la grande Catherine, celle que j’appelais la « charretière », parce qu’elle venait, avec le cheval et la voiture, chercher sur la montagne et conduire à la gare les fromages de son père.
Plus brave que Lina, qui, pourtant, eut aussi son petit courage en venant à la fontaine...
Me voici tout rasséréné, emportant, avec un geste de remerciement, la belle fleur de pourpre, la fleur d’Alsace, couleur de sang.
Autour de moi, les camarades rient :
- Voyez-vous ça ! Il n’y en a que pour lui !
- Ce que c’était envoyé !
- Et moi, la jolie fille, je n’aurai rien ?
- Non, c’est fini : il n’y en a plus.
Je me retourne pour tâcher de voir encore Catherine. Mais elle demeure tapie dans son fourré et je ne puis la découvrir.
Je marche machinalement, absorbé dans ma songerie.
En ce monde, décidément, « rien n’arrive guère ni comme on le craint, ni comme on l’espère ». Déception, le passage à Metzeral, dont je me faisais une fête ; déception, l’entrevue avec la craintive Lina !... Ah ! Ses yeux, ses jolis yeux de chèvre capricieuse ! Et, tout à coup, cette fleur qui me tombe d’où je ne l’attendais pas... C’est drôle, la vie... et la guerre !
JEANNE et FRÉDÉRIC RÉGAMEY.
Les Annales Politiques et Littéraires,
8 novembre 1914.
Au lieu de poursuivre le fil lancé par Jean-François sur le 6e BCA, puisque ce texte n'a pas de rapport avec cette unité, voici ci-dessous le "récit" de Régamey. Il y manque le meilleur... les illustrations ! (mais comment placer 7,5 Mo sur cette page ?

Bonne lecture !
Eric Mansuy
Carnet de Route d’un Alpin en Alsace
M. et Mme Frédéric Régamey nous apportent ce « Carnet de Route », qui raconte, d’une façon très vivante, les premiers épisodes de la guerre, l’entrée de nos armées dans la Haute-Alsace, par les pentes du Hohneck. Nul ne connaît mieux ce pays que M. et Mme Régamey, qui l’ont habité et qui l’ont décrit dans une série d’œuvres remarquables. Leur texte et leurs dessins donneront au lecteur une vision exacte de la marche des troupes françaises et du terrain parcouru.
A. B.
Samedi, 15 août 1914.
Vive la France ! Vive l’Alsace ! J’y suis ! C’est vrai, je ne rêve pas. Depuis quelques heures, sur ces sommets de montagnes où l’air est si pur sous le ciel intensément bleu, c’est la terre d’Alsace que nous foulons. Tout à l’heure, sur le Hohneck, j’ai, de mes mains, renversé un poteau frontière. J’en ai arraché l’écusson, et cet horrible aigle noir sera mon plus beau trophée.
Jamais, je n’oublierai l’impression que j’ai ressentie à ce moment. Tourné vers la France, je me suis empli les yeux des merveilles que j’avais là, au-dessous de moi, dans cette perspective de croupes moutonnantes, se chevauchant à l’infini, puis se fondant à l’horizon dans l’azur léger du ciel. Le soleil, qui commençait à baisser, faisait resplendir les cimes au-dessus des larges nappes d’ombre étendues dans les vallées. Nature moins grandiose, certes, que dans les Alpes, où j’étais la semaine dernière encore, mais combien plus fraternelle et plus chaude à mon cœur !
Et puis, j’ai regardé l’Alsace, mon Alsace, et j’aurais voulu pouvoir la presser tout entière sur mon cœur. J ai revécu, en un instant, ces années, - aussi loin que remontent mes souvenirs,- ces années où mon père, Parisien, et ma mère, Alsacienne, m’emmenaient, chaque été, passer mes vacances en Alsace, soit en quelque coin des Vosges, soit à Colmar, chez ma grand’mère. Comme nous avons couru la montagne ! C’est elle qui, dès ma petite enfance, m’a fait les poumons solides et les jambes robustes. C’est par amour pour elle que je me suis engagé aux chasseurs alpins. Il me semble bien que, tout au fond de mon cœur, j’avais le secret espoir qu’un jour, je vivrais les heures d’aujourd’hui. Tout de même, je n’osais pas trop y croire, et voici que c’est la réalité.
Depuis le Ballon de Giromagny, où nous étions montés de Belfort, nous suivions les crêtes. On se battait sans cesse en combats d’avant-postes.
C’était l’Alsace déjà, mais une Alsace que je ne connaissais pas. Maintenant, à la Schlucht, au Hohneck, me voici dans la région, cent fois parcourue, de mes promenades de collégien. Et je m’y retrouve, non en touriste, mais en combattant. Au lieu de la canne du marcheur, j’ai le fusil du soldat. Un fusil ! Et sur la terre d’Alsace !... Comment exprimer une telle ivresse ? O mon flingot vengeur, tu es doux à ma main comme la reliure d’un beau livre aux doigts du bibliophile ! Dans ma joie, je le brandissais, mon fusil, sur ce sommet du Hohneck où nous venions de parvenir et, à pleins poumons, je criais : « Vive la France ! », lorsque, au-dessous de moi, d’autres acclamations répondirent :
- Vivent les Alpins ! Y a la goutte à boire, là-haut !
C’était un bataillon de lignards qui gravissait allègrement la pente gazonnée et montait vers nous. Arrivés au sommet, ils font halte, forment les faisceaux, et l’on cause. Ils viennent de Gérardmer. Le reste du régiment monte la route de la Schlucht, encadrant les batteries de 75 qui descendront directement, demain matin, dans la vallée de Munster. Eux sont détachés pour explorer, comme nous, la montagne, sur la droite de la colonne. Ils passeront par Gaschney et le Sattel, tandis que nous continuerons plus à droite encore, vers le Petit-Ballon. On se retrouvera autour de Munster, pour l’action que prépare le général Bataille, dans le cas où les Boches voudraient nous attendre.
Nous faisons aux lignards les honneurs du Hohneck. Heure joyeuse, ponctuée de rires, de chansons, de lazzis, où, après avoir posé le sac qui commençait à tirer les épaules, les nouveaux venus, tout en allumant les feux pour la soupe, examinent l’auberge à la belle étoile où, côte à côte, eux et nous, passerons la nuit. A nous tous, la marche en montagne a ouvert l’appétit et le copieux frichti est rapidement expédié.
Alors, sous la garde des postes et des sentinelles posées aux environs, on erre sur le sommet. La majesté du soir gagne mes camarades, dont les rires sonnent moins haut. En voici tout un groupe en contemplation, tandis que d’autres, serrés comme un essaim d’abeilles, se penchent sur la table d’orientation que le Club vosgien allemand a dressée sur le Hohneck.
« Tiens, par là, c’est Colmar.
- Et, par ici, Strasbourg.
- C’est loin, Strasbourg ? Combien de kilomètres ?
- Si on y allait ce soir ?
- Oui, ballot, faudrait d’abord que tu avales les forts.
- Ah ! voilà la direction de Sainte Odile.
- Ils sont tout de même bien gentils, les Boches, de nous avoir si bien préparé toutes les indications.
- Ne te frappe pas, va, c’est pas pour nous qu’ils les ont faites. Ils se figuraient que nous ne viendrions jamais.
- Et on y est tout de même ».
Les lignards n’ont pas encore été au feu et nous interrogent, nous autres alpins, qui n’avons cessé de nous battre depuis une semaine. Avec la condescendance du maître pour des apprentis appliqués, nous faisons leur éducation. Nous leur disons combien est amusante et passionnante cette guerre dans la montagne, guerre d’embuscades, de surprises, d’aventures, qui va si bien à notre tempérament de Français débrouillards, inventifs et audacieux.
Nous leur racontons les lentes et précautionneuses coulées dans les forêts, les ruses d’apaches pour prendre à revers un massif de rochers dont l’escarpement rendrait impossible l’attaque de front. Puis, abandonnant le couvert des arbres, nous leur décrivons la ruée sur les « chaumes » dénudés, coupés par les petits murs en pierres vives, simplement posés les uns sur les autres, et qui servent à parquer les vaches au pâturage. On se canarde d’un mur à l’autre, jusqu’à ce que, nos mitrailleuses ayant réussi à gagner une hauteur d’où elles prennent les lignes allemandes en enfilade, nous sautions par-dessus notre barricade, et, baïonnette au canon, débusquions l’ennemi qui fuit en dégringolant vers les vallées.
Ah ! L’unique, l’admirable sport ! On y joue sa vie à chaque instant, mais d’autant plus grande, à la fin de la journée d’héroïque labeur, est l’orgueilleuse joie de se sentir vigoureux, trépidant, ayant fait son devoir et prêt à le faire encore demain dans le saint combat pour la patrie !
Le soleil, maintenant, a complètement disparu derrière les montagnes. Seul, le ciel reste encore lumineux, d’une clarté infiniment douce, au-dessus de l’immense horizon de sommets et de vallées noyés dans la même ombre grise. Les groupes de flâneurs sont dispersés. Tous, étendus, s’endorment. Plus rien ne rompt la noire rigidité de la ligne un peu courbe de notre chaume, s’étendant très loin sous le ciel d’une belle nuit d’été. Plus rien que la silhouette sombre de nos sentinelles, promenant lentement leur veille attentive.
Je suis resté assis, fouillant par la pensée les ténèbres qui me cachent ma chère Alsace. Et voici que le spectre d’un ami cher se dresse devant mes yeux pleins de larmes. Comme mon bel enthousiasme est tombé ! Comme je me sens faible !... Georges, mon pauvre Georges !... J’entends encore sa voix prononcer mon nom. C’était dans l’ivresse du combat, là-bas, au col de Bussang. Les Allemands avaient fui. Après les avoir poursuivis un moment, nous remontions vers une sorte de cabane-auberge, tout en haut, où l’on s’était le plus battu. C’était le point de rassemblement ; on devait y passer la nuit. Sur la petite terrasse où, d’ordinaire, les promeneurs s’arrêtaient pour boire, nos officiers, assis à une table, étudiaient leurs cartes, tandis que notre chirurgien, après examen des corps étendus, faisait porter les blessés à l’auberge.
C’est tout près de là que je fus frappé au cœur en entendant la voix. Celui qui m’appelait portait l’uniforme allemand.
« René, tu ne me reconnais pas ?
Je me baisse. Horreur ! Un de mes amis alsaciens est là, se soulevant péniblement sur le coude. C’est le plus ancien, celui avec qui, enfant, je jouais dans le jardin de grand’mère, à Colmar. Il a fait son service militaire en Allemagne, comme tant d’autres, par devoir, « pour garder l’Alsace alsacienne », disait-il avec ferveur. Et, maintenant...
Agenouillé, je l’étreins.
- Oui, c’est moi..., moi, tué par une balle française.
- Non, c’est impossible..., blessé seulement. On va te soigner, te guérir.
- Inutile : ils visent bien... Mais comme c’est dur... et injuste ! Nous sommes des milliers qu’ils mettent en avant partout, pour que nous soyons les premières victimes, et qu’ils puissent dire à nos parents : « Voyez ce que les Français font de vos fils ! » Et l’on nous tue..., vous ou eux..., quand ils s’aperçoivent que nous tirons en l’air... Car, tu sais bien, nous ne pourrions pas tirer sur la France.
La tunique allemande est percée d’un petit trou rond, au milieu de la poitrine, et sur le drap, déjà, une tache rouge s’étend, qui gagne, qui ruisselle, qui coule jusque sur l’herbe. Beau sang d’Alsace sur la terre d’Alsace, c’est un fils de France qui t’a versé.
- Pour la France..., quand même ! murmure Georges, car j’ai pensé tout haut. Adieu... Mes parents...
Son visage a pris une sérénité singulière. Il me regarde ; mais ses yeux ont l’air de voir au-delà ; sa bouche s’entr’ouvre en un sourire, un sourire qui n’a plus rien de cette vie.
Et je comprends, en cet instant, que ceux qui meurent en cette guerre vengeresse s’en vont heureux, même quand ils meurent ainsi, parce que leur suprême regard a vu, dans le ciel bleu, palpiter les ailes d’or de la France victorieuse.
Avant de quitter cette place maudite, j’ai, avec un camarade, creusé une tombe ; j’ y ai pieusement déposé mon ami, après avoir serré dans mon portefeuille ses papiers et une mèche de ses cheveux. J’ai fait une croix de deux rameaux de sapin et j’ai placé sur la terre toute fraîche un bouquet de bruyère rose. Si j’arrive jusqu’à Colmar, j’irai remettre à ses parents le dépôt sacré que je porte sur ma poitrine et leur dire où repose leur fils, cet enfant perdu de la France.
Séchons nos larmes. Bien d’autres mourront, moi aussi, peut-être.
En avant, tant pis pour qui tombe !
La mort n’est rien, vive la tombe !
Si le pays en sort vivant.
En avant !
Et je m’étends sur l’herbe du chaume, moelleuse comme un lit de mousse. Les yeux au ciel. Je regarde scintiller une grande étoile bleuâtre, qui est peut-être celle de l’Alsace, ou de la France..., ou celle de la Victoire !
JEANNE et FRÉDÉRIC RÉGAMEY.
Les Annales Politiques et Littéraires,
1er novembre 1914.
Carnet de Route d’un Alpin en Alsace (II)
16 août.
A quatre heures, le réveil.
Ma foi, j’ai bien dormi. Que cette herbe du chaume est moelleuse ! On la dirait ouatée de mousse.
Et qu’il fait joli, ce matin, sur la montagne ! Le soleil n’est pas encore levé, mais le ciel clair l’attend, dégradé du rose au bleu comme une soie japonaise. Les cimes verdoyantes ont je ne sais quel air de recueillement, dans le grand et beau silence.
Assez de contemplation. Au café, vivement, avant de partir. Les lignards, qui descendront par Gaschney, ont beaucoup moins de chemin à faire et ne se mettront en route que vers huit heures, comme de vrais ronds-de-cuir se rendant au bureau. Réveillés un instant par notre sonnerie, ils se sont retournés et rendormis. Ne troublons pas leurs beaux rêves, à ces petits. Sans bruit, en route !
Nous refaisons une partie du chemin parcouru hier, le long de ce qui fut longtemps la frontière. Nous sommes au fond de la grande vallée de Munster, en pleine « Suisse alsacienne », parmi ces montagnes escarpées qui vous ont des airs de petites Alpes, avec leurs sommets dénudés et rocheux.
Evidemment, quand on vient du mont Blanc, on les dédaigne, ces pauvres Vosges dont l’altitude, ici, varie entre mille et douze cents mètres, et quelques-uns des camarades trouvent très spirituel de les « blaguer ». Cela me froisse comme si l’on se moquait d’un ami cher et vénéré.
Mais regardez donc combien elles sont jolies, maintenant que le soleil les dore et qu’une légère brume les enveloppe ! Et puis, si variées !... Tantôt, nous cheminons sur le chaume où nul obstacle ne borne la vue ; tantôt, nous voici sous l’épais couvert d’une forêt de sapins que le soleil n’a pas percé encore et, frissonnant un peu, nous sommes saisis par son aspect solennel de bois sacré.
Plus loin, c’est un de ces étangs glacés et charmants qui sont comme les yeux de la montagne contemplant le ciel ; c’est la cascade toute blanche d’écume qui s’enfuit en bondissant dans sa course et son bruit éternels.
Puis, nous descendons dans la vallée pour traverser Metzeral et remonter de l’autre côté, au Petit-Ballon.
Notre premier village d’Alsace, et c’est justement Metzeral !
Qui m’eût dit, l’an dernier, quand je villégiaturais en famille par ici, que je reviendrais, cet été, avec mon bataillon ! Je vais revoir là de braves gens que je connais... et Lina...
Oui, c’est à elle que je pense, depuis ce matin. Je me rappelle notre gentil flirt de l’an dernier. En tout bien tout honneur, car Lina, fille d’un fabricant de fromages, ou « marcaire », qui passe l’été dans son chalet de la montagne et y loge quelques touristes, Lina est sage et remet lestement à leur place ceux qui seraient tentés de l’oublier. Tout de même, nous avons bien valsé ensemble, au son du gramophone, le soir, dans la salle du chalet, devant les parents assemblés, et fait des parties de schwarze peter (« l’homme noir ») avec ses sœurs, en nous charbonnant des moustaches à l’aide d’un bouchon dûment couvert de suie.
Cette année, sans nul doute, la guerre a chassé la famille de la montagne et lui a fait réintégrer sa maison d’hiver, à Metzeral.
Allons, les clairons, une belle sonnerie pour fêter notre entrée dans le village, dans le premier village alsacien !
Ah ! Jamais ils ne sonnèrent si bien ! Gens d’Alsace, accourez, c’est la France qui revient !
... Mais qu’il est désert, le village ! Est-ce l’heure matinale ? Des volets s’entr’ouvrent, de petits rideaux blancs se soulèvent. Quelques têtes apparaissent, qui regardent curieusement. J’aperçois l’austère costume des femmes de la vallée : la robe noire ouverte sur la chemise de grosse toile, sans nulle garniture, le petit bonnet emboîtant la tête et cachant les cheveux, avec la cocarde noire sur le front. Prudemment, elles avancent la tête ; l’une recule brusquement, comme tirée par quelqu’un qui serait derrière elle. Seuls, les gamins, qu’on n’a pu retenir, nous escortent.
Un vieux, pourtant, sous sa porte, nous fait un signe amical, mais furtif et timide.
Sur un mur, une grande affiche à cadre noir-blanc-rouge attire nos regards. Déjà, le lieutenant, celui qui sait si bien l’allemand, est en arrêt devant elle. Un petit groupe se forme, et j’entends l’officier qui traduit au commandant :
« Je porte à la connaissance publique que tout propriétaire d’une maison d’où l’on aura tiré sur nos troupes sera immédiatement fusillé et sa maison incendiée.
Colmar, 11 août 1914.
Le Kreisdirektor :
KRONAU, conseiller intime du gouvernement. »
Je n’écoute plus, car je viens d’apercevoir, à la fontaine dont l’eau claire chante sans arrêt, une jeune fille en chemisette blanche qui fait boire une vache. La jeune fille lève son visage vers moi, son capricieux visage aux jolis yeux de chèvre, au front têtu sous les cheveux bruns frisottants : Lina !
Je m’élance vers elle, la main tendue :
- Lina, vous ne me reconnaissez pas ?
Mais elle ne prend pas ma main ; elle ne bouge point, semble tout attentive à sa vache, et elle me dit seulement, tout bas, la tête baissée :
- Ne vous arrêtez pas. J’ai peur... Nous aurions bien voulu vous recevoir autrement ; mais...
- Que signifie ?...
- Ils nous ont prévenus qu’ils brûleraient le village si nous recevions bien les Français... Vous verrez l’affiche, une autre... Ils nous fusilleront tous.
- Mais puisque nous sommes là...
- Vous ne resterez sans doute pas, et alors, qu’est-ce qu’ils feront de nous ? Nous savons bien ce qui est arrivé à Mulhouse, quand les Français sont partis.
- Ah ! moi qui espérais tant...
- Taisez-vous ! Pas si haut... Je suis sortie avec ma vache pour ne pas avoir l’air..., parce que je pensais que c’était peut-être votre bataillon et que je voulais, pourtant, vous dire bonjour. Mais c’est assez, c’est trop... Je me sauve.
Déjà, d’une tape, elle pousse sa vache qui, docile, retire son mufle de l’auge claire, et Lina s’en va sans se retourner, sans « avoir l’air », comme elle dit.
Après être resté un instant interdit, je rejoins la colonne. En passant devant leur maison, je vois le père et la mère, dans le cadre des petits rideaux blancs, me sourire et me faire, eux aussi, un signe amical et furtif.
Allons, ils m’ont gâté mon passage à Metzeral, ces Boches ! A la prochaine rencontre, ils me le paieront !
Nous la voyons plus loin, en effet, l’affiche dont Lina m’a parlé. Je n’y fais plus attention ; je n’écoute plus rien, tout à l’amertume de ma déception. Est-ce que ce sera ainsi partout..., et à Colmar aussi ?
Nos clairons sonnent toujours avec allégresse et cette musique martiale attire à toutes les fenêtres des têtes curieuses, sympathiques, certes, mais si craintives ! Ah ! La terreur allemande, comme on la sent peser sur ce village ! Pouvons-nous en vouloir à ces pauvres gens, nous tous qui savons de quoi sont capables les tyrans dont ils sentent la main de fer depuis tantôt un demi-siècle ?
Nous voici hors du village, sur la route étroite qui, déjà, gravit la montagne.
Et, tout à coup, de derrière un buisson touffu, quelque chose bondit et tombe, léger projectile, tout juste sur mon béret. C’est un gros œillet rouge que j’attrape comme il va choir à terre.
Derrière le buisson, un éclat de rire. Je me penche, et j’aperçois, parmi les branches épineuses des ronces, un visage rose, des yeux hardis, une rangée de dents blanches entre deux lèvres souriantes. C’est la sœur de Lina, la grande Catherine, celle que j’appelais la « charretière », parce qu’elle venait, avec le cheval et la voiture, chercher sur la montagne et conduire à la gare les fromages de son père.
Plus brave que Lina, qui, pourtant, eut aussi son petit courage en venant à la fontaine...
Me voici tout rasséréné, emportant, avec un geste de remerciement, la belle fleur de pourpre, la fleur d’Alsace, couleur de sang.
Autour de moi, les camarades rient :
- Voyez-vous ça ! Il n’y en a que pour lui !
- Ce que c’était envoyé !
- Et moi, la jolie fille, je n’aurai rien ?
- Non, c’est fini : il n’y en a plus.
Je me retourne pour tâcher de voir encore Catherine. Mais elle demeure tapie dans son fourré et je ne puis la découvrir.
Je marche machinalement, absorbé dans ma songerie.
En ce monde, décidément, « rien n’arrive guère ni comme on le craint, ni comme on l’espère ». Déception, le passage à Metzeral, dont je me faisais une fête ; déception, l’entrevue avec la craintive Lina !... Ah ! Ses yeux, ses jolis yeux de chèvre capricieuse ! Et, tout à coup, cette fleur qui me tombe d’où je ne l’attendais pas... C’est drôle, la vie... et la guerre !
JEANNE et FRÉDÉRIC RÉGAMEY.
Les Annales Politiques et Littéraires,
8 novembre 1914.