Re: Poètes au front et poètes du front
Publié : dim. avr. 30, 2017 2:43 pm
Bonjour à tous,
Lorsque l’on évoque les poètes durant la Grande Guerre, il faut faire la distinction entre les poètes au front et ceux du front. Apollinaire fait incontestablement partie de la seconde catégorie : prolixe, il a rimé durant la guerre, mais en eut aussi le temps parce que mort à la toute fin du conflit.
Pulvérisé par un obus le 9 juillet 1915, Jean-Marc Bernard n’a, à ma connaissance, écrit qu’un seul poème au front, De profundis, mais quel poème ! Son ami Raoul Monier, qui devait lui-même périr un an plus tard, nous révèle qu’il reçut le poème dans la dernière lettre de son ami écrite le 1er juillet :
« …Voici quelques vers, écrits dans une heure de découragement ; inutile de vous dire que si ces strophes traduisent un moment de mon cœur, elles ne sont plus maintenant à jour.
Du plus profond de la tranchée,
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur ! Ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !
Car plus encor que notre chair,
Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s’est abattu l'orage
Des eaux, de la flamme et du fer.
Vous nous voyez couverts de boue,
Déchirés, hâves et rendus...
Mais nos cœurs, les avez-vous vus ?
Et faut-il, mon Dieu, qu’on l'avoue ?
Nous sommes si privés d’espoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine
Où se trouve notre devoir.
Éclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous, et chassez
L’angoisse des cœurs harassés ;
Ah ! rendez-nous l’enthousiasme !
Mais aux Morts, qui tous ont été
Couchés dans la glaise ou le sable,
Donnez le repos ineffable,
Seigneur ! ils l’ont bien mérité !
Maintenant je vais écrire, je crois du moins, un pendant à ces strophes découragées, une phrase du Dies irae :
Jour de colère que ce jour
où nous sortirons des tranchées…. »*
Parmi ceux de la première catégorie, il faut citer Lionel des Rieux, poète de l’École romane fondée par Jean Moréas, devenu néo-classique au tournant du siècle comme Jean-Marc Bernard. Tué en février 1915, des Rieux n’eut guère le temps, ou la volonté, de rimer. Il fut le tout premier soldat de son unité à obtenir la médaille militaire en septembre 1914. Deux mois plus tard, il écrivait pourtant à Jean de Pierrefeu cette lettre qui comporte quelques vers badins :
[…] J’espère avoir bientôt le plaisir de vous revoir sur le front. Et puissiez-vous être affecté à ma Cie qui est maintenant la 6e. Depuis votre absence, nous avons souvent combattu. […] Seulement, si vous voulez de moi pour capitaine, hâtez-vous ou vous risqueriez d’apprendre que je suis colonel de quelque autre régiment, car vous le savez peut-être :
Qui de nous évite
Les balles dum-dum
Avance plus vite
Qu’un général Boum.
Aussitôt en guerre,
Mon bon sort aidant,
Çà ne traîna guère
Je fus adjudant.
Avant que je crusse
Avoir bataillé,
Grâce au roi de Prusse
J’étais médaillé.
Le mois se complète :
Voici maintenant
Que j’ai l’épaulette
De sous-lieutenant.
Dans cette huitaine,
Ne puis-je pas mardi
Être capitaine ?
Commandant jeudi ?
Si rien ne m’arrête,
Vendredi j’aurai
Une blanche aigrette
Au képi doré.
Que l’autre dimanche
Je guerroie encor,
On coud sur ma manche
Trois étoiles d’or.
Et si je puis faire
Quelque coup d’éclat,
Noël me confère
Le maréchalat.**
Je viens de terminer la biographie de ce poète après avoir entrepris des recherches à son encontre depuis 2005. Je n'ai malheureusement jamais trouvé de poèmes relatifs au conflit autre que ces strophes ci-dessus. Mis à part ces vers, L. des Rieux fut un poète au front et non du front.
amicalement,
Olivier
* Œuvres de Jean-Marc Bernard, tome 1, Le Divan, 1923, p. 163-164.
** Lettre de Lionel des Rieux à Jean de Pierrefeu, 6 novembre 1914, fonds Gabriel Boissy, Bibliothèque de la Méjanes, Aix-en-Provence.
Lorsque l’on évoque les poètes durant la Grande Guerre, il faut faire la distinction entre les poètes au front et ceux du front. Apollinaire fait incontestablement partie de la seconde catégorie : prolixe, il a rimé durant la guerre, mais en eut aussi le temps parce que mort à la toute fin du conflit.
Pulvérisé par un obus le 9 juillet 1915, Jean-Marc Bernard n’a, à ma connaissance, écrit qu’un seul poème au front, De profundis, mais quel poème ! Son ami Raoul Monier, qui devait lui-même périr un an plus tard, nous révèle qu’il reçut le poème dans la dernière lettre de son ami écrite le 1er juillet :
« …Voici quelques vers, écrits dans une heure de découragement ; inutile de vous dire que si ces strophes traduisent un moment de mon cœur, elles ne sont plus maintenant à jour.
Du plus profond de la tranchée,
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur ! Ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !
Car plus encor que notre chair,
Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s’est abattu l'orage
Des eaux, de la flamme et du fer.
Vous nous voyez couverts de boue,
Déchirés, hâves et rendus...
Mais nos cœurs, les avez-vous vus ?
Et faut-il, mon Dieu, qu’on l'avoue ?
Nous sommes si privés d’espoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine
Où se trouve notre devoir.
Éclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous, et chassez
L’angoisse des cœurs harassés ;
Ah ! rendez-nous l’enthousiasme !
Mais aux Morts, qui tous ont été
Couchés dans la glaise ou le sable,
Donnez le repos ineffable,
Seigneur ! ils l’ont bien mérité !
Maintenant je vais écrire, je crois du moins, un pendant à ces strophes découragées, une phrase du Dies irae :
Jour de colère que ce jour
où nous sortirons des tranchées…. »*
Parmi ceux de la première catégorie, il faut citer Lionel des Rieux, poète de l’École romane fondée par Jean Moréas, devenu néo-classique au tournant du siècle comme Jean-Marc Bernard. Tué en février 1915, des Rieux n’eut guère le temps, ou la volonté, de rimer. Il fut le tout premier soldat de son unité à obtenir la médaille militaire en septembre 1914. Deux mois plus tard, il écrivait pourtant à Jean de Pierrefeu cette lettre qui comporte quelques vers badins :
[…] J’espère avoir bientôt le plaisir de vous revoir sur le front. Et puissiez-vous être affecté à ma Cie qui est maintenant la 6e. Depuis votre absence, nous avons souvent combattu. […] Seulement, si vous voulez de moi pour capitaine, hâtez-vous ou vous risqueriez d’apprendre que je suis colonel de quelque autre régiment, car vous le savez peut-être :
Qui de nous évite
Les balles dum-dum
Avance plus vite
Qu’un général Boum.
Aussitôt en guerre,
Mon bon sort aidant,
Çà ne traîna guère
Je fus adjudant.
Avant que je crusse
Avoir bataillé,
Grâce au roi de Prusse
J’étais médaillé.
Le mois se complète :
Voici maintenant
Que j’ai l’épaulette
De sous-lieutenant.
Dans cette huitaine,
Ne puis-je pas mardi
Être capitaine ?
Commandant jeudi ?
Si rien ne m’arrête,
Vendredi j’aurai
Une blanche aigrette
Au képi doré.
Que l’autre dimanche
Je guerroie encor,
On coud sur ma manche
Trois étoiles d’or.
Et si je puis faire
Quelque coup d’éclat,
Noël me confère
Le maréchalat.**
Je viens de terminer la biographie de ce poète après avoir entrepris des recherches à son encontre depuis 2005. Je n'ai malheureusement jamais trouvé de poèmes relatifs au conflit autre que ces strophes ci-dessus. Mis à part ces vers, L. des Rieux fut un poète au front et non du front.
amicalement,
Olivier
* Œuvres de Jean-Marc Bernard, tome 1, Le Divan, 1923, p. 163-164.
** Lettre de Lionel des Rieux à Jean de Pierrefeu, 6 novembre 1914, fonds Gabriel Boissy, Bibliothèque de la Méjanes, Aix-en-Provence.