Re: Tragédie d'un famille soupçonnée d'espionnage
Publié : mar. févr. 19, 2008 9:50 am
Bonjour à toutes et à tous,
Voici un témoignage bouleversant sur le vécu d'une famille de mineur, ils habitaient la Cité du Maroc à Grenay (62) à quelques centaines de mètres des 1ères lignes.
Bien cordialement
Alain
Louis Moreau raconte leur aventure au journal Nord-Matin le Mercredi 12 avril 1966
– Reportage Gérard Coucke -
Toute l’affaire commence un jour de Novembre 1914.
"Nous habitons alors à Grenay, nous avions évacué notre maison de Bruay pour fuir les allemands. Nous étions six à la maison : mon père Louis âgé alors de 48 ans, trop vieux pour être mobilisé et qui comptait déjà 35 ans de mine, ma mère Adèle, mes frères Arthur 19 ans, Raoul six ans et Alfred 5 ans, et ma sœur Georgette 14 ans. Mon autre frère Georges était au front. J’avais 18 ans. Je travaillais à la mine avec mon père…
La maison se trouvait à la cité du Maroc, un coron peuplé exclusivement de mineurs.
En ce mois de novembre 1914, il était également occupé par des troupes françaises et la maison des Moreau avait été réquisitionnée comme les autres pour héberger des soldats. Le front était tout proche. Lignes allemandes et françaises se touchaient presque.
Nuit et jour autour des «cahutes » restées debout, de furieux combats aux issues incertaines s’engageaient. De là une vague d’appréhension, de craintes et de soupçons, une espionnite aigue que la plus infime coïncidence venait fortifier et exalter.
Chez les Moreau la vie continuait tant bien que mal. Les deux Louis père et fils, et la famille partageaient leur pain avec les soldats qu’ils recevaient. L’un d’entre eux ordonnance d’un capitaine du 21° régiment d’infanterie, pour remercier les Moreau de leur hospitalité, leur offrit en ce début Novembre du savon, une brosse et la lanterne d’un cycliste allemand récupérée dans les lignes au cours d’une attaque. Le jeune Louis, qui reçut ce cadeau, l’accepta avec d’autant plus de joie qu’il le destinait à son frère Georges le jour où celui ci viendrait en permission. C’était un objet précieux et rare.
Le 18 novembre 1914, il était environ 21 heures, nous étions tous couchés. Mon père en revenant de la mine, avait essuyé sur la route un violent bombardement et il en était encore commotionné. Soudain on tambourine à la porte. Une voix cria : - Ouvrez ! ou nous enfonçons la porte !
Ma mère se leva et alla ouvrir. Des hommes, revêtus de longues pelisses d’automobilistes entrèrent en trombe dans la maison. Ils poussèrent violemment ma mère en lui criant :
- Vous avez un espion chez vous ! Où est-il ?
Entre temps mon père était également descendu. Les hommes le séparèrent de ma mère chacun d’un côté et l’accusèrent lui aussi d’héberger un espion. Affolé par tout ce vacarme et croyant qu’il s’agissait des allemands, je descendis à mon tour. Ce fut pour recevoir une magistrale paire de gifles !
Les hommes, des soldats français, fouillèrent alors la maison de fond en comble. Ils découvrirent la lanterne allemande .
- C’est avec ça, hein que vous faisiez des signaux aux allemands ? Avouez !…
- Un signau, répliqua naïvement Adèle Moreau, qu’est ce que c’est ?
L’étonnement des Moreau était d’autant plus grand qu’ils parlaient tous le patois du Nord et comprenaient fort mal le Français. Ils étaient tous illettrés ou presque. Il fallut leur expliquer qu’ils étaient accusés d’avoir envoyé par la fenêtre de leur maison des messages chiffrés à l’ennemi, sans doute avec la lanterne saisie !
Nous ne comprenions rien de rien à toute cette histoire, comment aurions nous pu faire des signaux aux allemands alors que nous n’avions aucune goutte de pétrole à la maison ? La lanterne n’avait d’ailleurs jamais fonctionné depuis que ce soldat me l’avait donnée.
C’est si vrai que nos accusateurs craquèrent presqu’une boite d’allumettes entière pour arriver à la faire marcher. Et encore a-t-il fallu, sur leur demande que mon frère Arthur humecte la mèche avec de l’huile pour la faire prendre ! Les soldats se mirent de plus belle à hurler, nous traitant d’espions et nous brutalisant. Coups de poing et de pieds s’abattirent sur nous.
On nous accusait, nous des français, d’être des agents de l’ennemi, alors que mon frère Georges se battait au front pour sa Patrie !
Finalement les soldats nous emmenèrent tous au château de Bully, Rue J. Jaurès, où l’on nous parqua dans une cave sous la garde de soldats en armes.
Puis, nous fûmes séparés. Mon père, mon frère Arthur et moi-même fûmes conduits devant des officiers pour être interrogés. Ils ne nous posèrent pas beaucoup de questions. Ils parlaient surtout entre eux et sans cesse, le mot espion revenait dans leurs propos. Ils nous firent signer des papiers en blanc. Certains étaient écrits, mais nous ne pouvions comprendre quoi que ce soit, et pour cause, nous ne savions pas lire ! Enfin, on nous conduisit tous dans les écuries à chevaux de la fosse n°1 pour y passer la nuit."
Que s’était-il donc passé ?
Les Moreau le sauront, mais bien plus tard dans le box des accusés, face au conseil de guerre.
Depuis le 12 novembre 1914, les batteries allemandes installées devant Grenay, ne cessaient de bombarder le village.
Louis Moreau le père, était rentré de Périgueux où il avait été démobilisé en raison de son âge et de ses charges familiales. Et depuis ce jour là une épicière du village avait cru voir à la fenêtre de leur maison d’étranges lueurs qui coïncidaient avec les bombardements ennemis.
Chaque soir depuis le 12 novembre, à la tombée de la nuit, et peu après que ces mystérieux signaux aient été émis, les allemands harcelaient la commune.
Dans ce lourd climat d’inquiétudes et de soupçons qui pesait sur le village menacé, l’épicière intriguée par cette coïncidence, formula rapidement la conclusion qui s’imposait à son esprit tourmenté : Les Moreau informaient l’ennemi ! Le père ne venait-il pas de rentrer alors que tous les hommes étaient au front ?
Certes on avait dit qu’il revenait de Périgueux, mais ne rentrait-il pas de la zone occupée, de son ancien village là où se trouvent les allemands ? Pourquoi, depuis son retour, chaque soir, l’ennemi bombarde-t-il Grenay toujours à la même heure ? Et sans chercher à en savoir davantage, l’épicière dénonça les Moreau aux autorités militaires.
L’énigme pourtant restait entière les Moreau niant farouchement et la lampe trouvée chez eux n’ayant jamais fonctionné !
L’explication vint plus tard, bien plus tard, après que toute la famille eût été envoyée au bagne ;
C’est Paul Painlevé, alors ministre de la guerre, qui la révéla après coup : la lumière que l’on avait prise pour un signal était celle de la veilleuse à huile dont les Moreau, faute de pétrole, se servaient chaque soir pour aller se coucher.
Le travail à la mine était dur, les journées longues et le réveil matinal.
Pour cette raison et faute d’un éclairage suffisant, la famille se couchait peu après la tombée de la nuit. Chaque soir, pendant qu’ils gravissaient l’escalier pour monter dans leurs chambres à l’étage, cette veilleuse portée par Adèle Moreau était visible de l’extérieur. En défilant chacun à leur tour devant la veilleuse, ils provoquaient ainsi une interruption de lumière.
C’est ce qui fit croire à un signal codé, ajouta le Ministre. D’ailleurs on s’aperçut plus tard que leur maison n’était pas visible des lignes allemandes !
On s’y trompa de bonne foi à l’époque mais on s’y trompa.
Conseil de Guerre
"Ils nous interrogèrent les uns après les autres, parfois ensemble. Ce n’étaient que coups et menaces.
Ils étaient furieux de nous voir résister. Tous les jours, nous étions battus. Une fois un des policiers mit son revolver sur la tempe de ma sœur Georgette, âgée alors de 14 ans, pour la forcer à avouer au nom de toute la famille ! Mais Georgette ne dit rien. Ils s’acharnèrent surtout sur ma mère qui était accusée de porter la lanterne et qui avait dit aux petits de ne jamais dire oui. Pour eux, elle avait commis un véritable crime ! "
Ils furent jugés le soir du 10 décembre 1914 dans la classe d’une école de Sains-en-Gohelle.
"La séance a duré plusieurs heures et parmi les officiers qui nous jugeaient, certains même se sont assoupis pendant l’audience ! Nous étions devant le conseil de guerre de la 13° division d’infanterie, accusés de complicité d’espionnage et d’intelligence avec l’ennemi ! ce fut une parodie de justice."
Une seul pièce à conviction : la fameuse lampe allemande qui n’avait jamais servi.
L’accusation reposait sur la dénonciation de l’épicière et la défense était assurée par un sergent, commis d’office et qui se borna à quelques timides observations.
Adèle Moreau reprit devant ses juges son argumentation naïve : « Je vous jure que je ne sais point ce que c’est qu’un signau. Dites le moi et je vous dirai si j’en ai fait.
Louis Moreau, le père, clama son innocence et celle de tous les siens, invoquant la présence de son fils aîné au front.
Louis, le fils, soutint crânement son père et Arthur réclama qu’on l’envoie lui aussi au combat, « Afin, dit-il, que mon acte prouve mon innocence et mes sentiments de bon Français!»
C’est dans la cave de l’école que, tard dans la nuit, les Moreau prirent connaissance du verdict :
Adèle Moreau était condamnée à mort ; son mari et Louis à 5 ans de travaux forcés au bagne. Arthur qui au cours de l’audience s’était révolté contre la mauvaise foi de ses accusateurs et les avait traités de menteurs, étaient condamnés à 5 années supplémentaires, soit 10 ans de bagne !
Georgette (14ans) fut envoyée dans une maison de correction et les petits Raoul (six ans) et Alfred (cinq ans) confiés à l’assistance publique !
La prison de St Pol les accueillit à nouveau. Puis on les sépara, les hommes d’un côté pour le bagne, la mère de l’autre pour le poteau d’exécution.
Cette sentence injuste provoqua deux morts immédiates.
La sœur d’Adèle Moreau, Céline Lecos, devint folle à l’annonce du verdict. Elle partit au hasard, en pleine bataille et fut tuée d’une balle perdue dans une tranchée. Georges, l’aîné des Moreau, bouleversé par la nouvelle, se porta volontaire pour les missions les plus dangereuses et fut lui aussi tué peu après.
Ils ne revirent pas Adèle dont la peine fut commuée à la détention à perpétuité et internée à la prison centrale de Rennes. Minée par le chagrin, elle mourut de désespoir en 1919 seule.
Pour les deux frères, Louis et Arhur, enchaînés ils furent conduits à Paris puis à Orléans et enfin à l’île de Ré où un navire spécialisé dans le transport de forçats venait chercher deux fois par an sa cargaison humaine.
En Mai 1915, Ils reçurent une lettre d’une cousine qui disait que cette condamnation avait soulevé l’indignation des habitants du village et des camarades mineurs du père et que des démarches avaient été entreprises afin de les libérer.
A la fin du mois de Mai 1915, ils embarquèrent sur un cargo « Le Loire » pour la Guyane.
Dès leur arrivée, le directeur du pénitencier et le gouverneur de la Guyane leur dirent :
« Nous savons que vous êtes innocents, mais il vous faudra attendre la fin de la guerre pour que votre cas soit examiné, en attendant tenez vous tranquille.
Ils furent séparés – Arthur partit au pénitencier de Kourou – Louis et son père sur celui de Saint Laurent du Maroni.
Louis Moreau ne fut jamais séparé de son père, ils s’épaulèrent mutuellement pour survivre à cet enfer. La santé du père déclinait peu à peu, usé par trop d’espoirs déçus, par le chagrin et la misère.
En 1919 le directeur les appela pour leur annoncer le décès de la mère à la prison de Rennes. Louis le père ne s’en remit pas, le 10 décembre 1919, ils furent libérés, mais la loi prescrivait que tout forçat libéré devait doubler son temps en Guyane avant de pouvoir rentrer en France.
Sans argent, sans travail, les libérés finissaient par retourner au pénitencier.
Louis Moreau trouva à se faire embaucher comme ouvrier de voirie au salaire de 3 francs par jour.
En 1923, un matin le père donna des signes de faiblesse et s’éteint en disant «Adèle et mes ch’tiots », il fut enterré en homme libre au cimetière civil de St Laurent du Maroni.
En Juin 1925 Louis avait achevé son temps de peine. Arthur avait terminé sa peine mais ne pouvait partir, sa condamnation excédant 8 ans, il devait rester à vie en Guyane.
C’est la mort dans l’âme que Louis revint en France seul avec la volonté de tout faire pour être réhabilité.
Il débarque le 23 Juillet 1925 et se rendit à Grenay où il fut accueilli avec joie par les habitants.
Il retrouva peu après sa sœur Georgette qui s’était mariée. Mais une joie beaucoup plus grande encore l’attendait : quelques jours à peine après son arrivée, il reçut une lettre de son frère lui annonçant qu’il avait été grâcié et qu’il pouvait revenir en France. Pour la première fois depuis 11 ans, la justice intervenait enfin en leur faveur.
Mais cette joie fut de courte durée, ils allèrent à l’assistance publique pour voir leurs 2 frères ce qui leur fut refusé car ils étaient toujours condamnés.
Le député Alfred Maës s’employa 3 ans durant à obtenir leur réhabilitation en vain et pour comble de malheur en 1926 les gendarmes vinrent chercher Arthur - qui entre temps s’était marié et avait trouvé un travail de mineur – il s’indigna en prétextant qu’il avait été grâcié, mais l’armée exigeait qu’il fasse ses 3 années de service militaire !
Arthur fut expédié comme un vulgaire assassin, menottes au poing entre deux gendarmes au dépôt de Collioure, puis jeté dans les cales d’un cargo avec d’autres exclus, il fut conduit à Oran et il fut affecté à un bataillon d’Afrique, il fut grâcié un an après.
Enfin le 19 janvier 1935, la cour spéciale de justice militaire entama la procédure de révision du procès de novembre 1914, et annula purement et simplement la condamnation de 1914.
Le seul souhait émis par Louis fut de retourner à St Laurent du Maroni pour se recueillir sur la tombe de son père.
Ce n’est qu’en 1967, grâce à la solidarité des associations, de la population, de la municipalité de Bully-les-Mines et de son maire Jean Mallet qu’une somme de 5.000 frs est récoltée pour que les frères Moreau puissent s’envoler le 16 Mars 1967 pour la Guyane, en pèlerinage avec l’espoir de se recueillir sur la tombe de leur père, ce souhait ne se réalisera pas car, passé un délai de 5 ans les tombes qui n’ont pas de concession à perpétuité sont supprimées.
La promesse faite a été tenue, ils rentrèrent chez eux ayant pu réaliser la seule chose qui leur tenait à cœur.
Voici un témoignage bouleversant sur le vécu d'une famille de mineur, ils habitaient la Cité du Maroc à Grenay (62) à quelques centaines de mètres des 1ères lignes.
Bien cordialement
Alain
Louis Moreau raconte leur aventure au journal Nord-Matin le Mercredi 12 avril 1966
– Reportage Gérard Coucke -
Toute l’affaire commence un jour de Novembre 1914.
"Nous habitons alors à Grenay, nous avions évacué notre maison de Bruay pour fuir les allemands. Nous étions six à la maison : mon père Louis âgé alors de 48 ans, trop vieux pour être mobilisé et qui comptait déjà 35 ans de mine, ma mère Adèle, mes frères Arthur 19 ans, Raoul six ans et Alfred 5 ans, et ma sœur Georgette 14 ans. Mon autre frère Georges était au front. J’avais 18 ans. Je travaillais à la mine avec mon père…
La maison se trouvait à la cité du Maroc, un coron peuplé exclusivement de mineurs.
En ce mois de novembre 1914, il était également occupé par des troupes françaises et la maison des Moreau avait été réquisitionnée comme les autres pour héberger des soldats. Le front était tout proche. Lignes allemandes et françaises se touchaient presque.
Nuit et jour autour des «cahutes » restées debout, de furieux combats aux issues incertaines s’engageaient. De là une vague d’appréhension, de craintes et de soupçons, une espionnite aigue que la plus infime coïncidence venait fortifier et exalter.
Chez les Moreau la vie continuait tant bien que mal. Les deux Louis père et fils, et la famille partageaient leur pain avec les soldats qu’ils recevaient. L’un d’entre eux ordonnance d’un capitaine du 21° régiment d’infanterie, pour remercier les Moreau de leur hospitalité, leur offrit en ce début Novembre du savon, une brosse et la lanterne d’un cycliste allemand récupérée dans les lignes au cours d’une attaque. Le jeune Louis, qui reçut ce cadeau, l’accepta avec d’autant plus de joie qu’il le destinait à son frère Georges le jour où celui ci viendrait en permission. C’était un objet précieux et rare.
Le 18 novembre 1914, il était environ 21 heures, nous étions tous couchés. Mon père en revenant de la mine, avait essuyé sur la route un violent bombardement et il en était encore commotionné. Soudain on tambourine à la porte. Une voix cria : - Ouvrez ! ou nous enfonçons la porte !
Ma mère se leva et alla ouvrir. Des hommes, revêtus de longues pelisses d’automobilistes entrèrent en trombe dans la maison. Ils poussèrent violemment ma mère en lui criant :
- Vous avez un espion chez vous ! Où est-il ?
Entre temps mon père était également descendu. Les hommes le séparèrent de ma mère chacun d’un côté et l’accusèrent lui aussi d’héberger un espion. Affolé par tout ce vacarme et croyant qu’il s’agissait des allemands, je descendis à mon tour. Ce fut pour recevoir une magistrale paire de gifles !
Les hommes, des soldats français, fouillèrent alors la maison de fond en comble. Ils découvrirent la lanterne allemande .
- C’est avec ça, hein que vous faisiez des signaux aux allemands ? Avouez !…
- Un signau, répliqua naïvement Adèle Moreau, qu’est ce que c’est ?
L’étonnement des Moreau était d’autant plus grand qu’ils parlaient tous le patois du Nord et comprenaient fort mal le Français. Ils étaient tous illettrés ou presque. Il fallut leur expliquer qu’ils étaient accusés d’avoir envoyé par la fenêtre de leur maison des messages chiffrés à l’ennemi, sans doute avec la lanterne saisie !
Nous ne comprenions rien de rien à toute cette histoire, comment aurions nous pu faire des signaux aux allemands alors que nous n’avions aucune goutte de pétrole à la maison ? La lanterne n’avait d’ailleurs jamais fonctionné depuis que ce soldat me l’avait donnée.
C’est si vrai que nos accusateurs craquèrent presqu’une boite d’allumettes entière pour arriver à la faire marcher. Et encore a-t-il fallu, sur leur demande que mon frère Arthur humecte la mèche avec de l’huile pour la faire prendre ! Les soldats se mirent de plus belle à hurler, nous traitant d’espions et nous brutalisant. Coups de poing et de pieds s’abattirent sur nous.
On nous accusait, nous des français, d’être des agents de l’ennemi, alors que mon frère Georges se battait au front pour sa Patrie !
Finalement les soldats nous emmenèrent tous au château de Bully, Rue J. Jaurès, où l’on nous parqua dans une cave sous la garde de soldats en armes.
Puis, nous fûmes séparés. Mon père, mon frère Arthur et moi-même fûmes conduits devant des officiers pour être interrogés. Ils ne nous posèrent pas beaucoup de questions. Ils parlaient surtout entre eux et sans cesse, le mot espion revenait dans leurs propos. Ils nous firent signer des papiers en blanc. Certains étaient écrits, mais nous ne pouvions comprendre quoi que ce soit, et pour cause, nous ne savions pas lire ! Enfin, on nous conduisit tous dans les écuries à chevaux de la fosse n°1 pour y passer la nuit."
Que s’était-il donc passé ?
Les Moreau le sauront, mais bien plus tard dans le box des accusés, face au conseil de guerre.
Depuis le 12 novembre 1914, les batteries allemandes installées devant Grenay, ne cessaient de bombarder le village.
Louis Moreau le père, était rentré de Périgueux où il avait été démobilisé en raison de son âge et de ses charges familiales. Et depuis ce jour là une épicière du village avait cru voir à la fenêtre de leur maison d’étranges lueurs qui coïncidaient avec les bombardements ennemis.
Chaque soir depuis le 12 novembre, à la tombée de la nuit, et peu après que ces mystérieux signaux aient été émis, les allemands harcelaient la commune.
Dans ce lourd climat d’inquiétudes et de soupçons qui pesait sur le village menacé, l’épicière intriguée par cette coïncidence, formula rapidement la conclusion qui s’imposait à son esprit tourmenté : Les Moreau informaient l’ennemi ! Le père ne venait-il pas de rentrer alors que tous les hommes étaient au front ?
Certes on avait dit qu’il revenait de Périgueux, mais ne rentrait-il pas de la zone occupée, de son ancien village là où se trouvent les allemands ? Pourquoi, depuis son retour, chaque soir, l’ennemi bombarde-t-il Grenay toujours à la même heure ? Et sans chercher à en savoir davantage, l’épicière dénonça les Moreau aux autorités militaires.
L’énigme pourtant restait entière les Moreau niant farouchement et la lampe trouvée chez eux n’ayant jamais fonctionné !
L’explication vint plus tard, bien plus tard, après que toute la famille eût été envoyée au bagne ;
C’est Paul Painlevé, alors ministre de la guerre, qui la révéla après coup : la lumière que l’on avait prise pour un signal était celle de la veilleuse à huile dont les Moreau, faute de pétrole, se servaient chaque soir pour aller se coucher.
Le travail à la mine était dur, les journées longues et le réveil matinal.
Pour cette raison et faute d’un éclairage suffisant, la famille se couchait peu après la tombée de la nuit. Chaque soir, pendant qu’ils gravissaient l’escalier pour monter dans leurs chambres à l’étage, cette veilleuse portée par Adèle Moreau était visible de l’extérieur. En défilant chacun à leur tour devant la veilleuse, ils provoquaient ainsi une interruption de lumière.
C’est ce qui fit croire à un signal codé, ajouta le Ministre. D’ailleurs on s’aperçut plus tard que leur maison n’était pas visible des lignes allemandes !
On s’y trompa de bonne foi à l’époque mais on s’y trompa.
Conseil de Guerre
"Ils nous interrogèrent les uns après les autres, parfois ensemble. Ce n’étaient que coups et menaces.
Ils étaient furieux de nous voir résister. Tous les jours, nous étions battus. Une fois un des policiers mit son revolver sur la tempe de ma sœur Georgette, âgée alors de 14 ans, pour la forcer à avouer au nom de toute la famille ! Mais Georgette ne dit rien. Ils s’acharnèrent surtout sur ma mère qui était accusée de porter la lanterne et qui avait dit aux petits de ne jamais dire oui. Pour eux, elle avait commis un véritable crime ! "
Ils furent jugés le soir du 10 décembre 1914 dans la classe d’une école de Sains-en-Gohelle.
"La séance a duré plusieurs heures et parmi les officiers qui nous jugeaient, certains même se sont assoupis pendant l’audience ! Nous étions devant le conseil de guerre de la 13° division d’infanterie, accusés de complicité d’espionnage et d’intelligence avec l’ennemi ! ce fut une parodie de justice."
Une seul pièce à conviction : la fameuse lampe allemande qui n’avait jamais servi.
L’accusation reposait sur la dénonciation de l’épicière et la défense était assurée par un sergent, commis d’office et qui se borna à quelques timides observations.
Adèle Moreau reprit devant ses juges son argumentation naïve : « Je vous jure que je ne sais point ce que c’est qu’un signau. Dites le moi et je vous dirai si j’en ai fait.
Louis Moreau, le père, clama son innocence et celle de tous les siens, invoquant la présence de son fils aîné au front.
Louis, le fils, soutint crânement son père et Arthur réclama qu’on l’envoie lui aussi au combat, « Afin, dit-il, que mon acte prouve mon innocence et mes sentiments de bon Français!»
C’est dans la cave de l’école que, tard dans la nuit, les Moreau prirent connaissance du verdict :
Adèle Moreau était condamnée à mort ; son mari et Louis à 5 ans de travaux forcés au bagne. Arthur qui au cours de l’audience s’était révolté contre la mauvaise foi de ses accusateurs et les avait traités de menteurs, étaient condamnés à 5 années supplémentaires, soit 10 ans de bagne !
Georgette (14ans) fut envoyée dans une maison de correction et les petits Raoul (six ans) et Alfred (cinq ans) confiés à l’assistance publique !
La prison de St Pol les accueillit à nouveau. Puis on les sépara, les hommes d’un côté pour le bagne, la mère de l’autre pour le poteau d’exécution.
Cette sentence injuste provoqua deux morts immédiates.
La sœur d’Adèle Moreau, Céline Lecos, devint folle à l’annonce du verdict. Elle partit au hasard, en pleine bataille et fut tuée d’une balle perdue dans une tranchée. Georges, l’aîné des Moreau, bouleversé par la nouvelle, se porta volontaire pour les missions les plus dangereuses et fut lui aussi tué peu après.
Ils ne revirent pas Adèle dont la peine fut commuée à la détention à perpétuité et internée à la prison centrale de Rennes. Minée par le chagrin, elle mourut de désespoir en 1919 seule.
Pour les deux frères, Louis et Arhur, enchaînés ils furent conduits à Paris puis à Orléans et enfin à l’île de Ré où un navire spécialisé dans le transport de forçats venait chercher deux fois par an sa cargaison humaine.
En Mai 1915, Ils reçurent une lettre d’une cousine qui disait que cette condamnation avait soulevé l’indignation des habitants du village et des camarades mineurs du père et que des démarches avaient été entreprises afin de les libérer.
A la fin du mois de Mai 1915, ils embarquèrent sur un cargo « Le Loire » pour la Guyane.
Dès leur arrivée, le directeur du pénitencier et le gouverneur de la Guyane leur dirent :
« Nous savons que vous êtes innocents, mais il vous faudra attendre la fin de la guerre pour que votre cas soit examiné, en attendant tenez vous tranquille.
Ils furent séparés – Arthur partit au pénitencier de Kourou – Louis et son père sur celui de Saint Laurent du Maroni.
Louis Moreau ne fut jamais séparé de son père, ils s’épaulèrent mutuellement pour survivre à cet enfer. La santé du père déclinait peu à peu, usé par trop d’espoirs déçus, par le chagrin et la misère.
En 1919 le directeur les appela pour leur annoncer le décès de la mère à la prison de Rennes. Louis le père ne s’en remit pas, le 10 décembre 1919, ils furent libérés, mais la loi prescrivait que tout forçat libéré devait doubler son temps en Guyane avant de pouvoir rentrer en France.
Sans argent, sans travail, les libérés finissaient par retourner au pénitencier.
Louis Moreau trouva à se faire embaucher comme ouvrier de voirie au salaire de 3 francs par jour.
En 1923, un matin le père donna des signes de faiblesse et s’éteint en disant «Adèle et mes ch’tiots », il fut enterré en homme libre au cimetière civil de St Laurent du Maroni.
En Juin 1925 Louis avait achevé son temps de peine. Arthur avait terminé sa peine mais ne pouvait partir, sa condamnation excédant 8 ans, il devait rester à vie en Guyane.
C’est la mort dans l’âme que Louis revint en France seul avec la volonté de tout faire pour être réhabilité.
Il débarque le 23 Juillet 1925 et se rendit à Grenay où il fut accueilli avec joie par les habitants.
Il retrouva peu après sa sœur Georgette qui s’était mariée. Mais une joie beaucoup plus grande encore l’attendait : quelques jours à peine après son arrivée, il reçut une lettre de son frère lui annonçant qu’il avait été grâcié et qu’il pouvait revenir en France. Pour la première fois depuis 11 ans, la justice intervenait enfin en leur faveur.
Mais cette joie fut de courte durée, ils allèrent à l’assistance publique pour voir leurs 2 frères ce qui leur fut refusé car ils étaient toujours condamnés.
Le député Alfred Maës s’employa 3 ans durant à obtenir leur réhabilitation en vain et pour comble de malheur en 1926 les gendarmes vinrent chercher Arthur - qui entre temps s’était marié et avait trouvé un travail de mineur – il s’indigna en prétextant qu’il avait été grâcié, mais l’armée exigeait qu’il fasse ses 3 années de service militaire !
Arthur fut expédié comme un vulgaire assassin, menottes au poing entre deux gendarmes au dépôt de Collioure, puis jeté dans les cales d’un cargo avec d’autres exclus, il fut conduit à Oran et il fut affecté à un bataillon d’Afrique, il fut grâcié un an après.
Enfin le 19 janvier 1935, la cour spéciale de justice militaire entama la procédure de révision du procès de novembre 1914, et annula purement et simplement la condamnation de 1914.
Le seul souhait émis par Louis fut de retourner à St Laurent du Maroni pour se recueillir sur la tombe de son père.
Ce n’est qu’en 1967, grâce à la solidarité des associations, de la population, de la municipalité de Bully-les-Mines et de son maire Jean Mallet qu’une somme de 5.000 frs est récoltée pour que les frères Moreau puissent s’envoler le 16 Mars 1967 pour la Guyane, en pèlerinage avec l’espoir de se recueillir sur la tombe de leur père, ce souhait ne se réalisera pas car, passé un délai de 5 ans les tombes qui n’ont pas de concession à perpétuité sont supprimées.
La promesse faite a été tenue, ils rentrèrent chez eux ayant pu réaliser la seule chose qui leur tenait à cœur.