Re: La fuite des habitants de Landres-et-St Georges (08)
Publié : jeu. févr. 14, 2008 1:46 pm
Bonjour à toutes et tous.
A propos des populations civiles, voici quelques extraits de l’ Histoire d’un village des Ardennes pendant la Grande Guerre, par A. Vauchelet (secrétaire de mairie et instituteur). Son ouvrage fut couronné par l’Académie Nationale de Reims, en 1921.
"--- La commune de Landres et St-Georges, située dans le riche et pittoresque département des Ardennes, sur la bordure du département de la Meuse, a subi l’occupation ennemie du 2 septembre 1914 au 2 novembre 1918, soit exactement pendant quatre ans et deux mois. C’est en octobre et novembre 1918 qu’elle a été entièrement détruite par vingt jours de combats acharnés et de bombardements violents.---.
--- Pendant la guerre, le front allemand, sauf quelques variations, se trouvait environ à vingt kilomètres du village.
Non loin, au sud-est, domine la hauteur de Montfaucon (Meuse), aménagée en véritable forteresse par les Allemands. Plus loin, dans la même direction, à quarante kilomètres, se trouve Verdun, si souvent violée par l’étranger.
Avant la guerre, la commune comptait un peu plus de 400 habitants, dont 290 environ, à Landres et 115 à St-Georges, hameau distant de un kilomètre et demi du village principal. Un petit ruisseau, le ruisseau de Landres, coulant dans une vallée étroite et peu encaissée, traverse les deux villages. ---
La fuite devant l’ennemi
--- C’est dans un état facile à concevoir que le 1er septembre 1914, date inoubliable, on signala l’arrivée des éclaireurs ennemis à proximité du village. Dans l’après-midi de ce jour, le bruit rapproché des canons ennemis ne nous laissa plus aucun doute. Quelques coups de feu furent échangés au nord du village entre patrouilles françaises et patrouilles allemandes. Quelques coups de canon furent tirés également à quatre cent mètres du village et ce fut tout. Il n’y eut donc aucun combat à Landres et St Georges en 1914.
La veille, et dans le cours de cette journée du 1er septembre, un certain nombre d’habitants s’enfuirent, les uns après les autres, au hasard, après avoir caché dans les caves et les jardins ce qu’ils avaient de plus précieux. Précaution bien inutile; hélas ! car les « Boches » comme on les appelait déjà, découvrirent toutes les cachettes.
Dans l’après-midi, un grand convoi s’organisa, tant bien que mal (convoi principal organisé par M.Jules Day). On entassa pêle-mêle dans des chariots et des charrettes, du linge, des effets, de la literie et des provisions.---
Le Calvaire des « émigrés »
--- Le grand convoi des habitants, qui quittèrent la commune, occupait sur la route une longueur de près de quinze cent mètres et comprenait cent vingt personnes.
On avait emmené une douzaine de grands chariots, des voitures, quarante vaches, quarante cinq chevaux de prix, deux cent moutons, des lapins, des volailles et jusqu’à une oie qu’une pauvre femme avait emporté dans ses bras.
Nous prîmes personnellement la tête et la direction du convoi. Au moyen d’une carte, nous le dirigions de notre mieux à travers la grande retraite, formidable cohue de troupes, de canons, de voitures, de bestiaux, le tout pêle-mêle, allant dans tous les sens, dans des tourbillons de poussière, semblables de loin à des fumées d’incendie épouvantables.
L’encombrement des routes était tel qu’une minute de distraction suffisait à une mère pour perdre son enfant, à un enfant pour perdre sa famille.
Combien avons-nous vu de ces pauvres gens cherchant qui, son enfant, qui, sa femme, qui, son père, qui, toute sa famille !
Combien d’enfants et même de grandes personnes ont été égarés pendant des mois ! Combien même n’ont jamais été retrouvés !
Se représente-t-on cette fuite de gens, pour la plupart mourant de faim et de soif, vivant de croûtes ramassées sur les chemins et de pommes vertes cueillies sur les arbres poudreux le long des routes, atteints de dysenterie, souvent mortelle chez les vieillards et les enfants ?
Il nous est impossible de décrire les difficultés que nous eûmes à surmonter : passages continuels de troupes et de convois, ponts détruits, chariots embourbés, renversés ou brisés, passages de cours d’eau, bestiaux fatigués, femmes, vieillards et enfants malades.
Et derrière nous, les éclatements blancs et noirs des obus, des villages en feu, de grands nuages de fumée, noircissant le ciel. On eut dit un cataclysme effroyable qui nous poursuivait en anéantissant la terre sur son passage.
A Binarville, premier village du département de la Marne, il nous fut interdit de continuer notre route pour laisser passer des troupes en retard.
A l’aide d’un subterfuge innocent, nous obtenions heureusement des gendarmes qui nous empêchaient de passer, l’autorisation de contourner le village à travers champs pour reprendre ensuite notre route.
Il était temps ! Quelques heures après, des milliers d’émigrés, moins heureux que nous, furent rejoints par les Allemands et contraints de retourner sur leurs pas.
Oh ! ces pauvres gendarmes ! Comme ils ont été maudits pas les émigrés qu’ils empêchaient de passer, appliquant plus ou moins judicieusement des consignes plus ou moins opportunes ! Il faut leur pardonner, car quel est l’être supérieur qui savait à ce moment-là ce qu’il faisait ! Et d’ailleurs, ils obéissaient à des ordres extrêmement rigoureux.
Le lendemain, 3 septembre, nous fûmes réveillés par le canon, dans le petit village de Servon. Nous nous hâtames de continuer notre route, et, à partir de ce jour, nous cheminâmes presque toujours entre les troupes françaises qui battaient rapidement en retraite et les avant-gardes allemandes qui avançaient au moins aussi rapidement.
Nous passâmes la nuit du 3 au 4 septembre à Moiremont, au nord de Ste-Menehould.
Le 4, vers huit heures du matin, alors que nous nous disposions à quitter ce village pour continuer notre chemin, nous vîmes tout à coup passer au triple galop quelques cavaliers français qui avaient l’air de s’enfuir comme à l’approche d’un grand danger.
Presqu’aussitôt, un groupe de cavaliers ennemis, habillés de gris, le casque à pointes dissimulé par un couvre-casque, revolver au poing, montés sur de magnifiques chevaux déboucha prudemment dans la rue principale du village. « Les Allemands ! Les prussiens ! Les Boches ! » cria-t-on partout. Nous étions pris ! Quelques femmes se mirent à pleurer. Ce n’était pas le moment !
Les cavaliers ennemis passèrent, tout occupés à leur poursuite.
Après quelques instants d’hésitation bien compréhensibles, nous montâmes en voiture et : En avant ! Tout le reste du convoi suivit en silence. La route paraissait libre. Français et Allemands échangeaient des coups de feu, là-bas, dans les champs sur notre droite. Quelques balles sifflèrent. Nous avisâmes une petite route encaissée dans un bois. Nous étions sauvés.
Mais cette journée-là, nous marchâmes sans arrêt, à la plus grande allure possible, sauf une halte de deux heures pour manger et laisser reposer les animaux. Nous restâmes une grande partie de la journée avant de rejoindre l’armée française. Mais nous ne vîmes plus les Allemands, que de loin, derrière nous.
Pendant les haltes que nous faisions deux ou trois fois par jour, de préférence dans les villages ou le long des ruisseaux ombragés, les chevaux et les bestiaux allaient et venaient librement dans les champs et les prairies. Les femmes, sur quelques pierres disposées en foyer, préparaient un frugal déjeuner que l’on dévorait de grand appétit. On couchait dans des granges, sur des tas de foin dans les champs, sur les chariots ou sous les voitures.
Pendant nos moments de repos, il nous arrivait quelquefois d’oublier le tragique de notre situation. Nous n’étions pas d’ailleurs les plus à plaindre, car nous avions des provisions, du vin, des vêtements et, ce qui était de la plus grande importance, des voitures pour nous transporter.
Nous passâmes par St Thomas, Vienne la Ville, Ste-Menehould, Givry en Argonne, Sommeilles qui fut détruit le lendemain, Nettancourt, où nous fûmes obligés de stationner pendant deux heures pour laisser passer des troupes, entr’autres, le 147ème, le 120ème, et le 91ème, régiments qui tenaient garnison, respectivement à Sedan, Stenay et Mézières ; Revigny, Laimont, Bar-le-Duc, Tannois, Nant le Petit, Dammarie sur Saulx et Morley où nous fûmes très bien reçus.
L’ennemi étant arrêté sur la Marne, nous stationnâmes dans cette localité pendant quinze jours.
Les Allemands avaient reculé. Nous espérions qu’ils reculeraient encore. Aussi, notre caravane crut pouvoir retourner sur ses pas dans l’intention de rentrer bientôt au village natal.
Hélas ! Après être remontés à cent kilomètres vers le nord, du côté de Clermont en Argonne (Meuse), la caravane fut, par ordre militaire, obligée de rétrograder à nouveau jusqu’au sud de Bar-le-Duc.
La plus grande partie du convoi se fixa à la ferme St Michel et à Brillon, à dix kilomètres de Bar-le-Duc. Les autres personnes se dispersèrent, les unes pour retrouver des parents, les autres pour chercher du travail suivant leurs aptitudes.
Dans notre fuite éperdue, nous n’eûmes heureusement aucun accident à déplorer. Seuls une vache et un poulain de valeur s’égarèrent. Le poulain fut retrouvé un mois après. Dans leur retraite précipitée, les Allemands n’eurent probablement pas le temps de l’emmener.
Si nous n’avons pas trop souffert dans notre voyage forcé, il n’en fut pas de même de tous les émigrés que nous avons vus et qui n’ont pas eu la bonne fortune de s’organiser comme nous, en convoi.
Et afin que nos lecteurs des régions non envahies puissent se faire une petite idée de ce que fut le calvaire de la plupart de ces malheureux, qu’ils nous permettent de narrer quelques scènes dont nous fûmes les témoins au cours de notre voyage :
- Une pauvre femme, à peine vêtue, pieds nus, emmène quatre petits enfants, nu-pieds aussi. Deux s’accrochent aux lambeaux de sa jupe ; un troisième, malade, gémit dans une petite voiture que la mère pousse d’un bras las.
La malheureuse femme exténuée, brisée, porte le plus jeune sur son bras libre. Elle essaie de réchauffer ce pauvre petit complètement nu.
Un obus est tombé la nuit sur la maison. La mère de famille s’est enfuie, épouvantée. Seul l’instinct maternel a sauvé les enfants !
Au bout de quelques kilomètres, les deux petits qui marchaient pieds nus sur les cailloux aigus de la route, tombent dans le fossé, épuisés, mourant de faim et de soif, les pieds en sang. Nous arrivons heureusement au bon moment pour emporter la famille et la restaurer.
- Une autre femme, les yeux hagards comme une folle, réclame par des cris qui n’ont plus rien d’humain, un jeune enfant de trois ans qui vient de s’égarer dans la cohue, au carrefour de plusieurs chemins. Nous passons. Qu’est-il advenu de la mère et de l’enfant ?
- Dans un petit bois, à quelques mètres de la route, une femme met un enfant au monde. Un obus tombe tout près et éclate avec fracas. Les femmes qui assistent la malade se sauvent en emportant le nouveau-né. La mère reste là ! L’ennemi arrive !
- Une vieille femme, pouvant à peine se traîner elle-même, pousse une longue voiture dans laquelle se trouve son mari paralytique. Elle tombe épuisée, mourante...
- Une paysanne traîne une vache qui ne peut plus marcher. Désespérée, les yeux pleins de larmes, elle est obligée d’abandonner la pauvre bête, toute la fortune de la famille.
- Une jeune femme avec ses deux enfants, vint, en cours de route se joindre à nous. Elle nous raconta qu’en s’enfuyant, un obus était tombé sur le chariot où elle se trouvait avec ses deux enfants, et qui contenait tout ce qu’elle avait pu emporter. Les deux chevaux furent tués, le chariot incendié. La mère et les deux enfants, comme par miracle, ne furent pas blessés, mais il ne restait plus rien à la famille.
- On nous a raconté qu’une femme venait de mettre seule un enfant au monde. Poussée par la bataille, elle emporte dans son tablier son enfant avec quelques hardes. En arrivant, épuisée au village proche, elle raconte la chose comme la douleur et l’émotion le lui permettent. Puis elle ouvre son tablier pour montrer son enfant. Horreur ! L’enfant n’y est plus ! Dans sa course folle, elle l’a perdu en route. Comme une égarée, elle pousse des cris horribles et retourne en courant sur ses pas. Elle retrouve son enfant... La tête écrasée par la roue d’une voiture ou d’un caisson !...
- La scène la plus poignante et la plus douloureuse à laquelle nous ayons assisté fut assurément celle-ci : Le long de la route brûlante et poudreuse où circule toujours une cohue sans nom, un homme, pleurant et gémissant, creuse avec ses mains et un morceau de bois un trou dans un champ de pommes de terres. Près de lui, une grande boîte à chapeau ! Dans la boîte, un petit enfant mort ! Le pauvre père enterrait là son enfant qui venait de mourir dans ses bras !
Le champ de pommes de terre fut le tombeau ; la boîte à chapeau fut la bière.
Et quand la funèbre besogne fut terminée, l’homme se remit en route, anéanti, la main sur les yeux.
Je ne sais lequel de l’enfant mort ou du père gémissant nous arracha à tous des larmes et des sanglots que nous eûmes peine à contenir. Ce spectacle nous fit à tous une telle impression qu’aujourd’hui encore de grosses larmes roulent dans nos yeux quand nous y pensons.
Voilà ce que fut le calvaire des « émigrés » ! Et nous n’avons vu qu’une bien petite partie de ce défilé atroce qui s’étendait sur des kilomètres en profondeur et sur un front de plusieurs centaines de kilomètres.
Si, dans leur fuite et dans leur séjour en France libre, les « émigrés » comme on disait le plus souvent, les « réfugiés » pour employer le terme officiel, ne furent pas toujours bien accueillis par des maires et par des gens sans coeur et sans pitié dont on publiera un jour, nous l’espérons, les noms, nous avons cependant rencontré des âmes généreuses et compatissantes que nous remercions en notre nom et au nom de tous nos compagnons d’infortune. Dans notre convoi même, la communauté de nos malheurs fit naître une heureuse solidarité, et nous sommes heureux de rendre personnellement hommage à tous ces braves gens qui surent ainsi s’entr’aider, se soutenir et se réconforter mutuellement. ---"
Bien amicalement.
Mounette.
A propos des populations civiles, voici quelques extraits de l’ Histoire d’un village des Ardennes pendant la Grande Guerre, par A. Vauchelet (secrétaire de mairie et instituteur). Son ouvrage fut couronné par l’Académie Nationale de Reims, en 1921.
"--- La commune de Landres et St-Georges, située dans le riche et pittoresque département des Ardennes, sur la bordure du département de la Meuse, a subi l’occupation ennemie du 2 septembre 1914 au 2 novembre 1918, soit exactement pendant quatre ans et deux mois. C’est en octobre et novembre 1918 qu’elle a été entièrement détruite par vingt jours de combats acharnés et de bombardements violents.---.
--- Pendant la guerre, le front allemand, sauf quelques variations, se trouvait environ à vingt kilomètres du village.
Non loin, au sud-est, domine la hauteur de Montfaucon (Meuse), aménagée en véritable forteresse par les Allemands. Plus loin, dans la même direction, à quarante kilomètres, se trouve Verdun, si souvent violée par l’étranger.
Avant la guerre, la commune comptait un peu plus de 400 habitants, dont 290 environ, à Landres et 115 à St-Georges, hameau distant de un kilomètre et demi du village principal. Un petit ruisseau, le ruisseau de Landres, coulant dans une vallée étroite et peu encaissée, traverse les deux villages. ---
La fuite devant l’ennemi
--- C’est dans un état facile à concevoir que le 1er septembre 1914, date inoubliable, on signala l’arrivée des éclaireurs ennemis à proximité du village. Dans l’après-midi de ce jour, le bruit rapproché des canons ennemis ne nous laissa plus aucun doute. Quelques coups de feu furent échangés au nord du village entre patrouilles françaises et patrouilles allemandes. Quelques coups de canon furent tirés également à quatre cent mètres du village et ce fut tout. Il n’y eut donc aucun combat à Landres et St Georges en 1914.
La veille, et dans le cours de cette journée du 1er septembre, un certain nombre d’habitants s’enfuirent, les uns après les autres, au hasard, après avoir caché dans les caves et les jardins ce qu’ils avaient de plus précieux. Précaution bien inutile; hélas ! car les « Boches » comme on les appelait déjà, découvrirent toutes les cachettes.
Dans l’après-midi, un grand convoi s’organisa, tant bien que mal (convoi principal organisé par M.Jules Day). On entassa pêle-mêle dans des chariots et des charrettes, du linge, des effets, de la literie et des provisions.---
Le Calvaire des « émigrés »
--- Le grand convoi des habitants, qui quittèrent la commune, occupait sur la route une longueur de près de quinze cent mètres et comprenait cent vingt personnes.
On avait emmené une douzaine de grands chariots, des voitures, quarante vaches, quarante cinq chevaux de prix, deux cent moutons, des lapins, des volailles et jusqu’à une oie qu’une pauvre femme avait emporté dans ses bras.
Nous prîmes personnellement la tête et la direction du convoi. Au moyen d’une carte, nous le dirigions de notre mieux à travers la grande retraite, formidable cohue de troupes, de canons, de voitures, de bestiaux, le tout pêle-mêle, allant dans tous les sens, dans des tourbillons de poussière, semblables de loin à des fumées d’incendie épouvantables.
L’encombrement des routes était tel qu’une minute de distraction suffisait à une mère pour perdre son enfant, à un enfant pour perdre sa famille.
Combien avons-nous vu de ces pauvres gens cherchant qui, son enfant, qui, sa femme, qui, son père, qui, toute sa famille !
Combien d’enfants et même de grandes personnes ont été égarés pendant des mois ! Combien même n’ont jamais été retrouvés !
Se représente-t-on cette fuite de gens, pour la plupart mourant de faim et de soif, vivant de croûtes ramassées sur les chemins et de pommes vertes cueillies sur les arbres poudreux le long des routes, atteints de dysenterie, souvent mortelle chez les vieillards et les enfants ?
Il nous est impossible de décrire les difficultés que nous eûmes à surmonter : passages continuels de troupes et de convois, ponts détruits, chariots embourbés, renversés ou brisés, passages de cours d’eau, bestiaux fatigués, femmes, vieillards et enfants malades.
Et derrière nous, les éclatements blancs et noirs des obus, des villages en feu, de grands nuages de fumée, noircissant le ciel. On eut dit un cataclysme effroyable qui nous poursuivait en anéantissant la terre sur son passage.
A Binarville, premier village du département de la Marne, il nous fut interdit de continuer notre route pour laisser passer des troupes en retard.
A l’aide d’un subterfuge innocent, nous obtenions heureusement des gendarmes qui nous empêchaient de passer, l’autorisation de contourner le village à travers champs pour reprendre ensuite notre route.
Il était temps ! Quelques heures après, des milliers d’émigrés, moins heureux que nous, furent rejoints par les Allemands et contraints de retourner sur leurs pas.
Oh ! ces pauvres gendarmes ! Comme ils ont été maudits pas les émigrés qu’ils empêchaient de passer, appliquant plus ou moins judicieusement des consignes plus ou moins opportunes ! Il faut leur pardonner, car quel est l’être supérieur qui savait à ce moment-là ce qu’il faisait ! Et d’ailleurs, ils obéissaient à des ordres extrêmement rigoureux.
Le lendemain, 3 septembre, nous fûmes réveillés par le canon, dans le petit village de Servon. Nous nous hâtames de continuer notre route, et, à partir de ce jour, nous cheminâmes presque toujours entre les troupes françaises qui battaient rapidement en retraite et les avant-gardes allemandes qui avançaient au moins aussi rapidement.
Nous passâmes la nuit du 3 au 4 septembre à Moiremont, au nord de Ste-Menehould.
Le 4, vers huit heures du matin, alors que nous nous disposions à quitter ce village pour continuer notre chemin, nous vîmes tout à coup passer au triple galop quelques cavaliers français qui avaient l’air de s’enfuir comme à l’approche d’un grand danger.
Presqu’aussitôt, un groupe de cavaliers ennemis, habillés de gris, le casque à pointes dissimulé par un couvre-casque, revolver au poing, montés sur de magnifiques chevaux déboucha prudemment dans la rue principale du village. « Les Allemands ! Les prussiens ! Les Boches ! » cria-t-on partout. Nous étions pris ! Quelques femmes se mirent à pleurer. Ce n’était pas le moment !
Les cavaliers ennemis passèrent, tout occupés à leur poursuite.
Après quelques instants d’hésitation bien compréhensibles, nous montâmes en voiture et : En avant ! Tout le reste du convoi suivit en silence. La route paraissait libre. Français et Allemands échangeaient des coups de feu, là-bas, dans les champs sur notre droite. Quelques balles sifflèrent. Nous avisâmes une petite route encaissée dans un bois. Nous étions sauvés.
Mais cette journée-là, nous marchâmes sans arrêt, à la plus grande allure possible, sauf une halte de deux heures pour manger et laisser reposer les animaux. Nous restâmes une grande partie de la journée avant de rejoindre l’armée française. Mais nous ne vîmes plus les Allemands, que de loin, derrière nous.
Pendant les haltes que nous faisions deux ou trois fois par jour, de préférence dans les villages ou le long des ruisseaux ombragés, les chevaux et les bestiaux allaient et venaient librement dans les champs et les prairies. Les femmes, sur quelques pierres disposées en foyer, préparaient un frugal déjeuner que l’on dévorait de grand appétit. On couchait dans des granges, sur des tas de foin dans les champs, sur les chariots ou sous les voitures.
Pendant nos moments de repos, il nous arrivait quelquefois d’oublier le tragique de notre situation. Nous n’étions pas d’ailleurs les plus à plaindre, car nous avions des provisions, du vin, des vêtements et, ce qui était de la plus grande importance, des voitures pour nous transporter.
Nous passâmes par St Thomas, Vienne la Ville, Ste-Menehould, Givry en Argonne, Sommeilles qui fut détruit le lendemain, Nettancourt, où nous fûmes obligés de stationner pendant deux heures pour laisser passer des troupes, entr’autres, le 147ème, le 120ème, et le 91ème, régiments qui tenaient garnison, respectivement à Sedan, Stenay et Mézières ; Revigny, Laimont, Bar-le-Duc, Tannois, Nant le Petit, Dammarie sur Saulx et Morley où nous fûmes très bien reçus.
L’ennemi étant arrêté sur la Marne, nous stationnâmes dans cette localité pendant quinze jours.
Les Allemands avaient reculé. Nous espérions qu’ils reculeraient encore. Aussi, notre caravane crut pouvoir retourner sur ses pas dans l’intention de rentrer bientôt au village natal.
Hélas ! Après être remontés à cent kilomètres vers le nord, du côté de Clermont en Argonne (Meuse), la caravane fut, par ordre militaire, obligée de rétrograder à nouveau jusqu’au sud de Bar-le-Duc.
La plus grande partie du convoi se fixa à la ferme St Michel et à Brillon, à dix kilomètres de Bar-le-Duc. Les autres personnes se dispersèrent, les unes pour retrouver des parents, les autres pour chercher du travail suivant leurs aptitudes.
Dans notre fuite éperdue, nous n’eûmes heureusement aucun accident à déplorer. Seuls une vache et un poulain de valeur s’égarèrent. Le poulain fut retrouvé un mois après. Dans leur retraite précipitée, les Allemands n’eurent probablement pas le temps de l’emmener.
Si nous n’avons pas trop souffert dans notre voyage forcé, il n’en fut pas de même de tous les émigrés que nous avons vus et qui n’ont pas eu la bonne fortune de s’organiser comme nous, en convoi.
Et afin que nos lecteurs des régions non envahies puissent se faire une petite idée de ce que fut le calvaire de la plupart de ces malheureux, qu’ils nous permettent de narrer quelques scènes dont nous fûmes les témoins au cours de notre voyage :
- Une pauvre femme, à peine vêtue, pieds nus, emmène quatre petits enfants, nu-pieds aussi. Deux s’accrochent aux lambeaux de sa jupe ; un troisième, malade, gémit dans une petite voiture que la mère pousse d’un bras las.
La malheureuse femme exténuée, brisée, porte le plus jeune sur son bras libre. Elle essaie de réchauffer ce pauvre petit complètement nu.
Un obus est tombé la nuit sur la maison. La mère de famille s’est enfuie, épouvantée. Seul l’instinct maternel a sauvé les enfants !
Au bout de quelques kilomètres, les deux petits qui marchaient pieds nus sur les cailloux aigus de la route, tombent dans le fossé, épuisés, mourant de faim et de soif, les pieds en sang. Nous arrivons heureusement au bon moment pour emporter la famille et la restaurer.
- Une autre femme, les yeux hagards comme une folle, réclame par des cris qui n’ont plus rien d’humain, un jeune enfant de trois ans qui vient de s’égarer dans la cohue, au carrefour de plusieurs chemins. Nous passons. Qu’est-il advenu de la mère et de l’enfant ?
- Dans un petit bois, à quelques mètres de la route, une femme met un enfant au monde. Un obus tombe tout près et éclate avec fracas. Les femmes qui assistent la malade se sauvent en emportant le nouveau-né. La mère reste là ! L’ennemi arrive !
- Une vieille femme, pouvant à peine se traîner elle-même, pousse une longue voiture dans laquelle se trouve son mari paralytique. Elle tombe épuisée, mourante...
- Une paysanne traîne une vache qui ne peut plus marcher. Désespérée, les yeux pleins de larmes, elle est obligée d’abandonner la pauvre bête, toute la fortune de la famille.
- Une jeune femme avec ses deux enfants, vint, en cours de route se joindre à nous. Elle nous raconta qu’en s’enfuyant, un obus était tombé sur le chariot où elle se trouvait avec ses deux enfants, et qui contenait tout ce qu’elle avait pu emporter. Les deux chevaux furent tués, le chariot incendié. La mère et les deux enfants, comme par miracle, ne furent pas blessés, mais il ne restait plus rien à la famille.
- On nous a raconté qu’une femme venait de mettre seule un enfant au monde. Poussée par la bataille, elle emporte dans son tablier son enfant avec quelques hardes. En arrivant, épuisée au village proche, elle raconte la chose comme la douleur et l’émotion le lui permettent. Puis elle ouvre son tablier pour montrer son enfant. Horreur ! L’enfant n’y est plus ! Dans sa course folle, elle l’a perdu en route. Comme une égarée, elle pousse des cris horribles et retourne en courant sur ses pas. Elle retrouve son enfant... La tête écrasée par la roue d’une voiture ou d’un caisson !...
- La scène la plus poignante et la plus douloureuse à laquelle nous ayons assisté fut assurément celle-ci : Le long de la route brûlante et poudreuse où circule toujours une cohue sans nom, un homme, pleurant et gémissant, creuse avec ses mains et un morceau de bois un trou dans un champ de pommes de terres. Près de lui, une grande boîte à chapeau ! Dans la boîte, un petit enfant mort ! Le pauvre père enterrait là son enfant qui venait de mourir dans ses bras !
Le champ de pommes de terre fut le tombeau ; la boîte à chapeau fut la bière.
Et quand la funèbre besogne fut terminée, l’homme se remit en route, anéanti, la main sur les yeux.
Je ne sais lequel de l’enfant mort ou du père gémissant nous arracha à tous des larmes et des sanglots que nous eûmes peine à contenir. Ce spectacle nous fit à tous une telle impression qu’aujourd’hui encore de grosses larmes roulent dans nos yeux quand nous y pensons.
Voilà ce que fut le calvaire des « émigrés » ! Et nous n’avons vu qu’une bien petite partie de ce défilé atroce qui s’étendait sur des kilomètres en profondeur et sur un front de plusieurs centaines de kilomètres.
Si, dans leur fuite et dans leur séjour en France libre, les « émigrés » comme on disait le plus souvent, les « réfugiés » pour employer le terme officiel, ne furent pas toujours bien accueillis par des maires et par des gens sans coeur et sans pitié dont on publiera un jour, nous l’espérons, les noms, nous avons cependant rencontré des âmes généreuses et compatissantes que nous remercions en notre nom et au nom de tous nos compagnons d’infortune. Dans notre convoi même, la communauté de nos malheurs fit naître une heureuse solidarité, et nous sommes heureux de rendre personnellement hommage à tous ces braves gens qui surent ainsi s’entr’aider, se soutenir et se réconforter mutuellement. ---"
Bien amicalement.
Mounette.