Re: Le cafard...
Publié : jeu. juin 28, 2007 12:26 pm
Bonjour !
Au-delà des blessures physiques qui sont largement évoquées dans les témoignages et sur ce forum, les blessures de l'âme furent d'obscures et pesantes compagnes des combattants. Paul Fiolle, médecin-auxiliaire au 4e R.I.C., en quelques lignes, tente d'analyser ce qui lui ronge l'âme, ce qui lui donne envie de pleurer, comme ça, sans raison apparente... On appelait ça le cafard. Une profonde solitude au milieu des hommes en guerre... Ce sont de belles pages.
"Pourquoi ce soir le désir m'est-il venu, impérieux, de retracer sur ce papier les événements infimes de la journée ? Retracerai-je même ces événements, et tout ceci n'est-il pas un besoin de raconter ma tristesse ? Une rumeur monte autour de moi dans la nuit sombre. Des pas se hâtent près de la porte de ma case. Sur la route, au bas de la côte où s'adosse mon abri, un convoi passe, dans un bruit de roues et de jurons. J'entends le rire d'un homme, auquel répondent d'autres rires, et cependant, dans cette foule que je sens grouiller autour de moi, il n'est pas un être à qui je puisse dire ma mélancolie, un être dont les paroles ou le silence seraient pour moi un réconfort. Un long moment je suis resté immobile, les yeux ouverts sur un livre dont je n'ai point tourné les pages. Un journal déployé cachait la lumière aux yeux du camarade qui sommeille près de moi. La bougie tremblottante faisait danser les lignes devant mes yeux. Une désespérance infinie, sans motif et sans remède, m'a envahi ; et, comme un enfant, j'ai été pris d'une grosse envie de pleurer.
Et j'ai saisi ce papier sur lequel ma plume court, traçant des phrases que je ne relirai sans doute pas, que je n'enverrai à personne, et que je m'écris à moi-même puisque personne ne pourrait, ne saurait me consoler.
Me consoler ? de quoi ? aucun événement douloureux n'est venu attrister le cours de ma journée : ni morts ni blessés aujourd'hui. Je n'ai appris aucune nouvelle pitoyable, et je devrais, ce soir, être heureux, puisqu'aussi bien je suis encore de ce monde.
Où sont-ils, les jours de vie intense du début ? on se battait ; une frénésie précipitait le cours des heures. Des sentiments violents faisaient plus rapides les battements des artères. Tout notre être frémissait d'ardeur, de colère, de joie ou de terreur, et le soir, après la journée harassante, lorsque, le danger passé, la besogne finie, on revenait prendre quelque repos, une chanson montait à nos lèvres dont nous scandions notre marche.
Le rythme cadencé, les paroles indifférentes étaient pour nous comme l'accompagnement ou plutôt l'écho lointain de la formidable chanson d'allégresse qui faisait bondir nos coeurs. On vivait, on vivait encore. On avait défendu sa peau et, le devoir accompli, on se réjouissait de se retrouver sain et sauf. Parfois, l'un de nous tombait. Soudain, alors, par convenance, oui par convenance, l'on taisait la chanson. Mais le rythme s'élevait toujours au fond de nous-mêmes, et, réglés sur lui, nos pas sonnaient en cadence sur la terre dure des chemins.
Aujourd'hui l'ennui a tué la joie de vivre. Le moment n'est plus des coups de folie, des héroïsmes, des enthousiasmes. La guerre que l'on fait a déplacé la valeur des qualités guerrières : les meilleures sont la patience, l'esprit de méthode et la prudence ; et, accessoirement, l'entrain et la gaîté. Mon entrain, ma gaîté ont résisté à un long et triste hiver ; pendant neuf mois, j'ai été le camarade toujours content, dont le large sonrire suffit à réconforter les déprimés.
Maintenant encore, nul, je crois, ne peut s'apercevoir du travail intérieur qui s'accomplit en moi. La façade est restée la même, mais je sens peu à peu une mélancolie vague et imprécise submerger le fonds d'optimisme qui m'était jusqu'ici resté.
Tout aujourd'hui, j'ai traîné en un corps veule une âme désemparée. Je sais d'où vient mon mal, ou je crois le savoir : mon coeur est plein d'un désir d'affection personnelle. Ils m'aiment bien, sans doute, mes camarades, et risqueraient leur vie pour moi. Mais leur amitié rude, presque brutale, ne peut m'empêcher de penser à l'amour des miens. Je souffre, certes, d'être depuis de longs mois séparé de toute civilisation ; je souffre de l'obsession continuelle de la mort imminente ; je souffre d'un désir impérieux de confort physique et moral ; mais rien de cela n'importe, auprès de ce besoin d'affection qui me fait tendre les bras vers quelqu'être qui m'aime, femme ou mère, frère ou enfant, vers cet être que j'appelle sans le désigner et que mon étreinte ne saisit jamais, pas plus que ne me satisfait ni ne m'apaise d'avoir, en traits noirs et heurtés, épanché ma mélancolie sur la blancheur indifférente de ces pages."
Amicalement,
Stéphan
Paul Fiolle, "La Marsouille", Payot, 1917, pp. 245-248.
Au-delà des blessures physiques qui sont largement évoquées dans les témoignages et sur ce forum, les blessures de l'âme furent d'obscures et pesantes compagnes des combattants. Paul Fiolle, médecin-auxiliaire au 4e R.I.C., en quelques lignes, tente d'analyser ce qui lui ronge l'âme, ce qui lui donne envie de pleurer, comme ça, sans raison apparente... On appelait ça le cafard. Une profonde solitude au milieu des hommes en guerre... Ce sont de belles pages.
"Pourquoi ce soir le désir m'est-il venu, impérieux, de retracer sur ce papier les événements infimes de la journée ? Retracerai-je même ces événements, et tout ceci n'est-il pas un besoin de raconter ma tristesse ? Une rumeur monte autour de moi dans la nuit sombre. Des pas se hâtent près de la porte de ma case. Sur la route, au bas de la côte où s'adosse mon abri, un convoi passe, dans un bruit de roues et de jurons. J'entends le rire d'un homme, auquel répondent d'autres rires, et cependant, dans cette foule que je sens grouiller autour de moi, il n'est pas un être à qui je puisse dire ma mélancolie, un être dont les paroles ou le silence seraient pour moi un réconfort. Un long moment je suis resté immobile, les yeux ouverts sur un livre dont je n'ai point tourné les pages. Un journal déployé cachait la lumière aux yeux du camarade qui sommeille près de moi. La bougie tremblottante faisait danser les lignes devant mes yeux. Une désespérance infinie, sans motif et sans remède, m'a envahi ; et, comme un enfant, j'ai été pris d'une grosse envie de pleurer.
Et j'ai saisi ce papier sur lequel ma plume court, traçant des phrases que je ne relirai sans doute pas, que je n'enverrai à personne, et que je m'écris à moi-même puisque personne ne pourrait, ne saurait me consoler.
Me consoler ? de quoi ? aucun événement douloureux n'est venu attrister le cours de ma journée : ni morts ni blessés aujourd'hui. Je n'ai appris aucune nouvelle pitoyable, et je devrais, ce soir, être heureux, puisqu'aussi bien je suis encore de ce monde.
Où sont-ils, les jours de vie intense du début ? on se battait ; une frénésie précipitait le cours des heures. Des sentiments violents faisaient plus rapides les battements des artères. Tout notre être frémissait d'ardeur, de colère, de joie ou de terreur, et le soir, après la journée harassante, lorsque, le danger passé, la besogne finie, on revenait prendre quelque repos, une chanson montait à nos lèvres dont nous scandions notre marche.
Le rythme cadencé, les paroles indifférentes étaient pour nous comme l'accompagnement ou plutôt l'écho lointain de la formidable chanson d'allégresse qui faisait bondir nos coeurs. On vivait, on vivait encore. On avait défendu sa peau et, le devoir accompli, on se réjouissait de se retrouver sain et sauf. Parfois, l'un de nous tombait. Soudain, alors, par convenance, oui par convenance, l'on taisait la chanson. Mais le rythme s'élevait toujours au fond de nous-mêmes, et, réglés sur lui, nos pas sonnaient en cadence sur la terre dure des chemins.
Aujourd'hui l'ennui a tué la joie de vivre. Le moment n'est plus des coups de folie, des héroïsmes, des enthousiasmes. La guerre que l'on fait a déplacé la valeur des qualités guerrières : les meilleures sont la patience, l'esprit de méthode et la prudence ; et, accessoirement, l'entrain et la gaîté. Mon entrain, ma gaîté ont résisté à un long et triste hiver ; pendant neuf mois, j'ai été le camarade toujours content, dont le large sonrire suffit à réconforter les déprimés.
Maintenant encore, nul, je crois, ne peut s'apercevoir du travail intérieur qui s'accomplit en moi. La façade est restée la même, mais je sens peu à peu une mélancolie vague et imprécise submerger le fonds d'optimisme qui m'était jusqu'ici resté.
Tout aujourd'hui, j'ai traîné en un corps veule une âme désemparée. Je sais d'où vient mon mal, ou je crois le savoir : mon coeur est plein d'un désir d'affection personnelle. Ils m'aiment bien, sans doute, mes camarades, et risqueraient leur vie pour moi. Mais leur amitié rude, presque brutale, ne peut m'empêcher de penser à l'amour des miens. Je souffre, certes, d'être depuis de longs mois séparé de toute civilisation ; je souffre de l'obsession continuelle de la mort imminente ; je souffre d'un désir impérieux de confort physique et moral ; mais rien de cela n'importe, auprès de ce besoin d'affection qui me fait tendre les bras vers quelqu'être qui m'aime, femme ou mère, frère ou enfant, vers cet être que j'appelle sans le désigner et que mon étreinte ne saisit jamais, pas plus que ne me satisfait ni ne m'apaise d'avoir, en traits noirs et heurtés, épanché ma mélancolie sur la blancheur indifférente de ces pages."
Amicalement,
Stéphan
Paul Fiolle, "La Marsouille", Payot, 1917, pp. 245-248.