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Re: Correspondances #3#

Publié : jeu. mars 15, 2007 1:10 am
par Frederic Avenel
Avant l'orage...

Bonjour à tous,

Edouard avait 22 ans en 1914. Il connaissait le milieu militaire depuis l'âge de 13 ans puisqu'il avait été formé à l'école des enfants de troupes (à Autun puis aux Andelys). A 18 ans, il avait signé son engagement (contre-signé par son frère Abel qui lui servait de tuteur puisqu'il n'était pas encore majeur) et avait intégré le 26e BCP au fort de Vincennes.
En octobre 1913, le Bataillon désigné comme troupe de couverture, a déménagé de Vincennes pour intégrer Pont-à-Mousson près de la frontière. Edouard est alors sergent chargé du commandement de l'une des deux pièces de la section de mitrailleuses.
Dans les lettres qui suivent, on le retrouve dans cette ville en juillet 1914 alors qu'il vient de passer 3 semaines de permission dans sa famille à Paris.
Ces lettres seraient presque anodines si on ne les lisait à l'aune des évènements que l'on sait devoir se dérouler moins d'un mois plus tard...

Bonne lecture,

Frédéric Avenel



Pont-à-Mousson, le 10 juillet 1914


Ma chère Maman,
Mon cher Abel ,


Voyage excellent sur toute la ligne. Jusqu’à Nancy, je me suis trouvé avec des allemands pure race et ne sachant pas un mot de français. Ces braves gens ont été très aimables avec moi ; ils m’ont offert des cerises à plusieurs reprises, bref nous nous sommes quittés très bons amis.
Au bataillon rien de nouveau. A la section de mitrailleuses le service a fonctionné admirablement ; il y a eu des compliments pour tout et tous. J’ai été très content. J’ai revu ce matin, mon lieutenant. Il m’a demandé si je voulais bien m’occuper de la décoration du local à l’occasion des fêtes du 14. J’ai accepté bien entendu. Il m’a même dit, mais en riant je crois, le jour du 14, nous boirons le vin blanc, je parlerai de 1789 et vous, vous direz quelques mots sur la guerre russo-japonaise. Autre nouvelle : le Cne Leclère m’a prié de me rendre demain matin vers 10 heures au collège. Il s’agit, paraît-il, d’une récompense qu’on doit me donner à cause des bons services rendus à la société de tir. D’autre part, je suis invité à la distribution des prix qui a lieu lundi matin.
En somme, j’ai retrouvé le Pont-à-Mousson de jadis et jusqu’à présent tout me laisse croire que mon année se terminera comme elle a commencé c’est-à-dire heureusement et aussi joyeusement. Ma valise est arrivée en bon état.
Je vous embrasse tous les deux chacun à part comme dit Jacques et tiens encore à remercier des 20 bons jours passés avec vous.
Affectueux baisers

Edouard




Pont-à-Mousson, le 22 juillet 1914


Ma chère Maman,
Mon cher Abel,

Ici, la fête du 14 juillet a été superbe. Les réjouissances ont commencé dès le 13 au soir. La revue et le défilé du Bataillon ont eu lieu avec tout le cérémonial en usage. Pour la circonstance, le quartier avait revêtu la parure des grands jours. Décorations extérieures, intérieures, illuminations électriques. Le local de la mitrailleuse en particulier était resplendissant, à l’intérieur, les décors étaient constitués uniquement avec des fleurs naturelles. Aussi, est-ce là que le Commandant, le Maire et la municipalité vinrent lever leur verre en l’honneur de la République et du Bataillon.
Le représentant de la Maison Manchon et Filloux est venu me faire ses offres de service. Je me suis laissé prendre mes mesures, mais je n’ai signé aucun papier et pris aucun engagement ni fait aucune commande. D’ailleurs, j’ai prié le représentant, Monsieur Georges, de passer à la maison ; attendez donc sa visite ?
Ma montre ne s’oxyde plus. Je n’ai pas été volé, c’est bien de l’argent. De plus, le mouvement est parfait, elle ne varie d’une minute.
Maillot ira vous voir vers la fin du mois, le 30 probablement. Retenez-le à dîner. Je vous demanderais également de lui remettre le rasoir et ses accessoires que j’ai oubliés. Surtout, faites un bon petit dîner, (pour le prestige).
Ci-joint un mandat de 30F.
D’ici mon examen, ou après, je pourrai peut-être vous faire parvenir quelques sous, selon mes moyens.
Je suis toujours très heureux ici. Pas d’ennui et tranquillité absolue. De plus ma situation financière est assez prospère puisque je n’ai pas un sou de dette et que ma tire-lire contient encore 20F. Je souhaite me trouver toujours dans de pareilles conditions.
J’attends des nouvelles.
J’ai écrit à Aristide. Sur votre prochaine parlez-moi d’Emile.

Je vous embrasse tendrement.
Meilleurs baisers à ma tante Eugénie.

Edouard

Qu’Abel me dise si le trou que j’ai fait dans son cœur commence à se combler ?





Pont-à-Mousson, le 27 juillet 1914

Ma chère Maman,
Mon cher Abel,

Votre lettre m’est parvenue hier matin. Maillot arrive ici jeudi, attendez vous donc à le voir mercredi ou jeudi car je ne sais pas exactement le jour.
Ici, les bruits de guerre courent de tous côtés. Au Bataillon on a rappelé les officiers en permission. Les allemands ne restent pas inactifs. Leurs régiments s’échelonnent sur tout le long de la frontière et gardent les ponts sur la Seille et la Moselle.
Enfin nous attendons les évènements.
Espérons que tous s’arrangera à l’amiable.
J’ai reçu il y a quelques jours, une lettre d’Aristide dans laquelle il me dit qu’Emile est très fatigué.
Je suis très étonné de n’avoir encore reçu aucune nouvelle de Marcel.
Dorénavant, quant à la disposition de mes lettres, je me conformerai aux désirs d’Abel.
Je vous embrasse tous les deux bien fort ainsi que ma tante Eugénie.

Edouard



Pont-à-Mousson, le 30 juillet 1914

Ma chère Maman,
Mon cher Abel,

Il n’y a pas lieu de se faire du mauvais sang. Maintenant l’alerte est passée, encore quelques jours et tout rentrera dans l’état normal. Il est évident que pendant ces derniers jours nous n’avons pas été tranquilles. Tout d’abord ce fut le rappel des officiers en permission, puis celui des hommes de troupe. A part quelques précautions au sujet de l’habillement et des vivres, il n’y a eu ici rien du tout. Nous avons continué à vivre comme auparavant. Soyez donc sans crainte nous ne partirons pas encore cette fois-ci.
En ville, l’effervescence a été plus grande. Presque toutes les denrées ont augmenté. Les journaux de Paris, notamment Le Matin sont enlevés en quelques secondes mais il n’y a eu aucune manifestation, aucun incident. Il est certain, que ici, tous désirent la guerre et c’est certainement avec beaucoup de joie qu’ils apprendraient la nouvelle de la déclaration.
Les allemands ne sont pas aussi calmes. Comme je vous le disais sur ma dernière lettre, ils ont échelonné leur infanterie tout le long de la frontière ou ils creusent des tranchées. Ici, l’impression de tous est qu’ils ont peur. Enfin attendons encore quelques temps et espérons que tout s’arrangera. Surtout pas de bile ! Je ne sais ce que font les troupes de Paris. Quant à nous nous n’avons même pas été consignés. Maillot est arrivé mercredi dans l’après-midi et n’a pu venir vous voir. Il est arrivé à Paris à 4 heures du matin, il comptait prendre le train de 6 heures, mais par suite des circonstances ce train n’est parti qu’à 8 heures.
Je ne crois pas que ce soit bien nécessaire de vous écrire tous les jours. Je vous tiendrai simplement au courant des évènements sensationnels. Aristide m’a écrit une gentille lettre et envoyé deux de ses photographies.
Je vous embrasse tous les deux et vous recommande d’être sans inquiétude en ce qui me concerne.

Edouard

Mon papier à lettre est épuisé, c’est pour cette raison que j’utilise ce papier. Bons baisers à ma tante Eugénie et dites-lui bien que je ne suis pas encore mort. Que deviendrait alors la mitrailleuse ?

Re: Correspondances #3#

Publié : jeu. mars 15, 2007 9:32 pm
par mireille salvini
bonsoir à tous
bonsoir Frédéric,

c'est toujours aussi passionnant ces témoignages
c'est drôle de constater comment un militaire en poste à la frontière pouvait présenter les évènements en cours en niant ainsi la gravité de ce qui était en train de se préparer...
-ou il était en plein déni et jusqu'au bout il n'a pas voulu croire à la guerre
-ou il a écrit cela dans le seul but de rassurer ses proches,un ton léger pour dédramatiser

je pencherais pour la dernière hypothèse,la dernière petite phrase étant révélatrice d'une conscience du tragique des jours à venir
"dites-lui bien que je ne suis pas encore mort. Que deviendrait alors la mitrailleuse ?"

amicalement,
Mireille
p.s:continuez à nous régaler avec vos correspondances :jap:

Re: Correspondances #3#

Publié : ven. mars 16, 2007 1:58 am
par Frederic Avenel
Bonsoir Mireille,
Bonsoir à tous,

J'ai volontairement arrêté la communication de cette série de lettres sur cette idée d'incertitude de la déclaration de guerre à la date du 30 juillet. Le ton des lettres est tout autre dès le lendemain alors même que la mobilisation générale n'est pas encore décrétée. (patience... ;) )
Pour ma part, je pense plutôt qu'il y avait encore une réelle incertitude dans les têtes de ces soldats (peut-être entretenue par les communiqués du rapport ??). Souvenons-nous que les informations avaient du mal à parvenir jusqu'à eux.
Par ces lettres, j'ai aussi voulu montrer que la déclaration de guerre paraît être survenue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, pour ce militaire qui s'y était préparé de longue date et qui avait déjà connu des chaudes alertes: 3 semaines plus tôt, il partage des cerises avec des allemands dans le train du retour à défaut de partager leur conversation faute de parler la même langue... (bientôt, ce sont les obus qui seront partagés). 2 semaines plus tôt, c'est la préparation de la célébration du 14 juillet qui constitue l'événement majeur du bataillon...
Si certains d'entre-vous possèdent les lettres de militaires datant de la même période, il pourrait être intéressant de les mettre en parallèle.
Et comment cette période a-t-elle été vécue dans la population générale? avait-on la certitude de l'imminence d'une guerre ? à partir de quand cette certitude a-t-elle été acquise ?
Le sujet est vaste...

à bientôt,

Frédéric Avenel