Re: La mort du lieuteneant, FéraudMémoires de Jean Petit
Publié : lun. oct. 16, 2006 5:43 pm
La mort du lieutenant Férraud, 29 mars 1918, bataille du Santerre.
...Les mitrailleurs ont du mal à trouver un objectif, les silhouettes du 321e apparaissant encore devant nous ça et là.
Mais, aussi brutalement qu'hier, nous sommes soudainement pris à partie par un tir discret et diablement ajusté de mitrailleuses. Et pourtant comment répondre ? Il nous est impossible de voir d'où partent les coups. Nous ripostons pourtant, plutôt mal que bien. La partie une fois de plus me paraît mal engagée: en face de nous l'ennemi supérieur en nombre fixe notre front et manœuvre en nous débordant dans les trop vastes intervalles qui séparent nos unités.
Ma liaison avec la 1re compagnie à ma droite est perdue sans nul doute, car de son emplacement ce sont désormais des coups qui nous parviennent. La situation devient critique. Encore une fois c'est le fidèle Moussu qui accourt, bravant le danger, m'apporter l'ordre verbal du commandant de me replier en direction du bois de Moreuil. Le décrochage de la compagnie est terrible. Encerclée des trois côtés son repli s'effectue sous une grêle de balles.
En tête de ma liaison, je prends pour direction les futaies qui couvrent Moreuil et la vallée de l'Avre. Inutile d'exécuter des bonds, le sol n'offre aucun abri. Nous nous replions donc, debout, sans arrêt, offrant à l'adversaire un objectif remarquable. Aussi sommes-nous environnés par les points d'impact des projectiles qui nous suivent et nous encerclent sans relâche. Comment ne suis-je pas frappé ? Je l'ignore. Ma vie ne tient qu'à un fil. Je le sens et ceux qui me suivent sentent comme moi toute l'angoisse de notre situation. Sifflements, craquements nous fouettent les oreilles. Nos tympans vibrent.
Impossible de courir. Nous sommes essoufflés et le chemin est trop long à parcourir avant de trouver un masque. Nous marchons sous les balles qui crachent plus que jamais et tombent par nappes, comme les trombes d'eau pendant les orages d'été. Devant mes pas la terre gicle. Je vais plus vite. La grêle me suit et semble m'envelopper. C'est une hallucination. Je n'en sortirai pas vivant et je remets mon sort à Dieu.
Soudain je pense à ma mère, ma seule protection et mon unique salut en cet instant critique. Je m'accroche à cette pensée désespérément. Je répète tout haut machinalement: "Maman... Maman !" J'éprouve ensuite une crise de rage devant mon impuissance, devant notre impuissance à tous, en face de ce maudit adversaire qui nous tient en ce moment à sa merci et contre lequel nous ne pouvons rien qu'exposer nos carcasses comme silhouette pour qu'il puisse contrôler sur elles l'efficacité de son tir. Patience nous nous retrouverons les boches !
Voilà les sentiments divers qui m'agitent dans ces terribles moments où l 'homme est à deux doigts de la mort et de la mort stupide, de l'assassinat disons le mot, et je suis persuadé que ceux qui m'accompagnent, ma liaison, mon caporal-fourrier Bertault qui lie tous ses mouvements sur les miens, que tous voient les mêmes sombres pensées mettre leur moral à la même et dure épreuve.
Nous échappons miraculeusement à cet enfer. Sorti de cette vague mortelle sans trop savoir pourquoi ni comment, je ralentis l'allure et jette un premier coup d'œil sur l'ensemble de ma compagnie qui, de tous côtés, s'est repliée sous ce feu meurtrier. Je circule pour reprendre contact avec mes sections lorsque j'aperçois Féraud à cinquante mètres, qui, séparé de moi depuis le début de notre repli, regroupe ses mitrailleurs. Nous faisons chacun l'un vers l'autre la moitié du chemin qui nous sépare. En nous retrouvant face à face après ce coup dur, la joie éclaire nos deux visages.
Je n'ai pas le temps de continuer. Un coup de faux de mitrailleuse boche, un horrible coup de faux circulaire balaie le terrain. Un centième de seconde : au moment précis où l'axe de la gerbe qui se déplace de gauche à droite nous surprend tous les deux debout, retentit un claquement sec, net, précis, mais un peu mat comme une noix que l'on casse d'un coup de marteau et je vois Féraud dont les yeux n'ont pas quitté les miens, me regarder intensément, passionnément, puis les fermer doucement pour le grand sommeil éternel et s'abattre tout d'une pièce, raide mort, à mes pieds.
Pas un cri, pas un mot, pas un soupir : un seul regard, un seul. Mais un regard qui vaut plus que tous les cris d'adieu de la terre, un regard brûlant, chargé à la fois de surprise, d'étonnement, de réalité, de regret et d'amour. Oui, tout l'amour contenu dans le cœur de ce camarade si bon, si loyal, si sincère, si généreux, s'est jeté pour la dernière fois dans un grand élan, avant de s'éteindre, et c'est moi qui l'ai recueilli pieusement pour toujours.
Lieutenant Féraud, cher et grand ami, tu n'es plus et nos souvenirs communs m'assaillent en foule : trois années d'existence côte à côte dans le même bataillon, l'attaque de Bezonvaux exécutée l'un près de l'autre, la "Protestation des chasseurs" que tu fredonnais pendant notre progression de nuit dans les trous du ravin du Loup : "A nous les coups de main dans l'ombre..." les casques boches dont nous avions dépouillé nos prisonniers et dont nous étions si fiers, 15-16 décembre 1916 !
Le drapeau tricolore que tu nouais autour de ta taille le matin du 16 avril 1917, drapeau que dans ta folle générosité tu voyais déjà flottant le soir même sur la cathédrale de Laon, souvenirs glorieux, souvenirs amers, mêlés aux souvenirs joyeux de ton exubérance native. Lieutenant Féraud, cher et grand ami, je t'ai pleuré en recueillant ton dernier souffle et je te pleure encore aujourd'hui, car un camarade de combat n'oublie jamais.
Je me suis baissé rapidement et je constate qu'une balle a frappé Féraud, derrière la tête, sur la nuque, juste à la base du crâne. Il est mort sans souffrir et sans être défiguré. Mais une sorte de peur et de répulsion physique me prend. Toucher à ce cadavre est au-dessus de mes forces. Je l'ai toujours connu vivant. Mes yeux se détournent, je ne veux plus le voir ainsi et je me sauve, oui je me sauve loin de là pour ne plus penser à ce cauchemar.
Je vais chercher le mitrailleur Morel, ordonnance de Féraud, et de loin je lui montre le corps resté étendu à quelques cinquante mètres de là."Va chercher son portefeuille et ses papiers lui dis-je, je n'en n'est pas le courage !"
Vous pouvez aller sur mon site et lire des extraits des mémoires de mon père.
...Les mitrailleurs ont du mal à trouver un objectif, les silhouettes du 321e apparaissant encore devant nous ça et là.
Mais, aussi brutalement qu'hier, nous sommes soudainement pris à partie par un tir discret et diablement ajusté de mitrailleuses. Et pourtant comment répondre ? Il nous est impossible de voir d'où partent les coups. Nous ripostons pourtant, plutôt mal que bien. La partie une fois de plus me paraît mal engagée: en face de nous l'ennemi supérieur en nombre fixe notre front et manœuvre en nous débordant dans les trop vastes intervalles qui séparent nos unités.
Ma liaison avec la 1re compagnie à ma droite est perdue sans nul doute, car de son emplacement ce sont désormais des coups qui nous parviennent. La situation devient critique. Encore une fois c'est le fidèle Moussu qui accourt, bravant le danger, m'apporter l'ordre verbal du commandant de me replier en direction du bois de Moreuil. Le décrochage de la compagnie est terrible. Encerclée des trois côtés son repli s'effectue sous une grêle de balles.
En tête de ma liaison, je prends pour direction les futaies qui couvrent Moreuil et la vallée de l'Avre. Inutile d'exécuter des bonds, le sol n'offre aucun abri. Nous nous replions donc, debout, sans arrêt, offrant à l'adversaire un objectif remarquable. Aussi sommes-nous environnés par les points d'impact des projectiles qui nous suivent et nous encerclent sans relâche. Comment ne suis-je pas frappé ? Je l'ignore. Ma vie ne tient qu'à un fil. Je le sens et ceux qui me suivent sentent comme moi toute l'angoisse de notre situation. Sifflements, craquements nous fouettent les oreilles. Nos tympans vibrent.
Impossible de courir. Nous sommes essoufflés et le chemin est trop long à parcourir avant de trouver un masque. Nous marchons sous les balles qui crachent plus que jamais et tombent par nappes, comme les trombes d'eau pendant les orages d'été. Devant mes pas la terre gicle. Je vais plus vite. La grêle me suit et semble m'envelopper. C'est une hallucination. Je n'en sortirai pas vivant et je remets mon sort à Dieu.
Soudain je pense à ma mère, ma seule protection et mon unique salut en cet instant critique. Je m'accroche à cette pensée désespérément. Je répète tout haut machinalement: "Maman... Maman !" J'éprouve ensuite une crise de rage devant mon impuissance, devant notre impuissance à tous, en face de ce maudit adversaire qui nous tient en ce moment à sa merci et contre lequel nous ne pouvons rien qu'exposer nos carcasses comme silhouette pour qu'il puisse contrôler sur elles l'efficacité de son tir. Patience nous nous retrouverons les boches !
Voilà les sentiments divers qui m'agitent dans ces terribles moments où l 'homme est à deux doigts de la mort et de la mort stupide, de l'assassinat disons le mot, et je suis persuadé que ceux qui m'accompagnent, ma liaison, mon caporal-fourrier Bertault qui lie tous ses mouvements sur les miens, que tous voient les mêmes sombres pensées mettre leur moral à la même et dure épreuve.
Nous échappons miraculeusement à cet enfer. Sorti de cette vague mortelle sans trop savoir pourquoi ni comment, je ralentis l'allure et jette un premier coup d'œil sur l'ensemble de ma compagnie qui, de tous côtés, s'est repliée sous ce feu meurtrier. Je circule pour reprendre contact avec mes sections lorsque j'aperçois Féraud à cinquante mètres, qui, séparé de moi depuis le début de notre repli, regroupe ses mitrailleurs. Nous faisons chacun l'un vers l'autre la moitié du chemin qui nous sépare. En nous retrouvant face à face après ce coup dur, la joie éclaire nos deux visages.
Je n'ai pas le temps de continuer. Un coup de faux de mitrailleuse boche, un horrible coup de faux circulaire balaie le terrain. Un centième de seconde : au moment précis où l'axe de la gerbe qui se déplace de gauche à droite nous surprend tous les deux debout, retentit un claquement sec, net, précis, mais un peu mat comme une noix que l'on casse d'un coup de marteau et je vois Féraud dont les yeux n'ont pas quitté les miens, me regarder intensément, passionnément, puis les fermer doucement pour le grand sommeil éternel et s'abattre tout d'une pièce, raide mort, à mes pieds.
Pas un cri, pas un mot, pas un soupir : un seul regard, un seul. Mais un regard qui vaut plus que tous les cris d'adieu de la terre, un regard brûlant, chargé à la fois de surprise, d'étonnement, de réalité, de regret et d'amour. Oui, tout l'amour contenu dans le cœur de ce camarade si bon, si loyal, si sincère, si généreux, s'est jeté pour la dernière fois dans un grand élan, avant de s'éteindre, et c'est moi qui l'ai recueilli pieusement pour toujours.
Lieutenant Féraud, cher et grand ami, tu n'es plus et nos souvenirs communs m'assaillent en foule : trois années d'existence côte à côte dans le même bataillon, l'attaque de Bezonvaux exécutée l'un près de l'autre, la "Protestation des chasseurs" que tu fredonnais pendant notre progression de nuit dans les trous du ravin du Loup : "A nous les coups de main dans l'ombre..." les casques boches dont nous avions dépouillé nos prisonniers et dont nous étions si fiers, 15-16 décembre 1916 !
Le drapeau tricolore que tu nouais autour de ta taille le matin du 16 avril 1917, drapeau que dans ta folle générosité tu voyais déjà flottant le soir même sur la cathédrale de Laon, souvenirs glorieux, souvenirs amers, mêlés aux souvenirs joyeux de ton exubérance native. Lieutenant Féraud, cher et grand ami, je t'ai pleuré en recueillant ton dernier souffle et je te pleure encore aujourd'hui, car un camarade de combat n'oublie jamais.
Je me suis baissé rapidement et je constate qu'une balle a frappé Féraud, derrière la tête, sur la nuque, juste à la base du crâne. Il est mort sans souffrir et sans être défiguré. Mais une sorte de peur et de répulsion physique me prend. Toucher à ce cadavre est au-dessus de mes forces. Je l'ai toujours connu vivant. Mes yeux se détournent, je ne veux plus le voir ainsi et je me sauve, oui je me sauve loin de là pour ne plus penser à ce cauchemar.
Je vais chercher le mitrailleur Morel, ordonnance de Féraud, et de loin je lui montre le corps resté étendu à quelques cinquante mètres de là."Va chercher son portefeuille et ses papiers lui dis-je, je n'en n'est pas le courage !"
Vous pouvez aller sur mon site et lire des extraits des mémoires de mon père.