Les canons meurent aussi au front pour des raisons diverses que je vais résumer en m'appuyant sur une étude remarquable de H.Rogier, ingénieur principal de l'artillerie navale, parue dans le Mémorial de l'Artillerie Française, 1er fascicule de 1935 (Imprimerie Nationale).
Cette étude s'appuie elle-même sur de volumineux rapports établis pendant la guerre par le capitaine de réserve d'artillerie Paul Clemenceau, propre frère du "Tigre", le député puis Président du Conseil Georges Clemenceau.
Les développements ci-après ne concernent que les tubes du matériel de campagne de 75 modèle 1897 dont tous les exemplaires avariés ou détruits et récupérables sur le champ de bataille étaient envoyés à l'Atelier de Construction de Bourges pour examen, réparation éventuelle ou destruction en fonction de leur état. L'étude porte donc sur l'étude de plusieurs milliers de bouches à feu et est donc significative.
Les dégradations peuvent être classées dans les trois catégories suivantes:
1: les dégradations produites par l'ennemi:
Au début de la guerre jusqu'en décembre 1914, les matériels d'artillerie de campagne, tous "bons de guerre" et tirant le stock initial d'environ 6.000.000 de projectiles (munitions produites par les établissements de l'Etat et les firmes Schneider et Saint-Chamond) ne connaissent guère que des dégradations produites par le tir de l'ennemi. En effet, on enregistre qu'un incident de tir par 500.000 coups tirés, ce qui démontre l'excellence des matériels produits en temps de paix. Ensuite à partir de 1915, les dégradations de matériels du fait de l'ennemi ne représenteront plus que 15 à 20% des dégradations de toutes sortes du fait de l'importance des accidents de tir lors de la "crise du 75". Cette crise apparaît en décembre 1914 lorsque sont mis en service les lots de projectiles produits par des industriels, non équipés pour une fabrication aussi complexe. En 1916 et au cours des années suivantes, la proportion des dégradations du fait de l'ennemi augmentera, sans dépasser le tiers des dégradations de toute nature.
L'importance des dégradations produites par l'ennemi est très variable mais peut atteindre des proportions considérables, illustrées par deux cas extrêmes:

Tube de 75 dont la volée a été courbée, par inertie, sous l'action de l'explosion d'un projectile éclatant à son voisinage immédiat.

Canon de 75 dont la volée et la jaquette ont reçu de nombreux éclats, la volée a été transpercée en un point.
2: les accidents de tir:
La majorité de ces accidents ont été provoqués par des projectiles défectueux. Les projectiles de "nouvelle fabrication" provenant d'ateliers ayant obtenu des marchés par de douteuses compromissions ont causé la 1ère crise du 75 dès leur mise en service. Cette crise est extrêmement grave au printemps 1915 lorsque la fréquence des accidents passe de 1 pour 500.000 coups tirés à 1 pour 5.000 et même à 1 pour 3.200 coups dans un Corps d'Armée!
Cette crise détruit de nombreuses pièces, provoque la mort de centaines d'artilleurs et amène la suspicion et le doute au sein des personnels. La crise n'est surmontée qu'à la fin de 1915 après l'adoption de normes et d'un contrôle plus sévère de la production des projectiles. Une seconde crise du 75 apparaît néanmoins en 1916 lors de l'introduction des fusées instantanées, très efficaces sur le champ de bataille mais qui génèrent des accidents lors de leur mise en service. De même, l'introduction de pastille de phosphore dans les obus provoque une "épidémie" de gonflements.
Les conséquences de ces accidents sont, par ordre de gravité:
-les gonflements:
Ils sont provoqués par des surpressions causées par la température élevée des canons soumis à des tirs rapides prolongés pendant les périodes de crise ou par des obus défectueux. Les conséquences sont rarement graves pour le personnel si le métal résiste mais le matériel est mis hors service.

Gonflement important d'un tube de 75.
-les éclatements:
Ils sont provoqués par l'éclatement du projectile dans le tube pour des causes multiples (fragilité du culot, inflammation de l'explosif, fusée défectueuse, corps étranger présent dans le tube, etc...). Ils ont toujours des conséquences graves,notamment pour les servants. Quelques exemples:

Canon lacéré et déchiré en longues bandes sous l'effet initial d'un gonflement.

Canon fendu suivant quatre génératrices par une action sans doute assez lente, morceaux repliés sur eux-mêmes en volutes.
-déculassements:
Accident toujours grave par les projections arrières des débris, le déculassement est généralement provoqué par l'explosion du projectile dès le départ du coup.

Déculassement provoqué par l'explosion de l'obus au départ du coup, la douille est toujours présente dans la chambre mais son culot a été sectionné franchement au niveau de la tranche arrière du tube.
3: l'usure:
Au cours de la guerre, les consommations de projectiles sans cesse en hausse provoquent la "mort" des matériels par usure des tubes. Il n'est pas rare qu'un seul canon de 75 tire 3.000 coups en quatre ou cinq jours lors des grandes offensives comme celle du 20 août 1917 à Verdun.
L'usure est essentiellement provoquée par les érosions dont la cause est à rechercher dans l'action des gaz de la poudre et par les frottements des ceintures qui réduisent la hauteur et (ou) la largeur des cloisons. De multiples facteurs aggravent l'usure (cadence de tir élevée, encuivrage, corps étrangers dans le tube tels que poussières, sable, etc...). Le manque de finition des fabrications de guerre influe aussi sur les phénomènes d'usure.
Trois exemples, pour illustrer la "mort naturelle" des tubes par usure, cause de dégradation irréversible de loin la plus nombreuse dans la deuxième partie de la guerre:

75% des tubes usés présentent cette usure provoquée par le frottement des ceintures, le métal des cloisons est refoulé. Les canons présentant cette forme d'usure ont généralement tiré 8 à 10.000 coups.

Le canon usé ayant le plus tiré: 11.299 coups! L'action des gaz s'est ajoutée à celle des ceintures. Un affouillement est visible et l'encuivrage règne dans tous les fossés trouvés dans les rayures.

Canon de 75 dont l'âme est fortement encuivrée et les cloisons ont été détruites par refoulement sur une longueur de 70 mm. C'est le cas maximum d'usure par refoulement et il est probable qu'à la fin de sa vie, les derniers projectiles tirés ont eu leurs ceintures complètement arasées. Le métal de ce tube vient des aciéries Claudinon, réputées les pires en qualité de métal puisque certains tubes ont été usés en 2.000 coups. Ces phénomènes n'ont jamais été enregistrés sur des tubes de 75 confectionnés avec du métal provenant du Creusot ou des Fonderies de l'Etat.
Il restera à étudier les péripéties de la "vie" d'un canon de 75, j'essaierai de retracer celle de quelques canons de 75 à partir de documents techniques conservés (livrets de pièces, documents de batterie et de Parc, etc...). La parfaite interchangeabilité des éléments du canon de 75 explique qu'un seul matériel a pu connaître de multiples changements de tubes, d'affût ou d'autres éléments matriculés qui montrent une grande variété de situations.
Cordialement,
Guy François.