Bonjour à tous,
JEAN
Bateau piège ex NORMANDY
Rencontre avec un sous-marin le 14 Juillet 1917. Rapport de l’EV2 DESPREZ, commandant la 3e équipe spéciale
Ayant eu l’honneur de prendre le 1er Juillet à Cherbourg le commandement de la 3e équipe spéciale, j’ai embarqué avec elle, conformément aux instructions du Vice Amiral Préfet Maritime, sur le trois-mâts NORMANDY à bord duquel elle avait déjà combattu le 25 Juin sous les ordres de Monsieur l’Enseigne de Vaisseau Trinité Schillemans.
Après avoir subi dans l’arsenal quelques transformations d’aspect et les réparations nécessaires, et pris temporairement le nom de JEAN sous lequel il navigue à l’heure actuelle, NORMANDY a appareillé de Cherbourg le 13 Juillet 1917 à 14h00.
Légère brise de NNE, mer très belle. Fait route toutes voiles dessus pour passer Les Casquets avant le flot. Pris par le calme à 19h00 à l’entrée du raz Blanchard un peu avant l’étale de basse mer. Brises folles et calme toute la nuit.
Le 14 à 08h30, petite brise d’WNW. Apercevons Aurigny par le travers tribord à 4 milles. Viré vent debout et navigué au plus près bâbord amures tout dessus au N20W.
A 13h30, par 50°09 N et 02°27 W, un sous-marin nous attaque au canon.
Ayant pris, conformément aux instructions le commandement du navire, j’ai décidé de répéter les manœuvres qui avaient déjà réussi le 25 Juin. Pris la panne, amené les flèches, et fait embarquer l’équipage civil dans les deux canots commandés l’un par le second et l’autre par le maître, le capitaine de JEAN, Monsieur Thoumire, Enseigne de Vaisseau auxiliaire, restant à bord avec l’équipe et le matelot TSF. Les embarcations devaient se tenir autant que possible par le travers bâbord à environ 500 m de JEAN, pour attirer le sous-marin dans le champ de tir des pièces.
A ce moment, nous relevons le sous-marin à 135°bâbord, dans le reflet du soleil, ce qui nous empêche de le distinguer dans les détails. Il semble long de 60 m avec un kiosque très haut et un seul canon sur l’avant du kiosque. Distance évaluée à 6000 m.
Son tir continue tandis que les embarcations poussent du bord et s’écartent. D’abord court de 150 m et légèrement à droite au 1er coup, il se rectifie en direction et devient long, puis encadrant. A ce moment, le sous-marin dont le gisement augmente de plus en plus, sort du champ de vue des écubiers et des dalots par lesquels nous l’observons. Le tir du sous-marin est très bon, 150 m de dispersion en portée. Un projectile passe à bâbord du mât d’artimon et sous le grand gui et nous frappe à tribord, entre les deux canons, défonce la ceinture et le pavois. Les éclats sont arrêtés sur l’arrière par les caisses à canon et à munitions vides, formant parades, et que nous avons placées au pied du grand mât. Plusieurs projectiles passent trop haut et endommagent quelques poulies en épargnant les voiles. Un des derniers obus nous frappe par bâbord milieu, sous la flottaison, légèrement sur l’arrière des galhaubans du grand mât. Une série de distances prises par le QM télémétriste Guillou, donne en moyenne 4700 m.
Le sous-marin cesse le feu à 13h45 après nous avoir envoyé 26 projectiles. Ne le voyant plus, nous restons en position d’attente, couchés sous le pont. Je surveille les embarcations par bâbord et Monsieur Thoumire, le second maître Le Maire et deux quartiers maîtres veillent à tribord.
Vers 14h30, le matelot TSF Haudin, que j’avais envoyé derrière pour veiller par les fenêtres du roufle, nous prévient qu’il aperçoit le dôme du sous-marin sur tribord arrière. Revenu à son poste après nous avoir prévenus, il nous dit à 14h50 avoir entendu une émission TSF allemande très forte, provenant certainement du sous-marin. Il a intercepté le télégramme dont je vous fais parvenir la copie.
Pendant tout ce temps, les embarcations nagent pour se maintenir à notre hauteur. A cause des embardées du JEAN, nous les relevons entre 30 et 90°.
A 16h00, les hommes de veille de tribord aperçoivent un torpilleur britannique qui se dirige sur nous à toute vitesse, passe à côté des embarcations et leur enjoint de regagner le bord. A 16h30, fait servir aussitôt les embarcations hissées et demandé au torpilleur notre position. Nous sommes à 20 milles au SSW du bateau-feu des Shambles. Décidé, en accord avec Monsieur Thoumire, de faire route sur Portland pour réparer les avaries car le bateau faisait un peu d’eau. Arrivé à Portland à 19h30 accompagné par le torpilleur et nous sommes remorqués vers les petits fonds de la rade où nous mouillons à 22h45 par 5 m de fond. Démonté et mis en caisse les canons.
Rendu compte le 15 Juillet au matin au Commodore commandant l’arsenal qui fera faire les réparations et a envoyé à l’Amirauté le télégramme suivant :
« French special service three-masted schooner JEAN, ex-NORMANDY, arrived Portland after action with enemy submarine. Has two small holes under water line port side and one level upper deck starboard side. Dockyard will make temporary or permanent repairs if possible. Vessel will then proceed Swansea. No casualties. Submarine out of effective range. Please, repeat to Marine Paris, Cherbourd and Rouen commanding officer is sending report tous Paris. »
Je joins au présent rapport une copie de celui de Monsieur Thoumire tel qu’il figure au journal de mer officiel du navire.
Au cours de cet engagement, tout l’équipage s’est montré entièrement digne des citations à l’ordre du jour qui ont suivi le combat du 25 Juin. Je tiens à signaler tout particulièrement le courage et le sang froid du QM Le Rider qui s’était déjà fait remarquer pendant et après le combat du 25 Juin, et du QM télémétriste Guillou, nouvellement embarqué.
Voici la signature de l’Enseigne de Vaisseau Déprez.
Note du Capitaine de Corvette inspecteur de l’AMBC, au sujet de l’engagement du JEAN avec un sous-marin le 14 Juillet 1917
Le voilier JEAN, n’ayant pas eu l’occasion de faire usage de ses canons pendant cet engagement, la présente note a pour but de rendre compte des dispositions de combat qui avaient été prévues et des instructions données en cas d’attaque par le commandant de l’Equipe Spéciale embarquée à bord.
Les canons avaient été montés en rade de Cherbourg. Les masques avaient été installés dans l’arsenal de ce port et consistaient en faux pavois allant de la dunette au gaillard et fixés sur les lisses par des équerres et des tirefonds. Des parties rabattables étaient aménagées en face des pièces qui avaient un champ de tir de 100 à 110°, pouvant être facilement augmenté en abattant à coup de masse les parties fixées aux faux pavois. Les supports des télémètres étaient installés un de chaque bord sur l’avant de la dunette. Un des instruments était sur le pont, et l’autre dans la salle à manger du capitaine pour permettre en cas de besoin d’aller télémétrer sur l’arrière en passant par les appartements.
Les caisses de matériel vides avaient été arrimées sur le pont dans l’axe du bâtiment pour former pare-éclats et abriter ainsi le personnel des projectiles éclatant du bord opposé.
Les munitions avaient été disposées en trois dépôts bien séparés dans le but de localiser les dégâts qu’aurait occasionnés un obus éclatant sur l’un d’eux.
L’outillage de réparation avait également été réparti de chaque bord et les mitrailleuses disposées l’une sur le gaillard et l’autre sur la dunette.
En cas d’attaque, le commandant de l’équipe spéciale avait donné les ordres suivants :
- L’équipage commercial évacue le navire dans les deux embarcations qui doivent se tenir à petite distance du bord pour attirer le sous-marin
- L’équipe spéciale, couchée à plat pont près des pièces, doit se tenir prête à entrer en action au premier ordre.
C’était la répétition de la manœuvre exécutée par Monsieur Trinité Schillemans le 25 Juin, et qui avait parfaitement réussi.
Les ordres du commandant de l’équipe ont été exécutés à la lettre dans l’attaque du 14 Juillet et il est à regretter que le sous-marin ennemi ne soit pas venu à bonne portée. Le QM télémétriste Guillou, avec beaucoup de calme et de sang froid, a mesuré la distance sans se laisser émouvoir par les obus tombant près de lui.
Dès le début de l’action, et afin de diminuer le temps nécessaire pour rabattre les parties fixes des pavois dans le but d’augmenter le champ de tir des pièces, Monsieur Deprez ordonna de déboulonner la moitié des tirefonds qui fixaient ces pavois et cette opération fut exécutée avec célérité et beaucoup d calme par le QM Canonnier Le Rider.
L’installation des caisses vides sur le pont a certainement préservé le personnel contre les éclats de l’obus qui a éclaté contre la ceinture tribord. Les morceaux du culot de ce projectile ont été trouvés dans ces caisses dont ils avaient traversé la paroi. Le tir du sous-marin, long au début, est resté encadrant pendant toute l’action, avec une dispersion en portée estimée à 200 m. Un seul coup a été apprécié court de 1500 m environ. Les 26 coups de canon comptés ont été tirés en 15 minutes.
L’équipage commercial se composait de 13 hommes et l’équipe spéciale de 14 hommes. Très bonne attitude de tous.
Récompenses
Citation à l’Ordre de l’Armée
DEPREZ Edouard EV1
Pour les qualités de commandement très réelles, le sang froid et l’énergie dont il a fait preuve lors d l’attaque de son navire par un sous-marin.
Citation à l’Ordre du Corps d’Armée
THOUMIRE Albert EV1 auxiliaire (déjà cité à l’Ordre de l’Armée)
DESPRES Jules Second, Saint Malo 8047 (déjà cité à l’Ordre de l’Armée)
LE RIDER Charles QM canonnier 99570.2
Pour les belles qualités de sang froid et d’énergie dont ils ont fait preuve au cours de l’attaque de leur bâtiment par un sous-marin.
Citation à l’Ordre de la Division
GUILLOU Louis QM fusilier télémétriste 97141.2
A fait preuve du plus beau sang froid dans des circonstances difficiles où il remplissait les fonctions de télémétriste lors de l’attaque de son navire par un sous-marin.
Témoignage Officiel de Satisfaction du Ministre
Voilier JEAN (Armateur Smeyers et Cie)
Pour le sang froid et l’attitude courageuse de son équipage lors de l’attaque de ce voilier par un sous-marin.
Le sous-marin attaquant
N’est pas identifié.
Toutefois, la position précise donnée pour cette rencontre, à 20 milles au Sud de Bill of Portland, pourrait faire penser à l’UB 40 du Kptlt z/s Hans HOWALDT. Il a souvent patrouillé dans cette zone de la Manche au Sud de Portland. Le lendemain 15 Juillet il coulera les Anglais DINORWIC à 10 milles au Sud d’Hastings et EBERNEZER à 25 milles au NW de Dieppe, points facilement atteignables en une douzaine d’heures depuis la position donnée par JEAN (environ 100 milles).
Hans Howaldt, né en 1888 à Kiel et décédé en 1970 à Bad Schwartau, fut l’un des meilleurs commandant de sous-marin de la Grande Guerre, coulant 64 navires et en endommageant 11. Il reçut la Croix pour le Mérite en Décembre 1917.
S’il s’agit de lui, le KTB de l’UB 40 serait intéressant à consulter. Sans doute Howaldt s’est-il méfié, pour n’avoir pas approché ce voilier pendant les trois heures qui ont suivi la canonnade et l’abandon. Il a du voir quelque chose d’anormal. A cette époque, les sous-mariniers allemands étaient devenus très méfiants, et la communication TSF avec l’Allemagne (dont la transcription ne figure malheureusement pas aux archives) a dû le rendre plus soupçonneux encore. Peut-être l’a-t-on mis en garde, suite à la rencontre du 25 Juin faite par l’UC 71 de Saltzwedel.
Cdlt