Bonjour à tous,
Rapport du capitaine, EV LAGANNE, au Commandant de Marine Dakar. 31 Décembre 1917
Incidents survenus pendant la traversée Bordeaux – Dakar.
Parti de Bordeaux le 15 Décembre, je me trouvais le 23 Décembre 1917 dans le Sud des îles Canaries à 27°20 N et 14°00 W quand à 10h30 du matin, la vigie a signalé un objet sur l’eau. J’ai vite reconnu un sous-marin en partie immergé qui nous coupait la route et mis aussitôt aux postes de combat. J’ai fait route à l’Est, présentant l’arrière et lancé 2 obus à 8000 m. En même temps, j’ai envoyé un SOS répété par Ténérife. Le sous-marin a disparu aussitôt et j’ai fait des routes diverses pour le dérouter. A midi, j’ai repris ma route en me rapprochant de terre.
A 13h45, un obus est tombé à 300 m par le travers tribord. Alerte, poste de combat. Aperçu le sous-marin, peut-être le même, qui nous chasse et nous canonne avec deux pièces. Riposté avec nos deux canons, mais le sous-marin se tenant à une distance plus grande que notre portée, à 9000 m, les obus ne l’atteignent pas. La pièce avant, après avoir tiré 10 obus, ne fonctionne plus. Le flexible du Bowden ne fonctionne plus.
(Nota : le frein Bowden était une transmission flexible utilisée en artillerie). Remis la pièce en état de tirer avec le cordeau tire-feu et recommencé le feu.
Le sous-marin nous poursuit et son tir est extrêmement précis. Ses obus nous encadrent.. Fait plusieurs embardées et employé les gaz fumigène. Les appareils Verdier fonctionnent très bien, mais sur 4 jetés à la mer, 2 ne donnent presque pas de fumée et 2 n’en donnent pas du tout.
Le sous-marin nous gagne de vitesse et nous serre sur la terre. Je ne peux fur qu’en me rapprochant de lui et son tir devient dangereux. Je fais de nouvelles embardées et règle mon tir à 5000 m, mais le ressort du percuteur de la culasse mobile de la pièce avant se brise et la culasse de la pièce arrière surchauffe et ne ferme plus.
Courant alors sur les brisants du faux cap Bojador et ne pouvant plus me défendre, je décide de faire côte pour éviter la capture. Jeté dans un sac lesté tous les papiers du bord et les documents confidentiels. La situation semble désespérée et je viens cap au NE en longeant la côte, tout en envoyant un SOS à Las Palmas, étant canonné dans des eaux neutres.
Le sous-marin, qui s’est rapproché de nous, change aussi sa route et tire avec une grande précision. Ses obus tombent de tous côtés à quelques mètres du bord et nous recevons des petits éclats sur le pont.
La pièce arrière ayant refroidi se remet à tirer et la pièce avant réparée se prépare à entrer en action quand, au 3e obus de la pièce arrière, une grande fumée blanche s’échappe de l’arrière du sous-marin. Plusieurs hommes du bord prétendent avoir vu une grande flamme précéder la fumée, ce qui laisse supposer que le sous-marin a été touché. Bref, quelques instants plus tard, il disparaît. Continué à suivre la côte pendant 20 minutes puis, ne voyant plus rien, repris ma route à 16h40 en longeant la côte.
Voici la route suivie pendant la poursuite.
Vu par le travers, ce sous-marin avait la silhouette d’un cargo à 2 mâts et 1 cheminée. Vitesse 12 à 13 nœuds. Deux pièces de même calibre, sans doute 120 mm. Les 2 pièces tiraient ensemble et les points de chute étaient les mêmes, de nombreux obus passant au dessus de la passerelle. Le sous-marin a tiré une centaine de coups et le bord 75. Pendant tout le combat, une goélette est restée sur notre avant, à mi-distance entre nous et le sous-marin. Un passager, Monsieur Codinat, prétend avoir vu un éclat, fumée ou coup de feu, jaillir de cette goélette pendant le combat. Ce pourrait être un signal convenu avec le sous-marin.
Les hommes qui ont vu la flamme précéder la fumée sur le sous-marin sont Monsieur Dôme, lieutenant, et les 3 chauffeurs Ganour, Amady et Youssouf.
Pendant la poursuite, la machine a développé son maximum de puissance et a beaucoup fatigué. L’arbre du turbo moteur actionnant la dynamo RSF s’est cassé. Il a été impossible de lancer le signal indiquant que j’étais sauvé.
Pendant le combat, les passagers se sont employés de leur mieux à approvisionner les pièces. Je n’ai que des éloges à faire de mon personnel, surtout de mes officiers pont et machine, des chefs de pièces, et tout particulièrement du chef mécanicien qui a plusieurs reprises à remis la pièce avant en état de fonctionner sous le feu de l’ennemi.
Du cap Bojador à Dakar, je n’ai rencontré que des pêcheurs et 2 vapeurs isolés faisant route au Nord.
Rapport du Lieutenant de Vaisseau BUNCE, commandant le centre AMBC de Dakar
ARIADNE n’ayant ni officier de tir, ni chef de section, c’est le capitaine qui a pris la direction du tir. Déjà préoccupé par la manœuvre de son bâtiment, il n’a pu suivre son tir avec toute l’attention et le calme voulus. Il s’est préoccupé plutôt de faire un tir sur limite, passant d’une hausse de 9000 m à 7500 m par 3 bonds successifs de 500 m au fur et à mesure que le sous-marin se rapprochait. Il semble, d’après les témoignages recueillis, que le but n’a jamais cessé d’être encadré.
Dans la dernière phase du combat, lorsque le tir a été repris à 800 m, il n’y a pas eu non plus de tir de réglage. La pièce arrière, seule en action, n’a tiré qu’une dizaine de coups au maximum.
Les armements des pièces ont manœuvré avec beaucoup de sang froid, mais la lenteur extrême du tir, les interruptions dues aux avaries mises à part, (1 coup toutes les 2 minutes pour la pièce arrière et toutes les 2 minutes ½ pour la pièce avant) prouve qu’ils manquaient d’entraînement. En particulier, le servant de culasse de la pièce arrière a du constamment se faire aider par le chef de pièce pour fermer la culasse.
Les deux chefs de pièce, s’il convient de les louer pour leur belle tenue au feu et la façon dont ils ont stimulé leurs hommes pour augmenter la rapidité du tir de leurs pièces, ont une instruction tout à fait insuffisante.
Ainsi, le chef de la pièce avant n’a pas, lors de la rupture de son Bowden, songé à le remplacer par un cordon tire-feu de fortune. Il n’a pas su non plus, lors de la seconde avarie, reconnaître qu’il s’agissait d’une rupture du ressort du percuteur. De ce fait, il a occasionné à sa pièce deux interruptions de tir de plus de 20 minutes.
Sur la pièce arrière, il y a eu réellement une difficulté sérieuse à fermer la culasse vers le 50e coup. Mais l’état actuel de la culasse prouve qu’il s’agissait uniquement d’un défaut de nettoyage. Cette difficulté a disparu au bout de 20 minutes de grands lavages faits, dans l’esprit du chef de pièce, pour refroidir la culasse.
Rapport de la commission d’enquête
Ce rapport reprend tout le récit du capitaine Laganne et conclut :
Il y a lieu de remarquer que le capitaine Laganne, seul à bord à posséder le brevet d’officier de tir, a eu pendant toute la durée de l’engagement à assurer à la fois la direction du tir et la manœuvre de son bâtiment.
Le calme n’a cessé de régner à bord de ce petit bâtiment qui portait des passagers. Si on doit constater que le fonctionnement des pièces a été parfois défectueux, on ne saurait à proprement parler de le regretter dans ce cas, puisque c’est à cette interruption du feu que l’on doit le rapprochement du sous-marin, manœuvre qui lui a été fatale.
La commission ne saurait retenir comme justifiée l’accusation de complicité de la part d’une goélette qui était en vue longtemps avant l’attaque de l’ARIADNE à 13h45. On n’a vu aucun signal sur ce bâtiment, à l’exception d’un effet de lumière qui peut n’être qu’un reflet du soleil sur une vitre ou sur un objet en cuivre.
Récompenses
Citation à l’Ordre de l’Armée
LAGANNE Jean Capitaine au Long Cours Libourne 33
A fait preuve dans sa riposte contre un grand sous-marin de qualités d’énergie et de commandement très réelles et est parvenu à conserver son bâtiment dans des circonstances difficiles.
Citation à l’Ordre de la Division
LECUYER Léon Chef mécanicien Libourne 2200
A fait preuve sous le feu de l’ennemi de belles qualités d’énergie et d’initiative lors de l’attaque d son navire par un sous-marin.
Témoignage Officiel de Satisfaction
Vapeur ADRIADNE (Maurel et Prom)
Pour sa défense énergique contre un grand sous-marin qui a dû abandonner la lutte et a été probablement atteint par un obus.
Le sous-marin attaquant
C’était donc le sous-marin U 156 du Kptlt Konrad GANSSER.
La goélette aperçue par les hommes d’ARIADNE à proximité du sous-marin était la goélette espagnole LUZ, de Las Palmas, et n’avait rien à voir avec le sous-marin bien sûr. Elle a d’ailleurs précisé aux autorités espagnoles que le sous-marin attaquant était un grand sous-marin.
Note du VA Commandant en Chef, Préfet Maritime de Rochefort. 6 Février 1918
Suite à l’enquête de l’officier AMBC de Dakar
ARIADNE compte au port de Bordeaux où il relâche très régulièrement. Il n’est pas admissible qu’un navire de cette importance n’ait ni officier de tir, ni chef de section.
Le manque total de préparation et d’entraînement du personnel de ce vapeur, dénote de la part du centre AMBC de Bordeaux une insuffisance de l’action qu’il doit exercer sur les bâtiments pendant leur séjour au port.
Le port de Bordeaux devra s’attacher à contrôler avec soin l’organisation des bâtiments qui y relâchent et l’entraînement militaire du personnel de ces bâtiments.
J’ai déjà constaté à plusieurs reprises que le service du centre AMBC de Bordeaux laissait à désirer. L’instruction du personnel AMBC qui en provient est trop souvent incomplète. Ce personnel, qui devrait être entraîné pendant son séjour au port par des exercices intensifs, y est surtout employé à des corvées sur le port, sans aucun rapport avec son instruction.
Vous voudrez bien prendre les dispositions voulues pour que ce centre, qui possède autant de moyens que ceux des autres ports, puisse assurer son service dans des conditions de rendement satisfaisantes.
En ce qui concerne ARIADNE, son personnel devra être instruit avec soin. Un chef de section devra lui être destiné. Je vous prie de m’adresser, après enquête de l’Inspecteur AMBC de votre arrondissement, des explications sur l’insuffisance de l’instruction de l’officier de tir et du personnel AMBC de ce vapeur.
Cdlt