Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe
Publié : mar. déc. 04, 2007 7:32 pm
bonjour à tous,
je souhaite commencer la retranscription d'un étonnant petit livre paru en 1916 en France:
Parmi les blessés.../carnet de route d'une aide-doctoresse russe de Tatiana Alexinsky
si je le trouve étonnant,atypique et rare,c'est parce qu'il s'agit d'un témoignage d'une femme,d'une soignante et d'une Russe,qui nous fait part de son regard sur la guerre durant les années 1914-1915.
Tatiana est une jeune femme de la classe aisée,c'est une intellectuelle comme elle dit,elle parle russe,polonais,français,allemand.
elle a quitté son foyer pour se mettre au service des trains sanitaires:ce n'est pas à proprement parler une infirmière "diplômée",même si elle en fait tout le travail,c'est une "aide-doctoresse" avec un peu plus de responsabilités.
son style d'écriture est sans prétention littéraire,elle écrit comme elle pense même si elle choisit soigneusement ses expressions,je pense donc qu'elle a écrit son récit directement en français,avec quelques mots russes par-ci,par là.
et malgré les plus de 90 ans qui nous séparent d'elle,on découvre une jeune femme curieuse et sensible,très humaine et d'une modernité/liberté dans sa façon de penser très proche de la nôtre:c'est assez troublant.
et elle,elle nous fait découvrir une certaine Russie,celle de 1915,immense bien sûr,à la fois archaïque et moderne.
mais surtout, comme elle est très proche des lieux de bataille,elle donne la parole à différents témoins:
paysans,officiers,soldats,femmes-soldats,soldats blessés russes,autrichiens,allemands....
il en résulte un récit au charme indéniable en plus d'être un témoignage qui mérite d'être redécouvert à mon avis.
encore une précision: dans le récit,apparait souvent l'expression "ma petite soeur" pour désigner ces aides-doctoresses:c'est un terme générique de respect utilisé par les soldats car ces femmes n'étaient pas religieuses.
Mais,maintenant laissons parler Tatiana.
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Parmi les blessés
Notre train sanitaire est tout à fait une ville roulante,une petite ville provinciale,avec ses petites affaires,ses petites occupations,ses petits intérêts.
Au milieu du train se trouve une voiture de première classe pour le personnel;il en vient ensuite une de troisième classe,dont une moitié nous sert de salle à manger,et l'autre de salle de pansement.Puis les voitures servant de cuisine,de glacière,de resserre pour le linge propre et pour le linge sale;une voiture est affectée au logement de nos sanitary,c'est à dire des infirmiers,des brancardiers,etc.Les sanitary exceptés,tout le personnel est "civil" et composé exclusivement de femmes.Notre train est un train féministe,ce qui m'inspire une sorte d'orgueil.
Les compartiments administratifs et ménagers de notre train sont précédés et suivis des voitures transportant les blessés: pour les officiers,une voiture de deuxième classe;pour les soldats,quatorze wagons à marchandises,aménagés en ambulances et appelés tieplouchki,et huit voitures de quatrième classe.Ces dernières sont occupées par les hommes légèrement atteints;les quatorze autres wagons sont ceux des grands blessés.Certains sont pourvus de huit lits mobiles spéciaux avec des matelas mous,sur lesquels on place les brancards où sont étendus les hommes.
Tout le temps,notre train est en mouvement.Formé à Moscou,il a quitté son point de départ,au commencement de la guerre,à l'état embryonnaire,emportant tout le matériel médical et le personnel,mais n'ayant pas encore son nombre actuel de voitures:les nouvelles lui furent "accrochées" dans une des grandes villes proches de la bataille;et il est devenu ce qu'il est aujourd'hui:un long "train sanitaire" à trois dizaine de wagons.
Quand je commençai à faire connaissance avec mes collègues,je ne fus pas peu surprise,je l'avoue,en entendant pour la première fois les noms de nos infirmiers:tous ces noms sont à consonnance germanique;pas un seul Russe parmi eux.
Beaucoup de nos sanitary ont aussi l'aspect typique des Allemands:les yeux clairs,les cheveux blonds ou roux,les traits mous et les mouvements lents et méthodiques.Et ce n'est pas une illusion:ils sont allemands en effet.
Ce sont des menonites,c'est à dire des membres d'une secte évangélique venus en Russie sous la grande Catherine,qui aimait les philosophes français et les colons allemands.Ils se sont réfugiés chez nous pour échapper aux persécutions religieuses qu'on leur avait fait subir d'abord dans les Provinces-Unies,ensuite en Prusse.
La Russie est vraiment un pays de possibilités illimitées:son gouvernement,qui poursuivait les sectes chez ses propres sujets,accueillit ces hommes à qui l'étranger refusait la liberté de conscience.Il leur donna des terres cultivables dans le midi du pays,il les exempta des impôts,et,respectueux de leur religion,qui interdit de tuer et de faire la guerre,il les dispensa du service militaire armé,en les réservant pour les services auxilliaires et sanitaires.
Comme infirmiers,ces Allemands russes sont parfaits:très doux pour les blessés,très ponctuels et très intelligents.Chacun de nous voit bien qu'on peut avoir toute confiance en eux.
(à suivre)
je souhaite commencer la retranscription d'un étonnant petit livre paru en 1916 en France:
Parmi les blessés.../carnet de route d'une aide-doctoresse russe de Tatiana Alexinsky
si je le trouve étonnant,atypique et rare,c'est parce qu'il s'agit d'un témoignage d'une femme,d'une soignante et d'une Russe,qui nous fait part de son regard sur la guerre durant les années 1914-1915.
Tatiana est une jeune femme de la classe aisée,c'est une intellectuelle comme elle dit,elle parle russe,polonais,français,allemand.
elle a quitté son foyer pour se mettre au service des trains sanitaires:ce n'est pas à proprement parler une infirmière "diplômée",même si elle en fait tout le travail,c'est une "aide-doctoresse" avec un peu plus de responsabilités.
son style d'écriture est sans prétention littéraire,elle écrit comme elle pense même si elle choisit soigneusement ses expressions,je pense donc qu'elle a écrit son récit directement en français,avec quelques mots russes par-ci,par là.
et malgré les plus de 90 ans qui nous séparent d'elle,on découvre une jeune femme curieuse et sensible,très humaine et d'une modernité/liberté dans sa façon de penser très proche de la nôtre:c'est assez troublant.
et elle,elle nous fait découvrir une certaine Russie,celle de 1915,immense bien sûr,à la fois archaïque et moderne.
mais surtout, comme elle est très proche des lieux de bataille,elle donne la parole à différents témoins:
paysans,officiers,soldats,femmes-soldats,soldats blessés russes,autrichiens,allemands....
il en résulte un récit au charme indéniable en plus d'être un témoignage qui mérite d'être redécouvert à mon avis.
encore une précision: dans le récit,apparait souvent l'expression "ma petite soeur" pour désigner ces aides-doctoresses:c'est un terme générique de respect utilisé par les soldats car ces femmes n'étaient pas religieuses.
Mais,maintenant laissons parler Tatiana.
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Parmi les blessés
Notre train sanitaire est tout à fait une ville roulante,une petite ville provinciale,avec ses petites affaires,ses petites occupations,ses petits intérêts.
Au milieu du train se trouve une voiture de première classe pour le personnel;il en vient ensuite une de troisième classe,dont une moitié nous sert de salle à manger,et l'autre de salle de pansement.Puis les voitures servant de cuisine,de glacière,de resserre pour le linge propre et pour le linge sale;une voiture est affectée au logement de nos sanitary,c'est à dire des infirmiers,des brancardiers,etc.Les sanitary exceptés,tout le personnel est "civil" et composé exclusivement de femmes.Notre train est un train féministe,ce qui m'inspire une sorte d'orgueil.
Les compartiments administratifs et ménagers de notre train sont précédés et suivis des voitures transportant les blessés: pour les officiers,une voiture de deuxième classe;pour les soldats,quatorze wagons à marchandises,aménagés en ambulances et appelés tieplouchki,et huit voitures de quatrième classe.Ces dernières sont occupées par les hommes légèrement atteints;les quatorze autres wagons sont ceux des grands blessés.Certains sont pourvus de huit lits mobiles spéciaux avec des matelas mous,sur lesquels on place les brancards où sont étendus les hommes.
Tout le temps,notre train est en mouvement.Formé à Moscou,il a quitté son point de départ,au commencement de la guerre,à l'état embryonnaire,emportant tout le matériel médical et le personnel,mais n'ayant pas encore son nombre actuel de voitures:les nouvelles lui furent "accrochées" dans une des grandes villes proches de la bataille;et il est devenu ce qu'il est aujourd'hui:un long "train sanitaire" à trois dizaine de wagons.
Quand je commençai à faire connaissance avec mes collègues,je ne fus pas peu surprise,je l'avoue,en entendant pour la première fois les noms de nos infirmiers:tous ces noms sont à consonnance germanique;pas un seul Russe parmi eux.
Beaucoup de nos sanitary ont aussi l'aspect typique des Allemands:les yeux clairs,les cheveux blonds ou roux,les traits mous et les mouvements lents et méthodiques.Et ce n'est pas une illusion:ils sont allemands en effet.
Ce sont des menonites,c'est à dire des membres d'une secte évangélique venus en Russie sous la grande Catherine,qui aimait les philosophes français et les colons allemands.Ils se sont réfugiés chez nous pour échapper aux persécutions religieuses qu'on leur avait fait subir d'abord dans les Provinces-Unies,ensuite en Prusse.
La Russie est vraiment un pays de possibilités illimitées:son gouvernement,qui poursuivait les sectes chez ses propres sujets,accueillit ces hommes à qui l'étranger refusait la liberté de conscience.Il leur donna des terres cultivables dans le midi du pays,il les exempta des impôts,et,respectueux de leur religion,qui interdit de tuer et de faire la guerre,il les dispensa du service militaire armé,en les réservant pour les services auxilliaires et sanitaires.
Comme infirmiers,ces Allemands russes sont parfaits:très doux pour les blessés,très ponctuels et très intelligents.Chacun de nous voit bien qu'on peut avoir toute confiance en eux.
(à suivre)