Re: l'art et la manière d'écrire l'histoire
Publié : jeu. nov. 07, 2013 8:43 pm
Bonsoir,
Pour répondre à ma manière à notre Président un petit bout de texte sur l'histoire et la manière de l'écrire:
Si l’on convient que la manière dont un avocat présente « une affaire» peut orienter le jugement d’un tribunal, on est bien obligé de reconnaître que l’historien, fut-il le plus scrupuleux, est en permanence placé dans cette situation. Il choisit ce qu’il veut mettre en avant, il décide de la présentation et de l’expression.
Pour échapper à cela, il n’y aurait qu’une méthode : publier les documents, tous les documents, sans commentaires. Ce qui ramènerait le métier de spécialiste de l’histoire contemporaine à celui de chasseur d’archives. Fort heureusement, reste quand même le travail d’interprétation et de mise en corrélation.
L’historien d’aujourd’hui cite donc ses sources, documents ou travaux de confrères, acceptés ou réputés comme valables. Le problème est que l’on rencontre trop souvent des phrases de ce genre :
« Henri Contamine, le meilleur historien militaire de la Grande Guerre, pense néanmoins qu’il faut … »
Ce qui est une manière détournée de se défausser de l’analyse, une manière détournée de « faire sa cour » à la communauté scientifique et d’orienter le jugement du lecteur.
Voici, sous la plume de Jean-Baptiste Duroselle, dans La grande guerre des Français 1914-1918, publié chez Perrin en 1994, un exemple « d’organisation » de l’information qui relève de cette tendance.
Jean-Baptiste Duroselle vient de parler longuement de l’entrée en guerre, et il en arrive à la première Bataille de la Marne. Tout le monde sait qu’il s’agit là d’une période sensible, en particulier quand à la paternité des « Ordres » ayant conduit aux opérations victorieuses.Il écrit :
« … pourtant, cette retraite n'est pas une débâcle. L'ordre, peu à peu, se rétablit dans ce corps gigantesque. Il y a des succès locaux, comme celui de Lanrezac à Guise. Les soldats sont fourbus, mais s'étonnent de la retraite et se demandent quand on va reprendre l'offensive - car on croit encore à une guerre courte. Joffre, impassible, maître de ses nerfs, lucide, ne songe qu'à la future manœuvre. Il a insisté pour que l'ambassadeur à Saint- Pétersbourg (Maurice Paléologue) demande aux Russes de hâter leur intervention. Ceux-ci acceptent, entrent en Prusse orientale et remportent quelques succès avant d'être écrasés à Tannenberg du 29 au 31 août. Mais l'effet recherché est partiellement obtenu. Ce même 29 août, Moltke, qui n'a pas le caractère d'acier de Joffre, retire deux corps d'armée du front ouest et les envoie vers la Russie. Joffre enfin, malgré toutes les amitiés et les fraternités d'arme, a le courage de révoquer les généraux qui lui paraissent incapables et insuffisants. Le 30 août, c'est Ruffey, remplacé à la 3ème armée par Sarrail. « Il était très énervé et se répandait en propos amers contre la plupart de ses subordonnés ». Plus douloureux encore, c'est, le 3 septembre, le renvoi de Lanrezac. Certes il tenait bon dans sa manœuvre en retraite. Il était « merveilleux de lucidité ». Mais il était détesté des Anglais et surtout « les responsabilités l'écrasaient ». « Il s'était effondré moralement ». Au total, Joffre releva de leurs postes deux commandants de division d'infanterie sur soixante-douze, un commandant de corps de cavalerie, cinq commandants de divisions de cavalerie sur dix.
Revenons, pas à pas, sur ce qui a été dit.
« Il y a des succès locaux, comme celui de Lanrezac à Guise. »
La Bataille de Guise présentée comme un succès local. Voilà une bien curieuse manière pour un historien de traiter d’une affaire dont l’enjeu était la survie de l’Armée anglaise de French et celle de la VI ème Armée française. Dire ensuite de ce même général Lanrezac que « Certes il tenait bon dans sa manœuvre en retraite. [Qu’il] était « merveilleux de lucidité ». Mais [il] était détesté des Anglais et surtout [que] les responsabilités l'écrasaient »[et qu’] il s'était effondré moralement », en reprenant les termes même de Joffre et en oubliant de mentionner qu’il avait, un peu plus tôt dans le mois, à Charleroi, grâce à cette grande lucidité, sauvé la V ème Armée de l’anéantissement, par une série de manœuvres audacieuses, démontre un certain parti pris.
Voyons ce qu’en disait Isaac, en 1922, alors même que toutes les pièces officielles n’étaient pas encore connues :
« Néanmoins il y a d'ores et déjà un certain nombre de faits acquis et qu'on peut constater : si le Ier corps s'est trouvé en place le 15 août à Dinant pour empêcher les Allemands de passer sur la rive gauche de la Meuse, c'est parce que dès le 11 août le général Lanrezac avait demandé au général en chef l'autorisation de l'y envoyer; si l'ennemi, contre son attente, s'est heurté sur la Sambre du 20 au 23 août à la 5ème armée dont la résistance a sinon paralysé, du moins grandement gêné sa manœuvre débordante, c'est parce que le 14 août le général Lanrezac avait insisté avec la dernière énergie pour que la 5 ème armée fût transportée d'urgence vers la Sambre, si le 23 août la III ème armée von Hausen n'a pu déboucher sur la rive gauche de la Meuse, c'est grâce à la réaction vigoureuse du Ier Corps, dont Franchet d'Esperey a pris l'initiative, avec l'entier assentiment du général Lanrezac, si, dans cette même journée du 23 août, le général Lanrezac, a dû assumer les responsabilités les plus lourdes et décider la retraite, c’est parce que la Haut commandement n'est intervenu d'aucune façon et l'a entièrement abandonné à lui-même. On n'oubliera pas, d'autre part, que le général Lanrezac a été relevé de son commandement, non pas le 21 août au lendemain de Charleroi, mais le 3 septembre, après avoir conduit sans accidents graves pendant 250 kilomètres la plus difficile manœuvre en retraite, infligé à l'ennemi, sur l'initiative du général en chef, le sérieux échec de Guise, enfin ramené derrière la Marne la 5 ème armée à peu près intacte et en état de participer à l’offensive générale… »
Voilà un tout autre son de cloche. .
Plus avant, nous lisons :
« Joffre enfin, malgré toutes les amitiés et les fraternités d'arme, a le courage de révoquer les généraux qui lui paraissent incapables et insuffisants. Le 30 août, c'est Ruffey, remplacé à la 3ème armée par Sarrail. « Il était très énervé et se répandait en propos amers contre la plupart de ses subordonnés ». […] Au total, Joffre releva de leurs postes deux commandants de division d'infanterie sur soixante-douze, un commandant de corps de cavalerie, cinq commandants de divisions de cavalerie sur dix. »
Qu’en est-il véritablement de cette question qui englobe aussi celle du 15 ème Corps sur laquelle Duroselle, et pour cause, ne s ‘étend pas.
Joffre, en août 14, devant l’échec du plan XVII, réagit, dans l’Est comme ailleurs, par de nombreuses mutations et mises à la retraite immédiates. Se faisant, il fait ainsi glisser habilement vers d’autres une part des responsabilités qui lui incombent.
En fait, de nombreux limogeages suivirent : deux Généraux commandant des Armées sur six furent écartés : Ruffey et Lanrezac, peut-être pour incompétence, probablement aussi par manque de docilité, neuf Généraux de C.A, Brochin, Sauret, Percin, Ruffet, Pourradier-Duteil, Espinasse etc… Trente-trois divisionnaires de l’infanterie sur soixante-douze et la moitié des chefs des divisions de cavalerie furent discrètement changés : Sordet, Lescot Voir, à Vincennes, la série Cabinet du Ministre 5N 9.
Le 15 Août, Joffre écrivait : « …en ce qui concerne les généraux remis à votre disposition, j’ai indiqué […] les motifs sommaires qui ont déterminé ma décision de ne pas les laisser à la tête de leur troupe ; il n’est pas possible de faire, sur le moment, d’enquête plus complète, ni d’établir un rapport motivant la mise à la retraite… ». Il n’y eut pas, ultérieurement, d’enquêtes plus complètes. On peut aussi penser que Joffre et les « Jeunes Turcs » du Grand Quartier Général avaient ainsi profité de l’occasion pour écarter tous ceux qui n’avaient pas « la foi » en l’offensive à outrance.
Nous voilà bien loin des chiffres « innocents » annoncés par Duroselle, et dés cet instant, enclin à une certaine méfiance, d’autant que nous allons rencontrer plus loin cet autre « morceau de bravoure » décrivant le début de la bataille de la Marne :
« C'est à l'aile gauche que se produisirent les événements les plus formidables. Avec sa 6 ème armée, disposée nord-sud entre Nanteuil le-Haudouin et Lagny, Maunoury, dès le 6, attaqua le flanc de l'armée von Kluck qui marchait vers le sud et avait largement dépassé la Marne. […]»
Von Kluck ayant réussit sa manœuvre de dégagement reprend l’offensive
« Mais Maunoury, Galliéni et Joffre avaient bien vu le danger. Dès le 7, un effort énorme fut accompli pour renforcer à tout prix l'aile gauche de Maunoury et empêcher le débordement. C'est là - épisode symbolique, car il ne s'agissait que de quatre mille hommes - que vinrent dans la nuit du 7 au 8 les fameux « taxis de la Marne ». D'autres renforts, heureusement beaucoup plus importants, arrivèrent par voie ferrée, en camion ou à pied. Jusqu'au 9 au soir, on ne savait pas si l'aile gauche de Maunoury réussirait à tenir ».
Une telle déclaration confine à la mauvaise foi puisqu’on connaît, aujourd’hui, le document suivant :
ARMEE DE PARIS Paris, 4 septembre 1914,
9 heures.
Etat-Major SECRET
2° Bureau ORDRE PARTICULIER N°1
N°648 D/13.
Le général de division Galliéni, Commandant les Armées de Paris, au Général Maunoury, commandant la 6 ème Armée, Le Raincy.
« En raison du mouvement des Armées allemandes qui paraissent glisser en avant de notre front dans la direction du Sud-Est, j'ai l'intention de porter votre Armée, en avant dans leur flanc, c'est-à-dire dans la direction de l’Fst, en liaison avec les troupes anglaises.
« Je vous indiquerai votre direction de marche dès que je connaîtrai celle de l'Armée anglaise. Mais prenez dès maintenant, vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi et à entamer demain un mouvement général dans l’Est du Camp Retranché.
Poussez immédiatement des reconnaissances de cavalerie dans tout le secteur entre la route de Chantilly et La Marne.
« Je mets la 45 ème division, dès maintenant, sous vos ordres.
Venez de votre personne me parler le plus tôt possible.
Le général de division, Commandant les Armées de Paris,
doublé le soir même, à 20 h 30, par l’ordre général n° 5 qui suit la rencontre que Galliéni a eu avec Maunoury le même jour à 11 h et une conversation téléphonique avec Joffre.
« Ordre Général No 5. Paris, 4 septembre 1914. 20 h. 30.
1° Tous les renseignements concordent à démontrer que le gros de la I ère Armée allemande qui faisait face jusqu’ici à la 6 ème Armée, s'est orienté vers le Sud-Est. Des colonnes Importantes ont été signalées hier soir, se dirigeant sur la Marne pour la franchir entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry. Ce mouvement paraît nettement dirigé, contre la droite anglaise et la gauche de la 5ème Armée française. Une colonne qui paraît constituer la droite allemande était en marche, aujourd'hui, de Nanteuil-le-Haudouin sur Meaux ou Lizy-sur-Ourcq.
Dans ces conditions, Paris cessant d'être menacé, toutes les forces mobiles de l'Armée de Paris doivent manœuvrer de manière à conserver le contact avec l'Armée allemande et à la suivre pour se tenir prêtes à participer à la bataille prévue.
L'Armée anglaise a fait connaître qu'elle se préparait à agir dans le même sens.
2° La 6 ème Armée poussera des reconnaissances de cavalerie dans les directions de Chantilly, Senlis, Nanteuil-le-Haudouin, Meaux et Lizy-sur-Oumq. Des dispositions sont prises pour renforcer la cavalerie de la 6ème Armée de tous les éléments disponibles.
3° Demain, la 6 ème Armée se mettra en mouvement dans la direction de l'Est, en se maintenant sur la rive droite (Nord) de la Mame, de manière à amener son front à hauteur de Meaux et à être prête à attaquer, le 6 au matin, en liaison avec l'Armée anglaise, qui attaquera sur le front Coulommiers-Changis.
4° En vue de cette marche vers l'Est, la 6 ème Armée sera renforcée successivement des éléments ci-après : la 45 ème division passe dès maintenant sous les ordres du général Maunoury, le 4 ème Corps d'Armée se tiendra prêt à suivre le mouvement de la 6 ème Armée, au fur et à mesure qu'une division aura débarqué en totalité. »
Ces deux documents irréfutables montrent, d’abord que Maunoury était placé sous les ordres de Galliéni, -il ne le sera sous ceux de Joffre qu’à partir du 8- ensuite que c’est bien Galliéni, et non l’Etat-Major de Joffre qui a eu l’intuition de la manœuvre à entreprendre pour bloquer la tentative d’encerclement menée par l’Armée allemande et la retourner contre elle.
Quand à l’opération de renforcement de l’Armée Maunoury, elle est déclenchée par Galliéni ( et pas seulement le transfert par taxis des 4 000 hommes de la division Trintignan à Nanteuil-le-Haudoin dans la nuit du 7 au 8 comme on tente souvent de le faire croire)
Galliéni a écrit dans ses Mémoires :
« Toutes les mesures possibles, je le répète, étaient prises, pour permettre, au général Maunoury de remplir sa tâche: les renforts lui étaient expédiés immédiatement par les moyens les plus rapides et, pour restaurer la confiance parmi nos alliés et les engager à coopérer à l'offensive de l'armée de Paris, la 80 ème division, général de Lartigue, passait sur la rive gauche de la Marne pour assurer la liaison de nos forces avec l'armée britannique ».
Initiatives confirmées par la lettre manuscrite reçue par Galliéni le 8
Mon cher camarade,
« Je tiens à vous remercier bien chaleureusement pour la façon rapide et éminemment efficace dont vous avez mis l'armée du général Maunoury à même de remplir la mission délicate qui lui est confiée.
Grâce à vous et à tous les moyens que vous avez mis à sa disposition, la 6 ème armée manœuvre parfaitement et son action contribue très heureusement au but final que nous nous proposons tous […]
Joffre
On est en droit de penser que les « doctorants » travaillant sous la direction de Duroselle devaient orienter avec prudence leurs travaux de recherches et ne pas trop remettre en cause la doctrine officielle.
A bientôt.
CC
Pour répondre à ma manière à notre Président un petit bout de texte sur l'histoire et la manière de l'écrire:
Si l’on convient que la manière dont un avocat présente « une affaire» peut orienter le jugement d’un tribunal, on est bien obligé de reconnaître que l’historien, fut-il le plus scrupuleux, est en permanence placé dans cette situation. Il choisit ce qu’il veut mettre en avant, il décide de la présentation et de l’expression.
Pour échapper à cela, il n’y aurait qu’une méthode : publier les documents, tous les documents, sans commentaires. Ce qui ramènerait le métier de spécialiste de l’histoire contemporaine à celui de chasseur d’archives. Fort heureusement, reste quand même le travail d’interprétation et de mise en corrélation.
L’historien d’aujourd’hui cite donc ses sources, documents ou travaux de confrères, acceptés ou réputés comme valables. Le problème est que l’on rencontre trop souvent des phrases de ce genre :
« Henri Contamine, le meilleur historien militaire de la Grande Guerre, pense néanmoins qu’il faut … »
Ce qui est une manière détournée de se défausser de l’analyse, une manière détournée de « faire sa cour » à la communauté scientifique et d’orienter le jugement du lecteur.
Voici, sous la plume de Jean-Baptiste Duroselle, dans La grande guerre des Français 1914-1918, publié chez Perrin en 1994, un exemple « d’organisation » de l’information qui relève de cette tendance.
Jean-Baptiste Duroselle vient de parler longuement de l’entrée en guerre, et il en arrive à la première Bataille de la Marne. Tout le monde sait qu’il s’agit là d’une période sensible, en particulier quand à la paternité des « Ordres » ayant conduit aux opérations victorieuses.Il écrit :
« … pourtant, cette retraite n'est pas une débâcle. L'ordre, peu à peu, se rétablit dans ce corps gigantesque. Il y a des succès locaux, comme celui de Lanrezac à Guise. Les soldats sont fourbus, mais s'étonnent de la retraite et se demandent quand on va reprendre l'offensive - car on croit encore à une guerre courte. Joffre, impassible, maître de ses nerfs, lucide, ne songe qu'à la future manœuvre. Il a insisté pour que l'ambassadeur à Saint- Pétersbourg (Maurice Paléologue) demande aux Russes de hâter leur intervention. Ceux-ci acceptent, entrent en Prusse orientale et remportent quelques succès avant d'être écrasés à Tannenberg du 29 au 31 août. Mais l'effet recherché est partiellement obtenu. Ce même 29 août, Moltke, qui n'a pas le caractère d'acier de Joffre, retire deux corps d'armée du front ouest et les envoie vers la Russie. Joffre enfin, malgré toutes les amitiés et les fraternités d'arme, a le courage de révoquer les généraux qui lui paraissent incapables et insuffisants. Le 30 août, c'est Ruffey, remplacé à la 3ème armée par Sarrail. « Il était très énervé et se répandait en propos amers contre la plupart de ses subordonnés ». Plus douloureux encore, c'est, le 3 septembre, le renvoi de Lanrezac. Certes il tenait bon dans sa manœuvre en retraite. Il était « merveilleux de lucidité ». Mais il était détesté des Anglais et surtout « les responsabilités l'écrasaient ». « Il s'était effondré moralement ». Au total, Joffre releva de leurs postes deux commandants de division d'infanterie sur soixante-douze, un commandant de corps de cavalerie, cinq commandants de divisions de cavalerie sur dix.
Revenons, pas à pas, sur ce qui a été dit.
« Il y a des succès locaux, comme celui de Lanrezac à Guise. »
La Bataille de Guise présentée comme un succès local. Voilà une bien curieuse manière pour un historien de traiter d’une affaire dont l’enjeu était la survie de l’Armée anglaise de French et celle de la VI ème Armée française. Dire ensuite de ce même général Lanrezac que « Certes il tenait bon dans sa manœuvre en retraite. [Qu’il] était « merveilleux de lucidité ». Mais [il] était détesté des Anglais et surtout [que] les responsabilités l'écrasaient »[et qu’] il s'était effondré moralement », en reprenant les termes même de Joffre et en oubliant de mentionner qu’il avait, un peu plus tôt dans le mois, à Charleroi, grâce à cette grande lucidité, sauvé la V ème Armée de l’anéantissement, par une série de manœuvres audacieuses, démontre un certain parti pris.
Voyons ce qu’en disait Isaac, en 1922, alors même que toutes les pièces officielles n’étaient pas encore connues :
« Néanmoins il y a d'ores et déjà un certain nombre de faits acquis et qu'on peut constater : si le Ier corps s'est trouvé en place le 15 août à Dinant pour empêcher les Allemands de passer sur la rive gauche de la Meuse, c'est parce que dès le 11 août le général Lanrezac avait demandé au général en chef l'autorisation de l'y envoyer; si l'ennemi, contre son attente, s'est heurté sur la Sambre du 20 au 23 août à la 5ème armée dont la résistance a sinon paralysé, du moins grandement gêné sa manœuvre débordante, c'est parce que le 14 août le général Lanrezac avait insisté avec la dernière énergie pour que la 5 ème armée fût transportée d'urgence vers la Sambre, si le 23 août la III ème armée von Hausen n'a pu déboucher sur la rive gauche de la Meuse, c'est grâce à la réaction vigoureuse du Ier Corps, dont Franchet d'Esperey a pris l'initiative, avec l'entier assentiment du général Lanrezac, si, dans cette même journée du 23 août, le général Lanrezac, a dû assumer les responsabilités les plus lourdes et décider la retraite, c’est parce que la Haut commandement n'est intervenu d'aucune façon et l'a entièrement abandonné à lui-même. On n'oubliera pas, d'autre part, que le général Lanrezac a été relevé de son commandement, non pas le 21 août au lendemain de Charleroi, mais le 3 septembre, après avoir conduit sans accidents graves pendant 250 kilomètres la plus difficile manœuvre en retraite, infligé à l'ennemi, sur l'initiative du général en chef, le sérieux échec de Guise, enfin ramené derrière la Marne la 5 ème armée à peu près intacte et en état de participer à l’offensive générale… »
Voilà un tout autre son de cloche. .
Plus avant, nous lisons :
« Joffre enfin, malgré toutes les amitiés et les fraternités d'arme, a le courage de révoquer les généraux qui lui paraissent incapables et insuffisants. Le 30 août, c'est Ruffey, remplacé à la 3ème armée par Sarrail. « Il était très énervé et se répandait en propos amers contre la plupart de ses subordonnés ». […] Au total, Joffre releva de leurs postes deux commandants de division d'infanterie sur soixante-douze, un commandant de corps de cavalerie, cinq commandants de divisions de cavalerie sur dix. »
Qu’en est-il véritablement de cette question qui englobe aussi celle du 15 ème Corps sur laquelle Duroselle, et pour cause, ne s ‘étend pas.
Joffre, en août 14, devant l’échec du plan XVII, réagit, dans l’Est comme ailleurs, par de nombreuses mutations et mises à la retraite immédiates. Se faisant, il fait ainsi glisser habilement vers d’autres une part des responsabilités qui lui incombent.
En fait, de nombreux limogeages suivirent : deux Généraux commandant des Armées sur six furent écartés : Ruffey et Lanrezac, peut-être pour incompétence, probablement aussi par manque de docilité, neuf Généraux de C.A, Brochin, Sauret, Percin, Ruffet, Pourradier-Duteil, Espinasse etc… Trente-trois divisionnaires de l’infanterie sur soixante-douze et la moitié des chefs des divisions de cavalerie furent discrètement changés : Sordet, Lescot Voir, à Vincennes, la série Cabinet du Ministre 5N 9.
Le 15 Août, Joffre écrivait : « …en ce qui concerne les généraux remis à votre disposition, j’ai indiqué […] les motifs sommaires qui ont déterminé ma décision de ne pas les laisser à la tête de leur troupe ; il n’est pas possible de faire, sur le moment, d’enquête plus complète, ni d’établir un rapport motivant la mise à la retraite… ». Il n’y eut pas, ultérieurement, d’enquêtes plus complètes. On peut aussi penser que Joffre et les « Jeunes Turcs » du Grand Quartier Général avaient ainsi profité de l’occasion pour écarter tous ceux qui n’avaient pas « la foi » en l’offensive à outrance.
Nous voilà bien loin des chiffres « innocents » annoncés par Duroselle, et dés cet instant, enclin à une certaine méfiance, d’autant que nous allons rencontrer plus loin cet autre « morceau de bravoure » décrivant le début de la bataille de la Marne :
« C'est à l'aile gauche que se produisirent les événements les plus formidables. Avec sa 6 ème armée, disposée nord-sud entre Nanteuil le-Haudouin et Lagny, Maunoury, dès le 6, attaqua le flanc de l'armée von Kluck qui marchait vers le sud et avait largement dépassé la Marne. […]»
Von Kluck ayant réussit sa manœuvre de dégagement reprend l’offensive
« Mais Maunoury, Galliéni et Joffre avaient bien vu le danger. Dès le 7, un effort énorme fut accompli pour renforcer à tout prix l'aile gauche de Maunoury et empêcher le débordement. C'est là - épisode symbolique, car il ne s'agissait que de quatre mille hommes - que vinrent dans la nuit du 7 au 8 les fameux « taxis de la Marne ». D'autres renforts, heureusement beaucoup plus importants, arrivèrent par voie ferrée, en camion ou à pied. Jusqu'au 9 au soir, on ne savait pas si l'aile gauche de Maunoury réussirait à tenir ».
Une telle déclaration confine à la mauvaise foi puisqu’on connaît, aujourd’hui, le document suivant :
ARMEE DE PARIS Paris, 4 septembre 1914,
9 heures.
Etat-Major SECRET
2° Bureau ORDRE PARTICULIER N°1
N°648 D/13.
Le général de division Galliéni, Commandant les Armées de Paris, au Général Maunoury, commandant la 6 ème Armée, Le Raincy.
« En raison du mouvement des Armées allemandes qui paraissent glisser en avant de notre front dans la direction du Sud-Est, j'ai l'intention de porter votre Armée, en avant dans leur flanc, c'est-à-dire dans la direction de l’Fst, en liaison avec les troupes anglaises.
« Je vous indiquerai votre direction de marche dès que je connaîtrai celle de l'Armée anglaise. Mais prenez dès maintenant, vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi et à entamer demain un mouvement général dans l’Est du Camp Retranché.
Poussez immédiatement des reconnaissances de cavalerie dans tout le secteur entre la route de Chantilly et La Marne.
« Je mets la 45 ème division, dès maintenant, sous vos ordres.
Venez de votre personne me parler le plus tôt possible.
Le général de division, Commandant les Armées de Paris,
doublé le soir même, à 20 h 30, par l’ordre général n° 5 qui suit la rencontre que Galliéni a eu avec Maunoury le même jour à 11 h et une conversation téléphonique avec Joffre.
« Ordre Général No 5. Paris, 4 septembre 1914. 20 h. 30.
1° Tous les renseignements concordent à démontrer que le gros de la I ère Armée allemande qui faisait face jusqu’ici à la 6 ème Armée, s'est orienté vers le Sud-Est. Des colonnes Importantes ont été signalées hier soir, se dirigeant sur la Marne pour la franchir entre la Ferté-sous-Jouarre et Château-Thierry. Ce mouvement paraît nettement dirigé, contre la droite anglaise et la gauche de la 5ème Armée française. Une colonne qui paraît constituer la droite allemande était en marche, aujourd'hui, de Nanteuil-le-Haudouin sur Meaux ou Lizy-sur-Ourcq.
Dans ces conditions, Paris cessant d'être menacé, toutes les forces mobiles de l'Armée de Paris doivent manœuvrer de manière à conserver le contact avec l'Armée allemande et à la suivre pour se tenir prêtes à participer à la bataille prévue.
L'Armée anglaise a fait connaître qu'elle se préparait à agir dans le même sens.
2° La 6 ème Armée poussera des reconnaissances de cavalerie dans les directions de Chantilly, Senlis, Nanteuil-le-Haudouin, Meaux et Lizy-sur-Oumq. Des dispositions sont prises pour renforcer la cavalerie de la 6ème Armée de tous les éléments disponibles.
3° Demain, la 6 ème Armée se mettra en mouvement dans la direction de l'Est, en se maintenant sur la rive droite (Nord) de la Mame, de manière à amener son front à hauteur de Meaux et à être prête à attaquer, le 6 au matin, en liaison avec l'Armée anglaise, qui attaquera sur le front Coulommiers-Changis.
4° En vue de cette marche vers l'Est, la 6 ème Armée sera renforcée successivement des éléments ci-après : la 45 ème division passe dès maintenant sous les ordres du général Maunoury, le 4 ème Corps d'Armée se tiendra prêt à suivre le mouvement de la 6 ème Armée, au fur et à mesure qu'une division aura débarqué en totalité. »
Ces deux documents irréfutables montrent, d’abord que Maunoury était placé sous les ordres de Galliéni, -il ne le sera sous ceux de Joffre qu’à partir du 8- ensuite que c’est bien Galliéni, et non l’Etat-Major de Joffre qui a eu l’intuition de la manœuvre à entreprendre pour bloquer la tentative d’encerclement menée par l’Armée allemande et la retourner contre elle.
Quand à l’opération de renforcement de l’Armée Maunoury, elle est déclenchée par Galliéni ( et pas seulement le transfert par taxis des 4 000 hommes de la division Trintignan à Nanteuil-le-Haudoin dans la nuit du 7 au 8 comme on tente souvent de le faire croire)
Galliéni a écrit dans ses Mémoires :
« Toutes les mesures possibles, je le répète, étaient prises, pour permettre, au général Maunoury de remplir sa tâche: les renforts lui étaient expédiés immédiatement par les moyens les plus rapides et, pour restaurer la confiance parmi nos alliés et les engager à coopérer à l'offensive de l'armée de Paris, la 80 ème division, général de Lartigue, passait sur la rive gauche de la Marne pour assurer la liaison de nos forces avec l'armée britannique ».
Initiatives confirmées par la lettre manuscrite reçue par Galliéni le 8
Mon cher camarade,
« Je tiens à vous remercier bien chaleureusement pour la façon rapide et éminemment efficace dont vous avez mis l'armée du général Maunoury à même de remplir la mission délicate qui lui est confiée.
Grâce à vous et à tous les moyens que vous avez mis à sa disposition, la 6 ème armée manœuvre parfaitement et son action contribue très heureusement au but final que nous nous proposons tous […]
Joffre
On est en droit de penser que les « doctorants » travaillant sous la direction de Duroselle devaient orienter avec prudence leurs travaux de recherches et ne pas trop remettre en cause la doctrine officielle.
A bientôt.
CC