Re: Pour les fanas. Chasseurs ( Ralpins ou Rapied ).
Publié : dim. août 20, 2006 2:00 am
par Jean RIOTTE
Re-bonsoir aux fanas Chasseurs,
Comme promis voici le document:
La « Croix du Drapeau» (1913-1914).
A la fin de l'année scolaire 1911-1912, j'obtins au lycée de Grenoble, mon baccalauréat 1re partie. Pour gagner du temps, je décidai de sauter la classe de mathématiques élémentaires et d'entamer sans plus attendre la préparation à Saint¬Cyr. Mon âge en 1913, dix-huit ans en juillet, me permit tout juste de tenter le concours dès cette année. Tout se passa bien. Reçu dans un bon rang (57e sur 534), je signai à la mairie d'Embrun mon engagement et, le 8 novembre, je fus incorporé à l'Ecole, un des plus jeunes de ma promotion.
La guerre paraissant inévitable, sinon imminente, la durée du service militaire venait d'être portée à trois ans(1). Pour que Saint-Cyr puisse former des sous-lieutenants à un rythme rapide, l'année de stage préliminaire dans un corps de troupe avait été supprimée. Les nouveaux reçus rejoignirent donc directement l'Ecole où trois promotions se trouvaient ainsi réunies. Pas pour longtemps car les « Marie-Louise », élèves de 3ème année, furent promus officiers dès le 15 décembre 1913 et ma promotion se retrouva seule avec les anciens de « Montmirail ».
Quelques événements particuliers vinrent tromper heureusement la monotonie quotidienne des travaux intellectuels et physiques imposés par le règlement de l'Ecole à des jeunes gens qui n'étaient pas encore tout à fait des hommes. Le 22 avril, en présence des souverains britanniques, le roi George V et la reine Mary, au cours d'une grande revue passée à Vincennes, le président de la République, M. Poincaré, épingla la croix de la Légion d'honneur au drapeau du « Premier Bataillon de France» ainsi qu'à celui de l'Ecole polytechnique. Moins d'un mois plus tard, le 18 mai, un défilé suivi d'une manœuvre eurent lieu à Satory, devant le roi de Danemark. La haute taille (1,92 m) de S.M. Christian X frappa moins les spectateurs que les évolutions d'un dirigeable et surtout de douze « aéros » qui tanguaient dans le vent furieux.
Le 15 juin, le bataillon se mit en route pour le camp de Mailly, en passant par Champaubert et Montmirail afin d'étudier sur le terrain les deux batailles livrées par Napoléon en février 1814. Malgré l'entraînement acquis progressivement, je contractai, au cours de ces marches, une congestion pulmonaire. On m'abandonna, sinon dans le fossé, du moins aux bons soins de l'hospice de Montmirail : procédé plutôt sommaire qui aurait pu faire croire que rien n'avait changé depuis le grand empereur. Ma convalescence se passa naturellement à Guillestre et je ne fus pas présent à la soirée du 31 juillet 1914, où mes camarades furent baptisés « Promotion de la Croix du Drapeau ». Quelques-uns d'entre eux, exaltés par l'aggravation de la situation et par la perspective de la Revanche tant attendue, jurèrent ce soir-là de monter à l'assaut « en casoar et gants blancs ». Le 2 août, les élèves des deux promotions reçurent, avec leur galon de sous¬lieutenant, un ordre de mobilisation et rejoignirent leurs régiments.
Moi, à Guillestre, je suivais avec passion les événements tels que les rapportaient les journaux. Rongeant mon frein, j'avais hâte de guérir : l'air des montagnes me rendit mes forces. Quelques jours se passèrent ainsi dans une attente impatiente. Enfin un télégramme de l'Ecole m'apprit que, promu sous-lieutenant, j'avais à rejoindre sans délai le dépôt du 16" bataillon de chasseurs à pied à Lille.
LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE (1914-1919).
Avant-postes en Belgique.
Les liaisons ferroviaires entre les Hautes-Alpes et la capitale n'étaient pas, à l'époque, ce qu'elles sont devenues : le rapide Briançon-Paris n'existait pas encore. Je finis par débarquer à Lille, quelque peu moulu, après trois nuits et deux jours de voyage. Mon premier soin fut de troquer ma tenue de saint-cyrien contre un uniforme de chasseur à pied. Le commandant du dépôt m'ayant aussitôt affecté à une compagnie qui ne comptait pour le moment d'autre officier qu' un sous-lieutenant de réserve, je me trouvai, à dix-neuf ans tout juste, et après huit mois d'instruction à Saint-Cyr, à la tête d'une compagnie de 200 réservistes.
Le jour de mon arrivée, les Allemands ayant déjà envahi la Belgique, on parlait bien de la vaillante défense de Liège mais personne à Lille n'envisageait que cette ville puisse se trouver englobée dans la zone des opérations. Quant à moi, je m'imaginais n'avoir qu'à attendre le très prochain départ d'un renfort destiné à l'un des deux bataillons de chasseurs, le 16è et le 56è (2), qui se concentraient alors face à Metz les autres unités de la 42" D.I. J'eus, il est vrai, peu de temps à consacrer à mes réflexions : deux jours plus tard, ma compagnie comptait 380 hommes, le 15 elle en avait 450 ! Il me fallait organiser et diriger l'instruction de ces réservistes, surveiller leur habillement et leur nourriture, signer des pièces administratives, rédiger des rapports. Ma tâche se trouva compliquée par le fait que ces hommes, originaires de la région, parlaient presque tous soit le flamand, soit un patois local, le « chtimi », dont je ne comprenais pas un mot. Par bonheur, les sous-officiers, pour la plupart des « chefs porions », étaient habitués à commander et savaient se faire obéir. La bonne volonté, du reste, était générale.
Cependant, les événements se précipitaient. Les armées allemandes, étendant leur mouvement de débordement bien au-delà de la Meuse, entraient à Bruxelles le 20 août, puis se rabattaient sur la Sambre. Sous les ordres du général d'Amade, un rideau formé de quatre divisions territoriales fut, à la hâte, tendu de Dunkerque à Maubeuge. Pour sa part, notre dépôt forma un bataillon de marche, chargé de tenir les avant-postes devant Lille. Ma compagnie, déployée à Linselles, devait surveiller un secteur de 6 km. Sur le qui-vive jour et nuit, je fis élever des barricades et creuser des tranchées. Nous entendions le canon vers l'est, quelques « Taube » (3) nous survolaient, mais en fait d'ennemis nous ne vîmes jamais que cinq ou six uhlans capturés à Courtrai par une patrouille de cavaliers. Le 24 août, Lille ayant été déclarée ville ouverte, son évacuation fut décidée dans des conditions de soudaineté qui donnèrent lieu sur le moment à bien des rumeurs et, plus tard, à bien des polémiques. Notre bataillon reçut l'ordre de gagner Béthune : 60 km abattus entre minuit et cinq heures du soir. C'était beaucoup pour des réservistes encore peu entraînés. Nous en repartions cependant la nuit suivante pour Arras, Doullens, Abbeville, Dieppe et Le Havre où, harassés, dormant en marchant, nous arrivâmes enfin pour nous embarquer à destination de La Palice. Un train nous emmena finalement en Haute-Vienne où nous échouâmes le 11 septembre, aux environs de Limoges.(4)
Qu'allions-nous devenir? Etions-nous destinés à entrer dans la composition d'une nouvelle masse de manœuvre prête à secourir Paris - mais déjà filtrait la nouvelle de la victoire de la Marne - ou à renforcer les armées de l'Est? La constitution de nouveaux détachements apparaissait, dans l'immédiat, difficile car nos magasins d'habillement et d'armement étaient restés à Lille, ne pouvant suivre notre repli précipité. Du moins le moral demeurait élevé chez ces hommes qui avaient dû abandonner leurs foyers à l'ennemi.
Bientôt déchargé du commandement de ma compagnie, on me confia l'instruction de 27 élèves-officiers de réserve, 20 élèves-caporaux et 120 recrues. A quelle expérience pouvais-je faire appel dans l'exercice de cette nouvelle mission? Arpentant à longueur de journée une campagne splendide que déjà empourprait l'automne, je harcelais aussi mes chefs, on le comprendra aisément, pour rejoindre la ligne de feu où de nombreux camarades de promotion étaient déjà tombés.(5) Toutes mes demandes se heurtaient à un refus catégorique : le dépôt comptait trop peu d'officiers. Mon tour vint enfin.
La guerre en Flandre: l'Yser, Ypres (Novembre 1914).
Après la bataille de la Marne, on le sait, les deux armées avaient cherché à se déborder réciproquement, dans un mouvement qui reçut le nom de « Course à la mer ». Les vastes plateaux d'entre Oise et Somme, les collines de l'Artois, la plaine des Flandres, furent pendant deux mois le théâtre de ces manœuvres et de ces combats. Nous réussîmes à interdire à l'adversaire l'accès aux ports du Pas-de-Calais, mais la région de Lille que les troupes allemandes n'avaient fait que traverser, à la fin d'août, sans l'occuper, demeura perdue.
Pour alimenter ce nouveau front, le commandement devait prélever des forces sur les secteurs stabilisés. C'est
ainsi qu'à la mi-octobre, la 42è D.l. qui, sous le commandement du général Grossetti, s'était, pendant la bataille de la Marne, distinguée aux marais de Saint-Gond, fut retirée du front de Champagne et transportée dans le Nord. Lorsque la nouvelle de ce mouvement nous parvint au dépôt, j'éprouvai un sentiment de pitié pour mes chasseurs qui, revenant dans leurs pays natal, n'y retrouveraient pas souvent leur maison, leurs biens, peut-être même leur famille, mais j'avais un ardent désir de contribuer à refouler l'ennemi, aux endroits mêmes où nous avions dû fuir dans de si tristes conditions.
Je rejoignis le 16e bataillon de chasseurs le 26 octobre à Oost-Dunkerque avec un renfort de 350 hommes : mes vœux étaient exaucés. C'était le moment dramatique où l'armée belge, à bout de résistance, vènait de prendre la grave décision, pour arrêter l'ennemi, de doubler le faible obstacle de l'Yser en tendant des inondations d'eau de mer sur ses rives. Je fis rapidement connaissance avec ma troupe et le pays. Des hommes barbus, fatigués, et qui regardaient avec quelque curiosité le « bleu » qui allait les conduire au feu, comme si eux-mêmes n'en savaient pas, sur ce point, plus que lui; c'étaient les gars de la compagnie, la 3e, à laquelle on m'avait affecté. Une plaine s'étendant à l'infini sous un ciel bas chargé de pluie, une terre coupée de canaux, imbibée d'eau, collant aux chaussures, c'était le plat pays, recouvert peu à peu par l'inondation, que les Allemands s'efforçaient de traverser le plus rapidement possible pour atteindre une ligne de terre ferme. Ils y parvinrent quatre jours après mon arrivée, rompant le front belge et atteignant le village de Ramscapelle qui fut bientôt repris à la baÏonnette par mon bataillon(6).
Une semaine s'était à peine écoulée depuis mon baptême du feu que je pris le commandement de ma compagnie, son chef venant d'être blessé. Nous nous trouvions alors en pleine bagarre au sud de Dixmude, mais dès le lendemain nous marchions sur ce que les communiqués d'alors désignaient par le « saillant d'Ypres ». Aux violents assauts de l'ennemi, nous opposions une résistance non moins dure. D'un côté, des unités allemandes composées en partie de jeunes engagés, de l'autre un mélange composite d'Anglais et de Français où se mêlaient tous les uniformes possibles : fusiliers marins, zouaves, tirailleurs nord-africains et sénégalais rassemblés sur le dernier lambeau de territoire belge.
C'est là, le 11 novembre 1914, après quinze jours de combat, que mon destin fut scellé de la manière la plus imprévisible qui soit pour un très jeune officier. A l'aube de cette journée, voulant vérifier l'état exact de mes sections qui venaient de repousser plusieurs tentatives ennemies, je sortis d'un trou sommairement recouvert de branchages et de terre ... et me trouvai face à une baïonnette, l'homme prêt à tirer. Je ne pouvais porter la main à mon étui de revolver sans que l'Allemand n'appuie aussitôt sur sa gâchette. J'étais fait prisonnier.
Sur le moment, je ne compris rien à ce qui s'était passé; mes sections tenaient bon et, tout d'un coup, sans crier gare, l'ennemi était à la porte de mon P.C. ? Un trou s'était sans doute produit quelque part sur ma gauche et les Allemands l'avaient exploité pour « enrouler» notre ligne. Les archives consultées après coup sont assez confuses pour ce jour-là. Toutefois il est certain que l'offensive allemande sur Ypres, en direction de Calais, a été brisée ce 11 novembre 1914 par la résistance de nos troupes. Les corps alignés devant le front de ma compagnie en portaient le témoignage.
La captivité; tentatives d'évasion; représailles (1914-1918).
Depuis trois mois et demi que durait la guerre, j'avais eu le temps de passer en revue ce qui vraisemblablement m'attendait: blessure, mort ... Jamais l'idée ne m'avait effleuré que je pourrais être prisonnier.
Après ma capture, je me retrouvai à Lille d'où je fus aussitôt transféré(7) à Osnabrück, dans une grande caserne noire au milieu d'une campagne désolée. Je devais y moisir dix-huit mois dans une monotonie écrasante et pluvieuse où toutes les semaines, tous les jours, toutes les heures se ressemblaient. Autour de la caserne, la campagne avec ses grands champs de seigle immobiles semblait figée. Lamentables et fatalistes, on voyait parfois des prisonniers russes errer dans la cour au milieu des flaques d'eau. Nous n'éprouvions aucun plaisir à l'étude, la lecture était devenue une fatigue, nous aurions voulu pouvoir ne songer à rien pour ne nous réveiller qu'au moment où les portes de notre prison s'ouvriraient enfin.
Comment n'aurais-je pas songé à échapper, par tous les moyens, à cet ennui qui menaçait de nous déliter corps et âme? Un prisonnier peut-il songer à autre chose qu'à la possibilité de s'évader? Le sable, facile à creuser, et la proximité de la frontière hollandaise m'étant apparus comme des facteurs favorables, je réussis, par l'intermédiaire d'un de nos camarades qui allait être rapatrié, à faire demander au S.R. français un croquis de la frontière, et je convainquis sans grande peine mes onze compagnons de la chambre 164, un Anglais et dix Russes, de tenter de partir avec moi. Nous creusâmes. Au moment de réussir notre coup, nous nous fîmes pincer : un Russe, qui ne faisait pas partie de notre groupe, nous avait trahis. La découverte du croquis étant considérée comme une circonstance aggravante dont je ne pouvais être que le seul responsable, je passai soixante-sept jours aux arrêts de rigueur avant d'être envoyé dans un camp de représailles.
C'est ainsi que je fus transféré, en juin 1916, à Neisse, en Silésie, où les Allemands avaient rassemblé 35 officiers venus de différents camps pour des raisons similaires à la mienne. Je retrouvai là mon bon camarade de promotion, Laparra(8) et ma mémoire évoque encore un avocat-poète, Chéron, qui me dédia une de ses œuvres; de Mangou, qui exigeait que les Allemands lui donnassent son titre de Comte : « Ich bin Graf! » ; Delcassé, fils du ministre et lieutenant de réserve dans un bataillon de chasseurs; Roederer, industriel de Saint-Chamond, tout un groupe d'excellents camarades. Et puis, nous dépassant tous de la tête et considérant de très haut, sans y prendre le moindre intérêt, nos problèmes, nos discussions, nos manifestations, le capitaine Charles de Gaulle(9).
De Neisse, nous fûmes envoyés à Sczuczyn (prononcer Chuchine) aux confins polono-lituaniens, à l'est de Grodno, et enfermés dans une baraque dont les fenêtres souvent sans carreaux et le mauvais toit nous faisaient redouter le prochain hiver. Nous ignorions en effet quelle serait la durée de notre séjour, mais le canon de l'offensive Broussilov, que nous entendions fort distinctement, fit naître, d'abord l'espoir d'une prompte délivrance, puis des plans d'évasion en direction des lignes russes. Autant en emporta le vent qui désolait la plaine. Le moral resta bon malgré ces déceptions. Il nous arriva ainsi d'inventer quelques plaisanteries pour mettre en rage nos gardiens. Une fois, nous décidâmes de protester auprès des plus hautes personnalités internationales contre les privations que nous subissions. Il m'échut d'écrire au Pape: « Très Saint Père, nous sommes tombés aux mains des Barbares ... » Le commandant du camp s'étrangla
- Pourquoi écrivez-vous cela?
- Parce que c' est la vérité.
Une autre fois, une véritable mise en scène fut organisée en l'honneur d'un certain général von Einem venu en tournée d'inspection. A son entrée dans la baraque, il nous trouva vautrés sur nos grabats, le cigare à la bouche ( "Verboten"), ou déployant des journaux ( "Verboten"). Personne ne rectifia sa position. Nous ignorions sa présence. Ecœuré, il fit demi-tour. Nous partîmes d'un bon rire : ni notre jeunesse ni notre vitalité n'avaient été profondément entamées. Chose étonnante, il n'y eut aucune sanction. Tous les accessoires « Verboten », nous nous les étions procurés avec la complicité d'un de nos gardiens, dont nous avions découvert, en bavardant avec lui, qu'il était originaire de Gorze en Lorraine annexée.
Notre détachement fut dispersé au mois de septembre, et j'atterris à Heidelberg avec Laparra, bien décidés tous les deux à nous en évader en creusant un tunnel. Mon expérience d'Osnabrück m'était précieuse, le terrain paraissait facile à fouiller. Je ne mis pas longtemps à réunir une équipe de douze camarades déterminés à tenter l'aventure. Pour aller vite, notre tunnel était très étroit, d'autant plus que la place nous manquait pour dissimuler la terre. Intégralement nus, sans la moindre lumière, ne disposant pour tout instrument que d'une tige de fer, nous accomplissions le travail d'un ver de terre creusant sa galerie souterraine. Les douches nous rendaient figure humaine. L'ingéniosité d'un prisonnier bien décidé à faire la belle ne connaît pas de limites : pendant que nous besognions. dans la nuit, d'habiles tailleurs nous préparaient des vêtements civils; à mon pantalon bleu¬chasseur, il suffisait de retirer le passepoil jonquille. Le jour J étant arrivé, l'ordre de départ fut tiré au sort. Nous nous étions engagés à ne pas courir, une fois parvenus à l'air libre, pour ne pas alerter les sentinelles. Malgré ces précautions, les premiers sortis se firent repérer. Devant moi, Laparra n'avait pas encore émergé du tunnel qu'il entendit un « HaIt! » retentissant; il ne lui restait plus qu'à se laisser choir en arrière. Je le reçus en pleine poitrine mais je réussis à gagner notre chambre et à me jeter tout habillé sur mon lit, juste avant l'apparition du poste de garde qui « cueillit» mon camarade à la sortie du trou pour le mettre aussitôt dans un autre, la prison. Le croquis d'Osnabrück devant figurer en bonne place dans mon dossier de prisonnier, je
fus naturellement accusé d'avoir été l'instigateur de cette affaire et envoyé, une fois de plus, dans un camp de représailles, non plus en Pologne, mais en Lorraine.
Ma nouvelle résidence, le camp 0, se trouvait située entre Maizières-lès-Metz et Hagondange, sur le crassier d'une mine. Nous y entendions le canon de Verdun. La proximité du front valant à cette région minière et industrielle d'être bombardée par nos avions, nous fit comprendre pourquoi on nous y avait installés. La cour, très exiguë, entourée de planches de 5 m de haut, était une sorte de puits d'où nous contemplions le ciel. Le soir, le spectacle s'animait parfois jusqu'à devenir féerique. Nous y assistions en spectateurs, hélas inactifs, mais assez enthousiastes pour souligner chaque éclatement de bombe par de sonores hourras qui mettaient nos gardiens dans la plus grande rage.
Au bout de trois mois, la pénitence était terminée, on me ramena à Heidelberg où, logé au deuxième étage d'une caserne, je ne pouvais me lasser de contempler, après les palissades du camp 0, les pentes vertes de la Forêt-Noire ... de la forêt où il n'était sans doute pas impossible de gagner la Suisse. Je n'étais pas le seul à en être obsédé. Un jour un officier nord-africain, le lieutenant Mohammed, me dit :
- Tu m'enterres et je file!
Nous étions en effet autorisés à cultiver quelques légumes dans un « jardin » situé entre deux enceintes de barbelés. En faisant mine de biner nos pommes de terre, je le recouvris soigneusement, tout en regrettant de n'avoir pas eu cette idée le premier. A la nuit, une fois les sentinelles repliées sur l'enceinte intérieure, Mohammed se dégagea et disparut... Il sera repris. Je le retrouverai plus tard au Maroc.
Nos pérégrinations n'étaient pas tenninées. On me transféra à Stuttgart au printemps 1918. Comment aurais-je pu me douter que j'y entrerais un jour en vainqueur, à la tête d'une division et que, prenant ma revanche, j'y capturerais à mon tour 18 000 prisonniers ? Je tentai bien de percer la paroi de la fosse d'aisance pour en déboucher dans un cimetière, mais j'éprouvais peu d'enthousiasme à l'idée de passer en Suisse où je n'aurais plus la possibilité de m'évader. Et cependant je me suis retrouvé, contre toute attente, par un beau jour de juillet, en territoire helvétique, parce que les belligérants étaient convenus, après des négociations prolongées, d'échanger les prisonniers capturés dans les premiers mois du conflit et administrativement désignés sous le nom de « vieux prisonniers ».
Le 11 novembre, je fêtais la conclusion de l'armistice avec ma mère que j'avais fait venir à Genève. Alors, rentrant en France et passant par Guillestre, j'ai fermé la boucle de mon aventure en me retrouvant, au mois de décembre, dans la Haute-Vienne, à Bellac, où s'était installé le dépôt de mon bataillon.
En fait, je n'avais pas perdu tout à fait mon temps pendant ces longs mois de captivité. Je dois même dire que cette période fut, pour moi, déterminante. C'est au cours de ces quatre années que je me suis mis à l'étude du russe et de l'arabe, tout en donnant des leçons d'allemand et d'italien, que je parlais déjà à peu près couramment, à mes camarades prisonniers. Les officiers russes, rescapés de la funeste bataille de Tannenberg, qui furent mes compagnons au camp d'Osnabrück furent aussi mes professeurs: dans l'été 1915, je savais assez de russe pour lire des livres avec l'aide d'un dictionnaire. Mon séjour à Sczuczyn me permit de me perfectionner. Pour varier les plaisirs, je commençai alors l'étude de l'arabe, avec un officier indigène des tirailleurs, et persévérai dans celle du berbère marocain. A Heidelberg, un camarade de captivité, le capitaine Nivelle, m'avait longuement parlé du Maroc et de la vie passionnante qu'y menaient les officiers de Renseignements. Derrière les barbelés, je rêvais déjà des vastes horizons de l'Atlas.
Premier contact avec l'U.R.S.S. (mars-avril 1919).
Dans l'immédiat, ce n'est pas vers le Maroc que m'orienta le destin. En décembre 1918, une circulaire avait demandé des officiers connaissant la langue russe, pour servir dans les corps expéditionnaires alliés en Russie. Arrivant d'Allemagne, j'ignorais tout des actions entreprises par l'Entente pour dresser un barrage devant la propagation des mouvements révolutionnaires dans l'Empire des tsars. Je me portai volontaire pour la mission Janin en Sibérie, mais, les places étant prises, je dus me rabattre sur la Russie méridionale où un certain général Anton Ivanovitch Denikine, guerroyait contre les Bolcheviks, à la tête d'une « Armée de Volontaires » constituée des débris de l'armée impériale, renforcés par des cosaques du Kouban. Ce Denikine, me dit-on, témoignait d'une fidélité à l'Entente « à peu près pure de toute compromission ». Je fus destiné, en principe, à la mission militaire détachée auprès de lui.
Il me fallait rejoindre Constantinople, Q.G. du général Franchet d'Esperey, commandant les Armées Alliées d'Orient. Marseille, trois mois après l'armistice, offrait l' image d'un beau désordre. Les rapatriés, les uns et les autres pressés d'être démobilisés, y coudoyaient les renforts, parfois peu enthousiastes, chargés de les remplacer. M'étant présenté au Bureau de la place, j'y fus désigné de service en ville pour surveiller la tenue. Celle-ci, c'est indiscutable, était plutôt relâchée. Qu'y pouvais-je? Arrêter quelques hommes? Je ne me sentais aucun goût pour semblable métier. Mon compte rendu « Néant» me valut quinze jours d'arrêt.
Mes aventures ne faisaient que commencer. Convoqué en pleine nuit au camp Sainte-Marthe, j'y reçus le commandement d'un détachement envoyé à Salonique à titre disciplinaire, deux à trois cents hommes qui m'accueillirent d'une bordée de sifflets. Nous arrivâmes à la gare(10) certainement moins nombreux que nous n'étions partis. Les wagons, de classiques « Hommes 40 - Chevaux (en long) 8 », fort délabrés par quatre années de guerre, n'étaient même pas garnis de paille. Le voyage dura plusieurs jours avec des arrêts interminables, au cours desquels mes hommes ne se firent pas faute d'explorer les alentours et d'exploiter les ressources locales : bientôt, ni la paille, ni les oranges ne manquèrent. Aux Italiens réclamant le "Commandante"pour se plaindre, je distribuais libéralement des bons de paiement dont j'envoyais le double à Marseille. Quel accueil leur y réserva-t-on? A Tarente, à ma grande surprise, il ne manquait personne à l'appel: ceux de mes lascars qui avaient fait quelque escapade avaient rejoint le convoi par les trains civils, moins lents que le nôtre.
Je me débarrassai avec soulagement de mon détachement à Salonique où j'embarquai sur un rafiot grec qui me conduisit jusqu'à Constantinople à travers un orage comme Homère en raconte dans l'Iliade. Les dieux immortels nous protégeant, nous arrivâmes au port. Je me présentai aussitôt au général Franchet d'Esperey, dans son magnifique palais d'Ortakeuï sur le Bosphore, entouré d'une garde de janissaires. Il avait la réputation de ne pas mâcher ses mots.
- Que voulez-vous aller f... chez Denikine?
J'ai rapidement compris que le Commandant en chef ne tenait pas à hasarder son monde dans le chaos russe, à la poursuite d'objectifs illusoires alors que, la guerre étant terminée avec l'Allemagne, ses troupes étaient impatientes de rentrer dans leurs foyers. Les événements avaient, durant mon voyage, marché plus vite que moi. Denikine perdait du terrain au Kouban et, de toute façon, il était loin alors que nous avions d'autres soucis plus proches. Je fus affecté au 2° Bureau des Armées Alliées en Russie méridionale, à Odessa.
J'y débarquai vers la mi-mars. Le grouillement inimaginable de la foule dépassait en couleurs et en bruits tout ce que j'avais vu jusqu'ici, à Salonique et à Constantinople. Base de l'action militaire des Alliés en Russie méridionale, la « perle de la mer Noire» rassemblait alors des troupes de toutes les nationalités et était le point chaud d'un invraisemblable imbroglio politique où chacun jouait sa partie. Deux divisions terrestres et une division navale représentaient la France, mais, la démobilisation étant commencée, tous ces hommes regardaient derrière eux et ne tenaient pas à se faire tuer en Russie. La présence d'un nombreux contingent grec s'expliquait par une sorte de marché conclu entre les Alliés et le gouvernement hellénique, laissant à ce dernier les mains libres en Asie mineure. Le général Jelikovski avait formé une division polonaise avec des hommes récupérés dans les armées allemandes, autrichiennes et russes et portant encore leurs uniformes initiaux mais avec une cocarde polonaise à la casquette. Et au milieu de toutes ces troupes hétéroclites, la présence de contingents allemands n'était pas le moins surprenant. Ceux-là, qui occupaient précédemment l'Ukraine et le Caucase, auraient dû être désarmés et rapatriés en raison des conventions d'armistice, mais la pénurie des moyens de transports et la complexité de la situation étaient telles que de nombreuses unités demeurées en Russie méridionale avaient consenti à se placer sous les ordres du commandement français. En principe, elles étaient chargées du maintien de l'ordre; elles avaient toutefois du mal à conserver leur propre discipline, travaillées elles aussi par le désir de rentrer dans leur patrie et par la propagande bolchevique. Un certain nombre de déserteurs avaient rallié les rangs des Rouges, se constituant en unités « spartakistes ». Néanmoins, en plusieurs circonstances, les canons et les trains blindés allemands nous apportèrent leur concours : étrange retournement des choses ! A Odessa, on apprenait vite à ne s'étonner de rien.
Enfin, il y avait les Russes, ou plus exactement, dans ce malheureux pays en proie à la décomposition et à la guerre civile, les Blancs, les Verts et les Rouges. Pour les Rouges, c'était simple: ils étaient « l'ennemi ». Un ennemi contre lequel nous livrions, dans une région grande comme la France, une guerre d'escarmouches, mais invisible à Odessa, du moins en pleine lumière. La nuit, au contraire, les Soviets locaux devenaient maîtres des rues et il n'était pas rare de trouver sur la chaussée, au lever du jour, quelques cadavres de Blancs assassinés. Pour les Blancs, c'était déjà moins simple. Ils étaient représentés par une brigade composée
uniquement d'officiers, où chacun voulait commander, et par une nuée de réfugiés, hommes et femmes, venus se mettre à l'abri derrière nos baïonnettes. Je ne voulais méconnaître ni leurs épreuves passées, ni l'incertitude de leur avenir mais je devais bien constater qu'ils remplissaient les cabarets où ni le champagne, ni la vodka ne manquaient : « Jouissons du présent parce que nous ne savons pas ce que nous réserve demain. » Leur luxe côtoyant la pire misère, leur fatalisme, leur désœuvrement, donnaient un aspect presque irréel à la vie d'Odessa. Avec les Verts enfin, c'était l'imbroglio. Il s'agissait là des Ukrainiens de Petlioura, luttant pour leur indépendance. Cette indépendance, le traité germano-russe de Brest-Litovsk la leur avait accordée et reconnue, mais l'armistice du 11 novembre avait déclaré nul ce traité. Faut-il, dès lors, s'étonner si nos troupes débarquant à Odessa, le 18 décembre, et s'attendant à être accueillies en alliées et en amies, avaient été reçues à coups de mitrailleuses? On s'était expliqué, tout s'était arrangé. En principe, ils ne nous étaient pas hostiles mais nous savions qu'ils rejoindraient le camp où ils estimeraient trouver la garantie de leur souveraineté.
Sous la haute autorité du général Berthelot, commandant l'Armée du Danube à Bucarest, les « Armées Alliées en Russie méridionale » relevaient du général d'Anselme, avec pour chef d'état-major le colonel Freydenberg(11). L'un et l'autre me firent le meilleur accueil. C'est à cette époque que je me liai d'amitié avec le capitaine Magrin Vernerey, le futur Monclar, à la bravoure déjà légendaire. Affecté au 2è Bureau, il me revenait de dresser l'ordre de bataille des gens d'en face, d'assurer la liaison avec les Russes blancs et les Ukrainiens, de suivre l'évolution de la situation politico-militaire. Je me suis vite passionné à ce jeu.
Sous mes yeux, l'Armée rouge s'organisait, se renforçait: les premières « bandes » devenaient des régiments cohérents, disciplinés. Après avoir refoulé Denikine sur le Don, elle exerça bientôt sur nous une pression de plus en plus forte, dont l'objectif évident était de nous rejeter à la mer. Or les combats que nous livrions, la vie même de tous les jours, montraient à l'évidence que la majorité de la population voyait d'un mauvais œil l'ingérence étrangère et faisait tacitement cause commune avec les Bolcheviks. Parfois, ceux des nôtres auxquels il était arrivé d'être capturés étaient traités en camarades, victimes de l'oppression des officiers bourgeois, et renvoyés dans nos lignes de façon à noyauter nos troupes et séparer nos hommes de leurs officiers. Mais, le 26 février, à Bielajewska, deux officiers et quatre cavaliers du 4e chasseurs d'Afrique tombés aux mains des Rouges, furent torturés et massacrés à coups de sabre et de hache. Quelques jours plus tard, je reçus d'une division grecque le message suivant : « Avons repris le village de Serbka. y avons trouvé nos blessés massacrés. Avons fait 150 prisonniers. Les avons passés par les armes. » On ne se faisait pas de cadeau. J'appris que les Rouges avaient mis à prix la tête du colonel Freydenberg. La garde du quartier général fut renforcée.
Les événements se précipitèrent avec notre perte des points essentiels du réseau ferré. Le 25 mars, le « Conseil des Quatre », organe suprême interallié, invoquant l'impossibilité de ravitailler le million d'hommes abrité par Odessa, décida l'évacuation de la ville : c'était pratiquement renoncer à notre intervention en Russie méridionale(12). Donner pour mission aux contingents alliés d'occuper la totalité de la Russie méridionale, plus grande que la France, avait été une folie. C'en était une autre de croire que les populations nous seraient favorables.
En principe, les civils (environ 10 000 de diverses nationalités, plus 50000 Russes) devaient être évacués par mer, les troupes (environ 30 000 hommes) par les voies ferrées d' Akkerman et de Bender et par voie de terre; le matériel militaire serait embarqué. Or ce mouvement apparut vite compromis : dès le 3 avril, les trains avaient disparu. On parla d' une grève des chemins de fer. "Je fus envoyé' au dépôt des machines pour rechercher comment le trafic pourrait être rétabli. Le drapeau rouge flottait sur la porte d'entrée. Une sentinelle, baïonnette au canon, un brassard rouge au bras, me laissa entrer. Etait-ce un piège? Je n'étais même pas armé. A l'intérieur du bureau, le responsable me montra du doigt un papier affiché à côté de lui : «, Tout Russe qui apportera son concours à l'évacuation d'Odessa sera passé par les armes ainsi que sa famille. » On essaya alors de recruter des chauffeurs dans la flotte mais, entre-temps, les ponts avaient été détruits. Il n'y avait plus rien à attendre de la voie ferrée.
Le colonel Germain, qui venait de remplacer le colonel Freydenberg, me fit alors appeler :
- Vous parlez russe, vous vous débrouillerez. Prenez une voiture, rejoignez le Dniestr, prévenez le commandement roumain de Bessarabie de ce qui se passe et de l'arrivée prochaine de nos troupes.
Celles-ci, en effet, partaient en toute hâte pour rejoindre la frontière roumaine, soit le Dniestr, située à 80 km environ. Cette fois,. je me munis d'un mousqueton chargé : après quatre années de captivité chez les Allemands, je ne tenais pas à être pris par les Bolcheviks. En retraversant la ville, j'aperçus des Rouges sortant des armes dissimulées dans une cave, juste à côté de l'Hôtel Métropole que nous occupions. On entendait des coups de feu, des rafales de mitrailleuses. A un embranchement, j'allais prendre la route de gauche pour foncer plein ouest, quand un homme en veste de cuir, brassard rouge, grenades allemandes au ceinturon, m'interpella: « Ne passez pas par là, nous sommes en train de nous expliquer avec les Polonais. » Son français était si dénué d'accent que, j'en suis persuadé, il s'agissait d'un compatriote. Je fis donc prendre à mon chauffeur la route de droite, en direction du Nord, bien qu'elle risquât de nous mener chez les Rouges. C'est alors que me parvinrent, très distinctement, les échos d'une musique militaire jouant, à un rythme lent, la " Marseillaise ": Gregorief, à la tête de ses troupes, faisait sur nos talons son entrée dans la ville. Il était temps pour moi d'obliquer franchement vers l'ouest.
Parvenu sur la rive Est du Dniestr, je rencontrai un officier roumain qui, parlant à peu près le français, téléphona à l'Etat-major d'Akkerman. On m'envoya une vedette, et c'est à bord de celle-ci que j'arrivai à destination. L'accueil des Roumains fut excellent. « Vous êtes les bienvenus. Que les Français se considèrent comme chez eux en Roumanie. » On me promit également que les Polonais recevraient toutes facilités de transit pour rejoindre leur patrie. Quant aux Russes, de quelque couleur qu'ils fussent, il n'était pas question de les laisser entrer en Bessarabie. De fait, un détachement blanc qui arrivait avec des automitrailleuses fut désarmé et interné.
Ainsi prit fin pour moi cet épisode mouvementé mais bref: il n'y avait pas un mois que j'étais arrivé à Odessa! Je demeurai un certain temps en Bessarabie, quand un ordre me rappela d'urgence en France pour retourner à l'école de Saint-Cyr.
Rappel à Saint-Cyr (juin-septembre 1919).
Les hostilités ayant pris fin, le ministre avait décidé de faire revenir à Saint-Cyr les promotions qui n'y avaient pas accompli le séjour réglementaire de deux ans, c'est-à-dire nous les anciens de 1914, et les
jeunes de la guerre: amalgame voulu pour que ces derniers aient la possibilité, à notre contact, de s'imprégner des sacro-saintes traditions de l'Ecole qui manquaient à leur formation. Cinq promotions, ou plus exactement les survivants, se trouvèrent donc rassemblées entre les vieux murs de la « Spéciale ». La « Croix du Drapeau », à elle seule, pleurait 297 des siens, tombés au champ d'honneur; d'autres camarades revenus grièvement blessés ou mutilés ne pourraient poursuivre une carrière militaire. Aussi, est-ce avec une profonde tristesse que nous reprenions place dans l'amphithéâtre où, cinq ans auparavant, notre promotion avait peine à se caser et dont les bancs, maintenant, étaient aux trois quarts vides. Mais quelle fierté aussi de voir ces jeunes capitaines, ayant parfois plus de trois ans de grade, pour la plupart décorés de la Légion d'honneur.
Nos supérieurs ne nous traitaient pas en élèves mais en camarades. Nous étions libres de loger en ville et il faut bien avouer que nous n'étions pas surmenés, l'atmosphère étant peu propice au travail. Même si quelques-uns d'entre nous avaient encore quelque chose à apprendre, le besoin ne leur en paraissait pas évident: ne venions-nous pas de payer de nos personnes pour que cette Grande Guerre soit la « dernière »? Et puis, les fêtes se succédaient pour célébrer la paix et la victoire.
Le jour de l'inauguration du stade Pershing, le président Poincaré, apercevant le drapeau de l'Ecole et se rappelant que, quelques semaines avant la guerre, il avait lui-même épinglé la croix de la Légion d'honneur à sa cravate, exprima l'intention de revoir les survivants de cette journée. Il vint donc à Saint~Cyr où, dans la cour d'Iéna, les officiers de cinq promotions lui présentèrent le sabre. En dépit de ses dehors froids d'homme de l'Est, Poincaré sut trouver des paroles émouvantes pour rappeler les deux grands défilés auxquels ma promotion avait pris part devant lui en 1914, à Vincennes et à Longchamp.
Le 12 juillet, les habitants de Seine-et-Oise offrirent à Foch une branche de laurier en or. Nous étions conviés à faire la haie dans la Galerie des Batailles où avait lieu la cérémonie. Placé au premier rang, je vis de près le maréchal qui, malgré la fatigue de cinq années de guerre, avait gardé une étonnante vivacité dans l'attitude et le regard. Notre ancien, le général Gouraud qui l'accompagnait voulut nous voir défiler dans la cour du château de Versailles. Enfin, ce fut le mémorable défilé de la Victoire, le 14 Juillet. Vingt-quatre jeunes officiers encadraient le drapeau de Saint-Cyr(13) dont quatre de ma promotion. Je savais déjà que les cérémonies militaires ne sont pas toujours un témoignage de la valeur réelle d'une armée, cependant je n'ai pu me défendre d'une certaine émotion à voir et à entendre l'enthousiasme d'un peuple immense qui acclamait les poilus. J'ai songé à l'avenir de la France et je me suis dit qu'elle resterait un grand pays aussi longtemps que ses enfants sauraient l'aimer d'un même élan et rester prêts à mourir pour elle.
A la fin de notre séjour à l'Ecole, à la mi-septembre, « l'amphigarnison » traditionnel n'eut pas lieu. En principe, chacun rejoignait son corps d'origine. Ceux qui, comme moi, étaient sans affectation, avaient été invités, dès le début du stage, à établir une demande. J'obtins sans difficultés le Maroc et, plus précisément, le Service des Renseignements du Maroc. Ainsi se trouvaient comblés tous mes désirs. J'étais entré à Saint-Cyr en 1913, avec l'intention de servir outre¬mer. A Heidelberg, le capitaine Nivelle m'avait fait souvent rêver de participer un jour, quand la liberté nous serait rendue, à la tâche de pacification et de civilisation accomplie par Lyautey. Les hautes cimes de l'Atlas, j'allais pouvoir enfin les contempler.
1-Loi du 7 août 1913.
2-Le 16è BCP terminera la guerre avec la fourragère rouge; quant au 56è, il s' illustrera le 21 février 1916 au bois des Caures, devant Verdun, sous les ordres du colonel Driant.
3-Taube: avion allemand de reconnaissance.
4-Saint-Laurent-sur-Gorre.
5-De Fayolle, de Rubercy, Cuzin...parmi tant d' autres.
6-Avec l' appui d' éléments du 8è régiment de tirailleurs et du 7è de ligne belge. Le nom de Ramscapelle a pris place dans l' histoire du bataillon et a patronné, plus tard, l' Association des anciens du 16è BCP.
7-Avec les sous-lieutenants Paoletti et Penet, du 16è bataillon, prisonniers eux-aussi le même jour.
8-Il fut mon camarade, mon ami, mon frère. Nous nous étions rencontrés pour la première fois à Saint-Cyr en 1913, et le destin nous réunit souvent au cours de nos carrières parallèles. Il commandait la région de Fès quand je fus nommé moi-même Résident Général au Maroc. Je pus alors apprécier la sûreté de son jugement, son calme, sa fermeté alliée à un sens politique auquel les extêmistes eux-mêmes rendaient hommage. Toutefois il s' en trouva parmi eux qui furent capables d' un crime atroce: ils le frappèrent au coeur en abattant sa fille.
9-Le capitaine de Gaulle, du 33è RI, blessé le 2 mars 1916, dans la région de Douaumont, avait été relevé sur le terrain par les Allemands.
10-Pendant les hostilités, pour éviter mines et sous-marins, onavait réduit au minimum les traversées; les troupes à destination de Salonique n' utilisaient la voie maritime qu' entre Tarente et Itéa en Grèce, le reste du trajet s' effectuant par voie de terre. Si les sous-marins n' étaient plus à craindre, il restait des mines errantes, aussi continuait-on à utiliser le même itinéraire.
11-C' est en fait l' Etat-Major du 1er GDI (Groupe de Divisions d'Infanterie) de l' Armée d' Orient.
12-Sébastopol est abandonné le 28 avril. Toutefois, les armées blanches de Dénikine, à qui succède Wrangel, se maintiendront dans le sud de la Russie, réoccupant même Odessa et Sébastopol, jusqu' en novembre 1920.
13-Le porte-drapeau étant mon camarade Hay de Slade, capitaine-aviateur, officier de la Légion d' Honneur, titulaire de 15 palmes ( 18 avions abattus ).
13-Le porte-drapeau étant mon camarade Hay de Slade, capitaine-aviateur, officier de la Légion d'honneur, titulaire de 15 palmes (18 avions abattus).