Re: Groethuysen, un philosophe prisonnier
Publié : mar. avr. 04, 2006 1:46 am
par Charraud Jerome
Bonsoir
Je suis à la recherche d'infos concernant Bernard Groethuysen.
Ce dernier est un écrivain-philosophe-anthropologue allemand qui aurait été prisonnier au camp d'internement de Chateauroux.
Inconnu de moi, il est peut-être connu d'un des membres du forum.
Je recherche des infos concernant son unité d'origine, son parcours.
Son parcours de guerre a t il fait l'objet d'une publication? Ses livres abordent ils son internement?
Bernard Groethuysen (à droite) et André Gide:
Cordialement
Jérôme Charraud
Re: Groethuysen, un philosophe prisonnier
Publié : sam. avr. 08, 2006 4:08 pm
par Terraillon Marc
Critique du journal Le Monde
Le 14 Avril 1995
Groethuysen entre deux mondes
Certains s'installent au centre de la scène et n'en bougent plus. Bien calés, ils alignent les paragraphes de leurs oeuvres complètes. La postérité va les relier, quelquefois les relire. D'autres, au contraire, demeurent en retrait. Ils s'agitent en coulisses, ne semblent accepter que des seconds rôles. Ils écrivent, mais sans qu'on sache quelle unité rassemble ces textes d'une même plume. Leur silhouette enfin s'estompe, ou disparaît. Leur nom demeure inscrit quelque part, connu de quelques-uns. Bien peu savent ce qu'ils ont fait au juste, et si même un vrai travail peut leur être attribué. Pour qu'ils sortent de l'oubli, il faut qu'un historien vienne scruter l'arrière-plan, modifier l'éclairage, éventer la poussière. Il arrive alors, parfois, qu'on ait la surprise de découvrir un grand homme, comme une figure en filigrane dans les pages de son temps.
C'est le cas de Bernard Groethuysen. Il vécut toujours entre deux mondes. D'abord l'Allemagne et la France. Né en 1880 à Berlin, il y fait l'essentiel de ses études. Ses maîtres sont Dilthey et Wölfflin. Il enseigne la philosophie à l'université de Berlin. Mais Paris devient vite sa seconde patrie : il y séjourne tous les ans à partir de sa vingt- cinquième année. Au début du siècle, ses amis sont allemands, comme le philosophe et sociologue Georg Simmel, et français, comme Charles du Bos. Entre les deux cultures, Groethuysen forme à lui seul un véritable pont. Il fait connaître la philosophie allemande en France, en lui consacrant par exemple, dès 1910, un cours à l'École des hautes études. En même temps, à Berlin, il centre d'abord son enseignement sur Montesquieu. En 1914, alors qu'il est interné au camp de prisonniers de Châteauroux, Henri Bergson se porte garant de lui.
Difficile à cerner, sa présence est multiforme. Elle étonne. Qu'on en juge d'après les noms qui en témoignent. Gide, en 1931, lui dédie OEdipe. Max Scheler est son ami, comme Roger Martin du Gard. Gramsci l'admire et le cite à plusieurs reprises. Paulhan fonde avec lui, en 1927, la « Bibliothèque des idées », chez Gallimard. Musil et Kafka lui doivent d'être connus en France (il préface notamment la première traduction du Procès). Malraux rend visite à Heidegger en sa compagnie. Sartre reconnaît que c'est d'après sa suggestion qu'il ajoute à L'Imaginaire un chapitre sur l'art. A sa mort, le poète Pierre Jean Jouve écrivit « Un homme extraordinaire s'en va. » C'était en 1946. Groethuysen, qu'enveloppait en permanence un halo de fumée, mourait à Luxembourg d'un cancer du poumon. Il venait de fonder aux éditions des Trois Collines à Genève, que dirigeait François Lachenal, la collection « Les classiques de la liberté », où est publié, en 1947, son Montesquieu.
En 1932, il avait décidé de quitter l'Allemagne. Accueilli par le comité de lecture de Gallimard, il avait acquis, en 1937, la nationalité française. Il était aussi, évidemment, l'auteur de quelques livres, publiés de chaque côté du Rhin, et d'un bon nombre d'articles. Malraux, qui a reconnu avoir donné ses traits à Gisors, le personnage de La Condition humaine, disait : « Groethuysen a écrit une oeuvre relativement importante. Mais il est bien certain que ses livres ne le représentent absolument pas, ne donnent pas la moindre idée du rôle qu'il a joué indépendamment de son écriture. » Faut-il donc se contenter d'une silhouette transparente, celle d'un homme d'influence et de conversations, repérable à ses traces dans l'histoire plutôt qu'à sa recherche de vérité ? Non. L'excellent recueil édité par Bernard Dandois, auteur d'une préface qui à elle seule est presque un livre, montre au contraire que les travaux de Groethuysen possèdent leur densité philosophique propre.
Certes, l'homme n'a pas construit de système. Au premier regard, c'est même la dispersion qui semble caractériser ses interventions. Quel rapport en effet entre une « Introduction à la pensée philosophique allemande » (Nietzsche, Dilthey, Simmel, Husserl), la « dialectique de la démocratie » (intelligente étude, traduite ici pour la première fois en français), la philosophie de l'art, « Les origines sociales de l'incrédulité bourgeoise en France », la question de la temporalité du récit, la silhouette de Socrate et la pensée de Diderot ? Doit-on renoncer à comprendre ce qui animait la démarche de ce touche-à-tout ? « Je ne compose point, je ne suis point auteur. Je lis ou je converse, j'interroge ou je réponds. »
Ces phrases de Diderot à son ami Naigeon s'appliquent-elles à Groethuysen ? Evidemment. Mais avec autant d'ironie. Il suffit en effet de lire ce bel ensemble pour s'apercevoir qu'à défaut de système une interrogation majeure l'anime : être philosophe, est-ce donc encore faisable ? En quel sens, à quelles conditions ? Obstinément, Groethuysen revient à ces questions. Il met en lumière un paradoxe central. Soit la philosophie est tout entière historique, auquel cas elle n'est rien d'autre qu'une collection d'opinions, transitoires et relatives à leur temps. On ne les étudierait que pour leur intérêt documentaire. On les lirait sans les discuter. Soit la recherche de la vérité constitue et justifie, en profondeur, toute l'entreprise philosophique. Alors il ne sert presque à rien de chercher dans quelles circonstances historiques est née telle ou telle pensée. Demander si elle est vraie ou fausse suffit. En d'autres termes : ou bien la philosophie est niée par l'histoire, ou bien elle nie l'histoire.
Sans doute ne sommes-nous pas véritablement sortis de cette contradiction. Groethuysen qui n'était nullement, contrairement à ce que dit Jean Paulhan, un « marxiste de stricte observance » ! a placé cette difficulté au coeur de son travail. Ce n'est pas son seul mérite. Il a également délimité la zone intermédiaire, entre réalité et fiction, où se développe l'activité philosophique. Elle n'est pas du côté des faits : ce qui la préoccupe ne peut faire, simplement, l'objet d'un constat. C'est pourquoi la philosophie ne peut pas devenir elle- même une science, comme elle l'a longtemps rêvé, ni être remplacée par le développement des connaissances scientifiques. Elle ne se réduit pas pour autant à une oeuvre de fiction, une sorte de création poétique qui la cantonnerait à la seule sphère psychique. Ni poète ni savant, le philosophe, selon Groethuysen, « embrasse ce vaste ensemble de phénomènes qui, n'étant pas imaginaires et pouvant parfaitement se discuter, n'ont pourtant pas d'existence propre, et ne peuvent simplement être constatés ».
« Je ne puis avoir d'estime pour un philosophe que pour autant qu'il peut servir d'exemple », disait Nietzsche. Il y a plusieurs raisons d'estimer celui que ses amis appelaient « Groth ». Pour la sûreté du coup d'oeil historien, la fermeté politique sans tapage, la respiration de l'esprit, il demeure exemplaire.
B. CLEEVE SERGUEI