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Re: Ainsi peuvent naître des légendes

Publié : dim. mars 01, 2015 10:45 am
par b sonneck
Bonjour,

Dans ses carnets de guerre, un instituteur mayennais mobilisé dans un régiment dont j'occulterai le numéro par pudeur, décrit la journée du 9 avril 1915, au cours de laquelle son bataillon a pris part à une attaque sur Marchéville, dans la Woëvre (sur le versant nord du saillant de Saint-Mihiel, à un jet de pierre à l'est de la crête des Eparges). Son bataillon faisait partie d'un régiment ci-devant de réserve et intervenait en soutien d'un régiment d'active, le 166e RI. Je reproduis ici quelques extraits du récit qu'il a consigné dans ses carnets :

"A 8 h et demie, rassemblement du bataillon. Nous nous munissons de pioches, de pelles de sacs de terre. Nous allons, dès que le 166 aura fait l’attaque d’une tranchée ennemie, prendre immédiatement sa place dans la tranchée inoccupée, la mettre en état de défense à l’aide de sacs de terre, de gabions, etc. Il fait jour quand nous quittons l’abri, le temps est clair, un ballon captif boche nous regarde...Les marmites commencent à pleuvoir. Un 150 ou un 210 éclate derrière nous faisant deux morts à la 20e compagnie, la journée s’annonce bien. Nous arrivons à l’issue du village, nous entrons dans la plaine, les marmites nous suivent. A droite, à gauche, ce ne sont qu’explosions, la terre vole de tous les côtés, les éclats tourbillonnent dans les airs, les shrapnells font entendre leurs sifflements aigus. Nous sommes repérés, nous allons à la mort…". La journée se passe effectivement assez mal pour le bataillon et son récit est le témoignage classique du vécu d'une troupe impuissante sous les obus.

Un peu plus loin, il émet une critique sur la façon dont le bataillon a été engagé :

"« Le 166 était dans les tranchées de première ligne. Il devait attaquer à 8 heures et demie les premiers retranchements de l’adversaire. Le ...e devait être à son poste hier matin à 4 heures, derrière le 166e, prêt à lui prêter main-forte. Le lieutenant-colonel commandant le ...e ayant compris paraît-il que nous devions nous rendre aux tranchées à 8 heures et demie seulement (en plein jour, est-ce possible ?) a fait massacrer le bataillon et l’attaque du 166e n’a pu avoir lieu".

Le lendemain, une nouvelle version commence à circuler :

" Autre version concernant l’opération du 9 : le mouvement exécuté par le 5e bataillon du ...e avait uniquement pour but d’attirer sur lui l’attention de l’artillerie ennemie pendant qu’on attaquait de l’autre côté. Autrement dit : nous étions sacrifiés, nous allions à la mort. Ces sacrifices sont parfois nécessaires ! ".

Il précise dans son carnet que c'est là ce que le commandant du bataillon a laissé entendre à mots couverts, sans toutefois l'exprimer aussi nettement.

Le JMO du régiment n'existe plus pour cette période. Rien, dans ce que j'ai pu lire dans ceux des échelons supérieurs (brigade, division) ne permet de croire qu'on ait songé à utiliser ce bataillon comme leurre ou appât pour l'artillerie ennemie.

Je crois plutôt que nous sommes là en présence d'un cas flagrant de camouflage d'une erreur tactique locale (déplacer un bataillon en plein jour, sous les yeux d'observateurs ennemis), dont on ne sait s'il faut l'imputer à un ordre mal donné ou mal exécuté, un camouflage donc, sous une hypothétique volonté délibérée émanant d'un échelon supérieur.
Camouflage d'autant plus facile à mettre en place que ceux à qui on le sert ne demandent qu'à y croire : il est plus valorisant de penser qu'on s'est sacrifié pour le bien commun et que les camarades qui sont tombés ne sont pas morts pour rien.
Précisons que l'instituteur rédacteur des carnets n'est pas soupçonnable de militarisme outrancier : il était, avant la guerre, syndicaliste engagé et vaguement antimilitariste.

Ainsi peuvent naître des légendes. Prudence donc et circonspection lorsque nous sommes en présence de témoignages de ce genre... Mais ça, vous le savez déjà !

Pour la petite histoire, le rédacteur des carnets a été tué 3 ou 4 jours plus tard, le 13 avril 1915, lors de la dernière attaque sur Marchéville, juste avant l'arrêt de cette offensive.

Cordialement

Bernard S.

Re: Ainsi peuvent naître des légendes

Publié : mar. mars 03, 2015 1:59 pm
par polux
Bonjour,

Louis Pergaud, Sous-lieutenant au 166 ème ri, a disparu dans la nuit du 8 au 9 avril 1915 dans l’attaque de la côte 133 de Marchéville. Blessé entre les premières tranchées françaises et allemandes, on ne sait toujours pas avec exactitude s’il a été tué par l’ennemi ou par les obus français.

Dans ce contexte, cela pourrait être toujours intéressant si vous pouviez nous faire découvrir d’autres passages ou extraits du carnet de votre poilu.

Bonne journée,

Re: Ainsi peuvent naître des légendes

Publié : mar. mars 03, 2015 3:05 pm
par b sonneck
Bonjour,

Je suis en effet au courant de la présence de Louis Pergault dans les rangs du 166e RI et de sa disparition lors de l'attaque de la cote 133, légèrement à l'ouest de Marchévile. C'est sur cette même cote que le 330e RI, auquel je m'intéresse, a tenté une dernière tentative, le 13 avril.
Pour en revenir aux carnets de mon poilu, dont vous aurez compris qu'il était du 330e RI, il n'y a rien d'intéressant dans les jours qui précèdent sa relation de l'attaque du 9 avril (inscrite à la date du 10 avril dans ses carnets). Son régiment n'est intervenu que le 9 et ne sera réengagé que le 13, jour de la mort du narrateur (les carnets s'arrêtent donc à la date du 12 avril).
Je pourrai vous transcrire la journée du 12, si cela vous intéresse.

Cordialement
Bernard




Re: Ainsi peuvent naître des légendes

Publié : mar. mars 03, 2015 8:48 pm
par chanteloube
Bonjour,


Ainsi peuvent naître des légendes. Prudence donc et circonspection lorsque nous sommes en présence de témoignages de ce genre...

Sauf si vous trouvez d'autres témoignages allant dans le même sens...

Cordialement

CC

Re: Ainsi peuvent naître des légendes

Publié : mar. mars 03, 2015 10:16 pm
par air339
Bonjour,


Il serait intéressant de savoir s'il y a eu réellement une attaque sur un autre point, et son résultat.

Maintenant, des ordres donnés de loin, mal transmis, trop tardivement, c'est arrivé. Des fausses attaques comme leurre ont aussi existé.
Mais faire trimbaler du matériel en plein jour, cela ressemble à une erreur tragique.
Comme le rappelle Chanteloube, il faut recouper les témoignages et récits officiels pour tenter dégager une vérité (c'est tout le travail d'un historien !).

Sinon, oui, les légendes se créent très facilement...

Bien cordialement,

Régis Richard