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Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : jeu. déc. 22, 2016 9:14 am
par demonts
Bonjour!

La spécificité du sort des femmes lors de l’occupation allemande du Nord de la France, 1914-19181

Annette Becker

http://books.openedition.org/pupo/2904?lang=fr



Bonne et grande lecture très intéressante...

Cordialement

François

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : jeu. déc. 22, 2016 4:58 pm
par Alain Dubois-Choulik
Bonjour,
En général je n'aime pas trop les écrits d'Annette Becker, mais dans ce texte, je m'y retrouve (c'est peut-être plus à ma portée), j'en conseille aussi la lecture.
Elle m'a remis en mémoire dans une note un dessin de "La Baïonnette" du 7 septembre 2016 que vous trouverez ici sur Gallica :
"Un dessin de Nam montre une femme qui vient d’être touchée par un obus alors qu’elle travaillait derrière les lignes allemandes ; sa compagne, dont la robe semble tout à fait incongrue dans ce paysage de no man’s land, territoire dévasté des hommes en uniforme, s’écrie : « les lâches, c’était pour nous faire tuer par nos fils"
Image
Je vous conseille aussi la page centrale, "La marseillaise du Nord" (Nous avions déjà la Marseillaise valenciennoise, bien avant l'affaire OM-VA Image, pour commémorer 1793)
Il est normal que ce numéro consacré aux bourreaux de Lille mette l'accent sur les femmes, jeunes ou vieilles, puisqu' hormis enfants et vieillards, c'était majoritairement la population de la zone occupée. Je me demande par contre QUI, en septembre 1916 avait accès à ce périodique dont les numéros "de guerre" sont sur Gallica.
Cordialement
Alain

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : sam. déc. 24, 2016 9:19 am
par demonts
Bonjour!

Un nouveau témoignage d'une fille d'un industriel analysé par Yanne PROUILLET.

HUBINET, Emma (1875-1969)
par Yann PROUILLET (CRID 14/18)


. Le témoin

Emma Hubinet naît le 11 novembre 1875 à Glageon (Nord) d’une famille bourgeoise et industrielle ; les tissage et corderie Louis Hubinet, fondée par son grand-père. Charles Hubinet, son père, filateur, ancien combattant volontaire de la guerre de 1870, décoré de la Légion d’Honneur (1906) et son épouse, Emma Dubois, ont eu trois enfants ; Louis (1870-1944), Emma et Nelly (1878-1966). Emma se marie le 6 mars 1905 à Achille Boulanger, négociant en laine, avec lequel elle aura deux enfants ; Roseline (1905-1994) et Didier (1907-1947). A la mort de son père le 2 novembre 1913, elle aide sa mère à diriger la filature familiale, laquelle sera détruite par les Allemands qui l’incendient en quittant le territoire le 6 novembre 1918. Elle bénéficiera des dommages de guerre pour reconstruire l’usine qui deviendra la filature du Petit Glageon en 1929. La suite de la vie du couple n’est pas connue et Emma Boulanger-Hubinet décède à Montmorency (Val-d’Oise) le 13 février 1969.

2. Le témoignage

Buthine, M.-A. Entre l’enclume et le marteau (1914-1918). Paris, imprimerie Paul Dupont, 1932, 343 pages, non illustré.

Sous un nom d’emprunt, formé par l’anagramme de son patronyme et les initiales phonétiques de son prénom, Emma Hubinet met un zèle tout particulier dans l’ouvrage à protéger le véritable état-civil de sa famille et le nom de sa commune, Glageon, gros village de près de 2 850 habitants (1911) presque limitrophe à la Belgique. Les quelques éléments fournis dans l’ouvrage confirment toutefois que sont bien évoqués sa mère, son père, décédé en 1913, et ses deux enfants, âgés de 9 et 7 ans à la déclaration de guerre. De fait, c’est également l’histoire de Glageon et de la filature Louis Hubinet pendant la Grande Guerre qui sont racontés par Emma. Passés les premiers jours d’août 1914, où elle assiste à la mobilisation de cette commune de l’Avesnois, au sud de Maubeuge, elle est prise en voiture dans l’exode des populations frontalières et belges (page 17) alors qu’arrivent les Anglais en renfort. Mais Maubeuge capitule, Achille, son mari, part alors pour la captivité, et la région est envahie dès les premiers jours de septembre 1914. Commence alors une longue et douloureuse occupation et le lent dépeçage de ses biens et de l’usine familiale à coups de perquisitions (une vingtaine en tout) et de réquisitions de tout ce qui peut servir à l’occupant. En mai 1915, pour avoir critiqué le fait que « dans les régions envahies, nous étions empoisonnés par la Gazette des Ardennes » (page 91), elle écope de 10 jours de prison au Château des Carmes de Trélon, car elle refuse de payer une amende de 100 marks. De forte personnalité, elle multiplie les actes de « résistance » par « un esprit frondeur qui se manifeste en toutes occasions » (page 113), et qui lui vaut, le 5 février 1916, une nouvelle condamnation, cette fois-ci à 3 mois de prison à purger en Allemagne, à la prison de Trier (Trêves) puis Siegburg. De retour à Glageon, elle continue de s’opposer à l’exhaustion de son patrimoine industriel et écope d’une nouvelle condamnation de 3 mois de prison, en avril 1917, pour sa mauvaise volonté devant les « réquisitions », ainsi que du surnom de « madame Capitaliste » (page 208). En effet, politiquement, elle dit des socialistes : « Tous nos conseillers municipaux sont socialistes, Les belles doctrines du parti ; l’égalité des classes, le partage intégral, l’entr’aide sociale, nul parmi eux ne les a pratiquées ; elles se sont effritées sur les pierres de touche de l’égoïsme, et du népotisme. La guerre a arraché leurs masques » (page 329). 1917 est une année difficile au point de vue alimentaire – en témoignent les tableaux comparatifs des rations des aliments de première nécessité reproduits pages 257 et 258 – aussi œuvre-t-elle par pétitions à la C.R.B. (Commission for Relief in Belgium) à améliorer le sort de ses compatriotes. Le 6 novembre 1918, elle assiste accablée à l’incendie de la filature familiale et aux destructions d’une armée allemande en retraite. La libération apporte en effet des exactions que l’occupation n’avait pas vu commettre. La fin de la guerre n’arrête pas son récit qui évoque l’épuration, jusqu’au procès de Lille, où elle est convoquée comme témoin en avril 1921. Elle ressort de cet immédiat après-guerre avec le sentiment d’un « assainissement » inachevé (page 339). Elle termine son récit sur des phrases prémonitoires, écrites en mars 1932, et frappées au coin de la fatalité : « On n’est bien persuadé à présent qu’une nouvelle guerre est inévitable. L’Allemagne ne se résigne pas, elle élève ses enfants dans le culte de la revanche. A la tête des agitateurs, l’épileptique Hitler domine la masse populaire, et déchaînera l’abominable cataclysme » (page 343).

3. Analyse

L’histoire de la Résistance française pendant la Grande Guerre reste à écrire. Le journal d’Emma Hubinet en est une indéniable contribution par le témoignage d’une résistante inertielle d’une chef d’entreprise en zone occupée. Car elle est véritablement une personnalité ; bourgeoise cultivée et volontaire, elle représente les rares prises de parole du monde industriel [1] qui fut lui aussi victime de la Grande Guerre et qui a concouru également pour une large part à la résistance intérieure sous l’occupation, en tentant de limiter l’apport forcé à l’économie de guerre allemande. Elle multiplie donc, outre sa mauvaise volonté permanente, les soustractions de matières premières aux perquisitions, et développe des trésors de ressources pour en dissimuler le plus possible aux visites domiciliaires, jusqu’aux linges « cachés dans les jardins, dissimulés dans les haies, ou confiés aux voisins déjà perquisitionnés » (page 278). C’est très souvent le motif qui va occasionner ses condamnations à la prison, augmenté d’un comportement d’opposition systématique et de bravade exaspérant pour l’occupant. En fait, elle effectue un travail de sape psychologique qu’elle pense effectif quand elle constate que « les soldats partent démoralisés, sans entrain, l’âme endeuillée » (page 280) après ses entrevues. Alors qu’elle écrit en 1932, elle confie : « Même à l’heure actuelle, écrivant après de longues années le récit de mes souvenirs de guerre, j’ai un tel respect pour les cachettes, restées inviolées, que je n’en livre pas le secret, me souvenant des difficultés accrues en France libre les moyens dont on usait pour tromper les Allemands ; ceux-ci étaient finalement renseignés par leurs espions » (page 64). Elle enterre en effet le vin (page 107) ou ses tuyaux de cuivre ; « ce cuivre-là au moins ne fut pas converti en munitions » (page 85). C’est très vraisemblablement le statut social de la réfractaire qui lui évitera la déportation et les camps de travail. Toutefois, sa non participation à un réseau actif de résistance ne lui confère pas toutefois le statut d’une Louise de Bettignies avec laquelle elle sera par ailleurs incarcérée (page 163). Sa vision des Allemands est bien entendu sans complaisance ; « les jeunes officiers ressemblent pour la plupart au Kronprinz ; sans doute copient-ils ses manières et accommodent-ils leurs visages dans ce but » (page 42). Plus loin, elle revient sur les images d’Epinal d’un Allemand voleur mais qui « avait épargné la pendule. Ce procédé confirme la remarque faite depuis l’invasion. Les Allemands que l’on a appelés, après la guerre de 1870, LES VOLEURS DE PENDULES, n’ont garde de les prendre au cours de cette campagne ; elles sont sacrées, ils n’y touchent pas, d’accord sans doute avec les ordres des chefs » (pages 227-228). Elle rapporte la francophobie alimentée par l’armée allemande : « (…) je rappelle un ordre donné à la population allemande, par le général teuton Liebert, dont j’ai eu connaissance après la guerre : « Quiconque sur le sol allemand prête à un Français un toit ou un abri, quiconque serre sa main maudite, quiconque ne le méprise, et ne le hait pas jusqu’à la mort, quiconque le juge digne d’un regard, doit être considéré comme un misérable sans honneur » (pages 241-242). Elle évoque enfin, comme nombre d’autres témoins, l’odeur de l’ennemi[2], sentant « autant que des fauves » (page 302). Mais également, elle leur trouve quelques similitudes avec les combattants français : « Il y a un antagonisme profond entre les soldats du front, et les embusqués des services de l’arrière » (page 209). Elle décrit aussi les prisons et leur population ; otages, inculpés, prisonniers, ayant des conditions de réclusions spécifiques (page 101) ou des vêtements personnalisés (page 138). Emma liste les raisons possibles d’une peine d’incarcération : « refus du salut, insoumission au travail, carte d’identité oubliée ou perdue, utilisation d’objets réquisitionnés, course sans passeport, commerce d’aliments de fraude » (page 214) mais aussi conservation de lait ou de beurre pour les fermiers, utilisation du mot boche, etc. Elle note une différence de traitement entre les populations belges et françaises envahies (page 211). Elle dévoile les multiples subterfuges dont elle use pour tromper la censure et la surveillance des courriers, change de nom, de profession (page 194), de statut, de style d’écriture, passant la correspondance par la Belgique toute proche (page 104). Des ruses similaires sont employées pour faire passer des victuailles aux prisonniers (page 213). Le conflit durant et malgré l’aide de la C.R.B. du comité hispano-américain, l’alimentation et la vie quotidienne deviennent de plus en plus difficiles ; augmentation du prix des denrées (notamment pages 243 et 257), les feuilles séchées de noyer remplacent le tabac (page 253), il n’y a plus de chaussures (page 267), les inconfortables matelas « en poils de bêtes » (page 279), etc. Bien entendu, elle garde, même après-guerre une profonde aversion contre l’occupant : « (…) des équipes de prisonniers allemands, sous la direction de gardiens inflexibles, réparent les dégâts des leurs. (…) J’éprouve même un réconfort intense à voir ces pelotons peiner, suer, car je les ai vus à l’œuvre et je sais comment ils traitaient les nôtres » (page 332).

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : sam. déc. 24, 2016 12:18 pm
par Alain Dubois-Choulik
Bonjour,
A lire, pour ceux qui ne l'ont pas encore fait. Je le conseillerai volontiers à ceux qui -de l'autre coté du front - se plaignaient des rigueurs de la guerre .
Un mot du commentaire "alors qu’arrivent les Anglais en renfort" : ce qui laisserait supposer qu'il y avait déjà une force, et ce n'est pas le timide corps expéditionnaire britannique, qui pouvait défendre la frontière tenue par un nuage de territoriaux qui en ont payé le prix, épaulés sur le coup par des douaniers et des gendarmes. Joli plan "17", le suivant eut été totalement prémonitoire.
Cordialement
Alain

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : dim. déc. 25, 2016 12:00 pm
par demonts

Bonjour,

Les déportations des femmes par millier ont été effectuées par les allemands durant la première guerre mondiale. Annette BECKER, dans son ouvrage mentionné ci-dessous en parle longuement. Il était utile d'en parler également.

La spécificité du sort des femmes lors de l’occupation allemande du Nord de la France, 1914-19181

Annette Becker


LES DEPORTATIONS DE FEMMES

11Les déportations en camps de concentration et/ou de travail forcé, en particulier celles de 1916, sont les plus suggestives de ce terrorisme spécifique contre les femmes.

12Non seulement l’effort de guerre exige de l’Allemagne une importante main-d’œuvre au moment où ses hommes sont au front, mais il lui faut en outre nourrir les populations des territoires qu’elle occupe. La déportation et la mise au travail forcé de civils réquisitionnés et raflés lui permettent de répondre à ce double impératif : trouver de la main-d’œuvre, en priorité pour les tâches de génie à proximité du front, et vider les villes de leurs habitants chômage et devenus des assistés. Les camps de prisonniers civils, appelés camps de concentration dans l’acception du temps, sont adaptés à la coercition et/ou à la punition. Le paradoxe des victimes est ici à son comble : femmes et enfants ne portent pas l’uniforme, mais partagent le sort des hommes ; ils ne font pas la guerre ordinaire, mais sont les proies exemplaires de la guerre totale.

6. La Baïonnette, 7 septembre 1916, p. 564.
7. Dessin de Marco de Gastyne, ibid.

13Sur l’immense prison qu’étaient les territoires militairement occupés se surimpose la prison particulière du camp où les interné (e) s sont coupé (e) s de leur univers : famille, région, patrie. De plus, le camp les ramène dans la guerre : en effet, ils/elles sont massivement employé (e) s juste à l’arrière des lignes, et ainsi menacé (e) s par les obus de leurs propres compatriotes, transformé (e) s en boucliers humains, ces armes défensives dérisoires dans l’immense guerre de position qui mobilise face à face des millions d’hommes. Un dessin de Nam montre une femme qui vient d’être touchée par un obus alors qu’elle travaillait derrière les lignes allemandes ; sa compagne, dont la robe semble tout à fait incongrue dans ce paysage de no man’s land, territoire dévasté des hommes en uniforme, s’écrie : « les lâches, c’était pour nous faire tuer par nos fils6 ». Sur la page voisine, une veuve dans d’immenses voiles noirs s’entend dire par un officier allemand que l’on ne voit que de dos. « Vous ? On vous fera creuser des tombes. Pour oublier7. » Ce travail était non seulement dangereux, mais creuser et solidifier des tranchées de seconde ligne, au bénéfice de l’ennemi et dans le sol de leur propre pays, était aussi moralement insupportable et d’ailleurs contraire aux Conventions de La Haye. Dans cette guerre de défense du sol national, non seulement les occupés étaient mobilisés pour des tâches militaires, mais, prisonniers civils, ils devaient travailler contre les intérêts de leur « sang » et de leur « sol ».

14Dans cet espace nouveau de la violence, ces femmes voient leur vie d’épouses, de mères, de travailleuses, bouleversées. Toute guerre est banalement déconstruction, par la séparation d’avec les soldats, la blessure, la mort. Mais l’héroïsme garant du consentement à la lutte peut compenser en partie les souffrances. Dans le cas des déportations et du travail forcé, on vit à la fois une rupture avec son monde habituel et on affronte la nouveauté d’un monde radicalement différent, celui du camp. Comment rassembler alors les éléments déchirés de son identité broyée ?

8. L’Asino, 28 janvier 1917, page de couverture.

15Pourtant, ces victimes d’une guerre si spécifique ne savent pas que leur situation est non seulement connue mais prise en compte à différents niveaux. Dans leur marginalité même elles sont utilisées comme arguments anti-allemand par les Français, leurs compatriotes, ou leurs alliés. Ainsi le dessinateur Rata, dans le journal de caricatures italien L’Asino, montre un troupeau sans défense de femmes et de vieillards minuscules poussés en déportation par un géant-ogre boche, revolver au poing : « Allons, allons, les ouvriers ne doivent avoir qu’une patrie, l’Allemagne8 ». En tant qu’individus souffrant des conditions nouvelles de la guerre, chacune des victimes se sent totalement seule. En tant que membre-bien involontaire –d’un groupe, sa situation d’extrême détresse la rend « utilisable » dans le cadre de l’effort de propagande contre les Allemands. À son insu, elle est ainsi en quelque sorte réintégrée au centre de la guerre totale, comme le montrent bien textes vengeurs et caricatures, particulièrement lors des déportations de femmes de Lille, Roubaix, Tourcoing à Pâques 1916.

16En pleine offensive de Verdun, les difficultés de ravitaillement des Allemands sont de plus en plus graves, et ces déportations s’apparentent en fait à des évacuations forcées qui avaient été nombreuses auparavant. Il reste à comprendre pourquoi ce choix nouveau des femmes et des jeunes filles : parce qu’elles étaient vues principalement comme bouches à nourrir inutiles ? Parce que c’était une façon d’humilier l’ennemi en attentant à « l’honneur » de ses femmes ? C’est en tout cas comme cela que les caricaturistes de la France « non occupée » et de la presse alliée en ont rendu compte, trouvant dans ces déportations une nouvelle occasion de représenter les Allemands en barbares, traîtres, lâches qui ciblent des victimes particulièrement sans défense, des femmes, plus, des jeunes filles. Chez Henriot, des soldats allemands s’écrient : « Quoi, des Français, cachons-nous derrière des Françaises », ou proclament, en mettant une femme en joue avec un revolver et en traînant une très petite fille au moment du départ des femmes en déportation : « Nous avons fait 20 000 prisonnières à la grande bataille de Lille, selon notre coutume nous les avons traitées avec la plus grande humanité. » Forain et Abel Faivre sont particulièrement déchaînés. Ce dernier montre à plusieurs reprises un officier allemand caricatural, uniforme impeccable et monocle, emmenant une jeune fille de bonne famille, en pleurs : « Si vous n’aimez pas l’Allemagne, l’Allemagne vous aimera. » Ou « Bien sûr ce n’est pas du Musset ». Faivre représente aussi une barque à la dérive, pleine de cadavres de femmes et d’enfants : « Il leur faut des victoires ».

9. Le Journal, septembre 1916.

17Le dessinateur néerlandais Louis Raemaekers, un des parangons internationaux de la propagande anti-allemande s’empare aussi de l’épisode, multipliant les dessins de jeunes filles en pleurs et toujours très dignes dans le malheur ; il représente une veuve de guerre tout en noir parmi les déportées, suggérant que les Allemands n’épargnent même pas des êtres qui ont déjà tant souffert de la guerre. Raemakers pousse sa haine des Allemands jusqu’à représenter les soldats chargés de convoyer les déportés en train de rire, de même que d’autres qui font des grands gestes par la fenêtre au moment de l’arrivée des déportées en Allemagne comme s’ils saluaient un cortège de carnaval : « Les martyrs de Lille. L’arrivée au pays de la “Kultur”9 ». Cette Kultur pervertie, Lucien Descaves la présente longuement, avec un talent certain de la métaphore filée :


10. Descaves Lucien, La Baïonnette, 7 septembre 1916, p. 562 et 566.

L’Allemagne possède, paraît-il des laboratoires perfectionnés, incomparables, où des savants se relaient, du matin au soir et du soir au matin, afin de trouver mieux encore que les plus puissants explosifs, que les liquides enflammés et que les gaz asphyxiants. C’est leur métier de chimistes. [...] Mais comme ils n’en finissaient pas de découvrir et de déchaîner un fléau qui décimât la population française non combattante des régions occupées ; comme on ne pouvait plus invoquer à son égard, pour l’exterminer, le prétexte commode de la provocation les armes à la main, d’autres laboratoires ont mis à l’étude des tortures inédites et se sont avisés de martyriser le cœur et l’esprit comme ils ne l’avaient pas encore été. Géniale inspiration ! Kultur superlative ! Substituer à la douleur physique ou à la mort sans phrases la douleur morale bien dosée, bien administrée, méthodique ! On ne crierait plus à la barbarie. L’Allemagne s’élèverait au premier rang des peuples civilisés. Les sauvages et les fanatiques versent le sang, tenaillent le patient, arrachent des plaintes à sa pauvre chair meurtrie et pantelante. Ce n’est point le procédé allemand. L’Allemand ne s’en prend qu’aux âmes. [...] Quelques généraux prussiens furent donc chargés de porter dans le Nord de la France d’autres épreuves que celles du feu, de l’eau ou de l’invasion : l’épreuve de la séparation par déchirement. [Et l’auteur de citer la lettre d’une femme du Nord] “Ainsi que le disait Monseigneur (Charost, évêque de Lille), c’est la Passion de nos familles s’ajoutant à la Passion du Christ. Une femme a eu une sueur de sang en se voyant prendre son jeune fils. On le lui ramène, elle ne le reconnaît plus”10.

18« Sueur de sang », titre choisi par Descaves pour l’article où il oppose terme à terme la Passion des habitants du Nord à la passion d’exterminer des scientifiques allemands, est symptomatique de la propagande antiallemande qui évolue entre deux obsessions : celle de leur barbarie, qui les rapproche des « sauvages » dans l’acception raciste ordinaire des temps, celle de leur excellence scientifique, qui à l’inverse pourrait les placer parmi les peuples les plus avancés.

19Extrême modernité, extrême primitivisme se renforcent dialectiquement chez eux, ennemis complexes et d’autant plus pervers.

11. Ainsi les lettres des femmes du Nord déportées sont traduites en anglais et diffusées dans tout le (...)

20Loin de ce bourrage de crâne à destination des Français de l’intérieur et surtout des alliés et des Américains que l’on espère convaincre de rentrer ainsi en guerre11, plusieurs diaristes témoignent aussi de la réalité des souffrances :


12. Récit des enlèvements à Lille par Degrutère Maria, Événements particuliers et journaliers, avril 1 (...)

Pour les empêcher de se révolter, on installe des mitrailleuses dans les rues et en attendant le départ on les enferme dans les églises et les écoles. [...] Chaque jour des soldats baïonnette au canon arrivent dans un quartier vers trois heures du matin, font lever tout le monde et enlèvent les hommes, mais surtout les femmes et des jeunes filles de 20 à 35 ans pour les conduire on ne sait où. Il y a des scènes indescriptibles, des heures d’angoisse et d’agonie pour les mères à qui on arrache ainsi les enfants. Plusieurs personnes s’évanouissent, d’autres deviennent folles, certaines sont malades d’essayer de se débattre avec les officiers. [...] C’est un spectacle navrant, on nous conduit comme des criminels à l’échafaud12.

21Traumatisme total. Les témoins insistent sur le renversement de l’ordre apporté par ces déportations : des bourgeoises sont traitées comme des prostituées, des jeunes filles comme des femmes mûres. L’occupation a été doublement niveleuse de conditions : les femmes traitées comme les hommes, les riches comme les pauvres. Ce nouveau seuil de terrorisme a fait prendre conscience plus que jamais que les Allemands avaient tous les pouvoirs, que l’arbitraire constituait leur droit de vainqueur.

22Les consommateurs des territoires occupés étaient massivement des consommatrices : parce que comme dans tous les pays européens à cette époque, les femmes étaient chargées du ravitaillement de leur famille, et aussi parce qu’elles y étaient largement majoritaires : aucun homme mobilisé n’était revenu à son poste de travail, comme cela avait été le cas pour une partie des ouvriers dans le reste du pays, alors que le Nord était la plus grande région industrielle française après Paris. Dans ce contexte, la solution du terrorisme anti-femmes peut sans doute s’expliquer. Les occupants rappelaient qu’une guerre à outrance était menée, guerre dont les territoires occupés étaient une de leurs armes ; personne n’y serait épargné.

13. Winter Jay et Robert Jean-Louis (dir.), Capital Cities at War, Paris, London, Berlin, 1914-1918, C (...)

23Il y a enfin une dimension qui tient au front domestique de l’Allemagne elle-même. Dès 1915, les Allemandes, lassées des queues interminables et du rationnement, ont manifesté à Berlin et dans d’autres grandes villes. Les émeutes pour le beurre, puis pour les pommes de terre, ont éclaté. Les femmes en lutte contre la vie chère, dans la plupart des pays belligérants, ont tenu un langage de justice sociale, lié à une certaine idée du patriotisme. Mais les effets du blocus expliquent que les femmes allemandes aient été les premières et les plus virulentes à manifester13. Les occupants ont-ils voulu prévenir des mouvements de révolte de grande ampleur en déportant les femmes de l’adversaire ? Le ravitaillement des civils se posait dans tous les cas en termes moraux : était-il concevable que les habitants de Berlin qui souffraient de malnutrition et en rendaient responsable l’Etat impérial presque autant que la guerre, puissent apprendre que, sous autorité allemande, les habitants de Lille étaient « nourris »-les guillemets s’imposent tant la disette était dramatique, mais on ne le savait pas en Allemagne-par une bureaucratie si inefficace en Allemagne même ?

24Déporter les femmes des grandes villes occupées, c’était aussi dire aux femmes de Berlin et des grandes villes allemandes que l’effort immense exigé d’elles n’était pas gâché. Les femmes de Lille ont payé de leur personne le rétablissement-même limité-de la confiance de l’arrière allemand, en particulier à Berlin, alors que la bataille de Verdun, destinée à vaincre définitivement les Français, se transformait en une immense bataille d’usure où l’armée allemande se brisait tout autant que son adversaire.

Bonne lecture.

François

I

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : dim. déc. 25, 2016 12:42 pm
par Alain Dubois-Choulik
Bonjour
Tiré des Archives Royales de Belgique, un PV "suite à une apostille du gouverneur de la province de Liège le 27/11/1919"

Il concerne une de ces "petites mains" de l'espionnage (ce qui comprenait hébergement, passage de document, parfois accompagnement jusqu'à la frontière Belgo-Néerlandaise, et traversée, le tout accompagné des mêmes risques de la part d'un occupant de plus en plus énervé -et hélas efficace....).

Il s'agit ici de HUMBLET Catherine, épouse BORGUET Pierre Jean, ménagère, demeurant 52 rue Brixhe à Herstal, née à Oupeye le 26/01/1881, dont il ne semble pas que l'Histoire ait gardé le nom, peut-être que la notoriété du forum ......
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J'aimerais bien connaitre aussi l'identité de Dame Julienne de Maubeuge, femme d'un officier français, qui devait avoir assez d'influence pour obtenir du GQG français la remise de la croix de guerre ( pas -encore- trouvé celle-ci)
Cordialement
Alain

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : dim. déc. 25, 2016 2:17 pm
par Alain Dubois-Choulik
Annette BECKER, dans son ouvrage mentionné ci-dessous en parle longuement. Il était utile d'en parler également.
Bonjour,
François, ce sont les notes de bas de page de l'article précédent de Mme BECKER (non ?). Comme quoi ces notes sont parfois (souvent) plus intéressantes et parlantes que le texte lui-même ...
Cordialement
Alain

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : lun. déc. 26, 2016 8:40 pm
par demonts
Bonjour!

Nouveau témoignage de :

Lecompt, Andrée (1903-1998) -


par Rémy Cazals, ( CRID 14:18)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Bonne soirée et bonne lecture.

François








Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : mar. déc. 27, 2016 5:43 pm
par demonts
Bonjour,
En fouillant sur le site des archives départementales de la somme j'ai trouvé le Journal de Célestine Doniau-Danest sur les débuts de la Guerre 1914-1918.
http://recherche.archives.somme.fr/ark: ... 6401GFCDSE
Bonne lecture.
François

Re: les femmes pendant la Grande Guerre (en p 1: accès au sommaire)

Publié : jeu. déc. 29, 2016 8:17 am
par demonts
Bonjour,
Voici un autre témoignage trouvé sur CRID 14/18 par Rémy Cazals,

Il s'agit de :

Escholier, Marie (1876-1956)



1. Le témoin

Née à Mirepoix (Ariège) dans une famille de notables, propriétaires de la ferme de Malaquit où elle revient chaque année en vacances après son mariage avec Raymond Escholier en 1905. Celui-ci était un critique d’art, conservateur de musée à Paris.

Après la guerre, Raymond et Marie écriront des « romans du terroir », parmi lesquels Cantegril obtint le prix Fémina en 1921. Elle est décédée à Malaquit le 21 mars 1956.

2. Le témoignage

A Malaquit, Marie Escholier et ses deux fils attendent Raymond qui doit « descendre » de Paris en cet été de 1914. Mais il ne viendra pas. Marie commence alors un journal, qu’elle va tenir jusqu’au 12 mai 1915. Son fils Claude pense qu’après cette date, en accord avec son mari, elle a abandonné son journal pour se consacrer à l’écriture de leur premier roman, Dansons la trompeuse. Le manuscrit du Journal n’était pas destiné à la publication, mais rien ne l’interdisait. Retrouvé par Claude Escholier, il a été publié en 1986 sous un titre qui n’est pas d’origine : Marie Escholier, Les saisons du vent. Journal août 1914 – mai 1915, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1986, 154 p., prenant aussi le n° 10 dans la collection « La mémoire de 14-18 en Languedoc ». Une présentation des éditeurs explique en quelques pages le choix du titre. Postface de Claude Escholier, « Naissance d’une écriture ». Le volume donne une liste des romans publiés en collaboration entre Marie et Raymond Escholier, et un lexique des mots occitans employés dans le Journal.

3. Analyse

La grande finesse de l’auteur lui permet de comprendre les individus ; son sens de l’observation lui permet de décrire l’impact de la situation de guerre sur une société rurale, la campagne ariégeoise autour de Mirepoix. On peut regrouper les principaux apports en trois grandes parties.

Bouleversements et brassages

La mobilisation des hommes jeunes a des conséquences fortes sur le travail des champs, sur l’aspect de la rue, et sur l’honorabilité de quelques jeunes filles qui ne pourront pas « réparer leur faute » dans le mariage. Des réfugiés arrivent du Nord, de Belgique, de Paris en août, avant la bataille de la Marne. Cela produit quelques frictions. La classe 14 vient faire des manœuvres autour de Malaquit ; les jeunes soldats ont l’air d’un « troupeau d’enfants malades », d’autant qu’une épidémie de méningite fait des ravages. L’ambiance générale est triste : pas de foire, pas de fête. Mais, en février, il y aura la fabrication de la charcuterie à partir du cochon élevé à domicile : l’ordre immuable de la cérémonie sera respecté.

L’information

Le grand thème, c’est l’attente des nouvelles. Le facteur prend une importance inhabituelle. Les lettres deviennent source collective d’informations (« la lettre d’un soldat appartient à tout le monde »). Echanges d’objets avec le front : colis de vêtements et de nourriture d’un côté ; produits de l’artisanat des tranchées de l’autre. Les silences et les contradictions de la presse sont assez vite perçus ; on ne croit plus à ce que disent les journaux (« dont les fanfaronnades imbéciles me font mal au cœur », écrit Marie dès le 6 septembre 1914). Mais on les lit tout de même. Les rumeurs circulent, dans la version « archaïque » des prophéties (p. 28, 48, 60, 79).

Sentiments et attitudes

L’état de guerre crée une conception plus profonde de la vie. On regarde avec respect ceux qui vont partir au feu. Les enfants sont confondus de voir pleurer un homme adulte, un soldat blessé venu en convalescence et qui repart. Les lettres contiennent des formules terribles dans leur laconisme : « Je suis encore en vie, la plupart des copains sont morts » ou « J’ai bien changé, je sais ce que c’est que la vie, nous sommes moins qu’une fumée ».

L’enthousiasme patriotique est vite remis en question. Dès le 4 octobre, un soldat qui va partir remarque : « Nous sommes de la viande de boucherie. » Un autre, réformé, rayonne. Une mère dont le fils est prisonnier à Magdeburg est radieuse, et Marie Escholier précise : « On a des bonheurs qui feraient la désolation des jours ordinaires. » Une réfugiée belge annonce que dans quinze ans la France et l’Allemagne seront alliées contre l’invasion russe. L’Union sacrée aussi est remise en question. La campagne critique la ville. On recherche le bouc émissaire : pour certains, ce sont les curés et les riches qui ont déchaîné la guerre ; pour d’autres, la défaite est due à la débandade des soldats d’Antibes, aux socialistes, aux officiers, ou tout simplement à la « trahison ».

Au total, des pages admirables.


Extraits du journal de Marie Escholier


1er août 1914 : annonce de la mobilisation : « L'inquiétude s'insinue en moi lentement, une sorte de crépuscule qui s'abat sur le coeur. » Quelques jours plus tard : « les journaux se contre disent complètement ce soir. Les uns disent que Liège est pris, les autres que les Belges sont vain queurs. On raconte mille histoires d'espions. »
8 août 1914 : « Une belle journée pleine de sérénité. Comment les hommes peuvent-ils se battre lorsqu'ils voient tant de paix répandue sur la face de la terre ?"
10 août 1914 : « La ville et la campagne se sont longtemps défiées, menacées, souhaitées mutuellement la famine et la plus noire misère. [...] « On a appelé les gens qui voudraient remplacer aux champs les hommes absents, personne n'est venu. Personne, crie Léonie indignée. Ah ! Si la faim pouvait leur serrer les côtes. »
17 août 1914 : annonce de la prise de Metz « Je lis dans un vieux journal à propos des combats de Liège : « il y a eu trois mille morts » et les larmes me gagnent en songeant à cette terrible moisson. Ce sont des Allemands je crois, mais ils ont eux aussi des mères pour les aimer, des femmes pareilles à moi, des enfants comme Marc et Claude. Mon Dieu que de douleurs autour de ces trois mille morts ! »

18 août 1914 : « La fièvre des premiers jours se calme. Mirepoix reprend son aspect de toujours, seulement c'est tout de même étrange de ne plus voir les hommes jeunes, il manque vraiment un des éléments de la vie ordinaire, on dirait que le nombre de femmes et de vieilles barbes a augmenté dans d'extraordinaires proportions. »
20 août 1914 : « les journaux ont l'ordre de garder le silence sur les opérations de la guerre. Les soldats eux-mêmes doivent donner strictement de leurs nouvelles sans même dire d'où ils écrivent, de sorte que de plus en plus nous ne savons rien. »
22 août 1914 : « ils ont pris Bruxelles. Le journal s'efforce de ne donner aucune importance à cette victoire allemande et pourtant... D'ailleurs, après avoir lu toutes ces colonnes au long desquelles il n'y a presque rien, on sent que quelque chose ne va pas là-bas. Nous ne saurons la vérité que dans bien longtemps. »
23 août 1914 : « les lettres arrivent maintenant régulièrement. C'est beaucoup de ne plus se sentir séparés. »
27 août 1914 : « Encore pas de lettres. Les trains doivent être pris pour transporter les blessés, il en arrive partout, à Cahors, à Montauban, à Toulouse ; la France est sillonnée de ces tristes convois. »
Début septembre 1914 : « Les communiqués officiels ont l'air de galéjades et le reste du journal affecte une gaîté qui ne trompe personne et qui est bête et triste à pleurer, on aimerait mieux les plus désolantes vérités ; d'ailleurs les évènements sont à eux seuls assez éloquents. Ils sont à trente ou quarante kilomètres de Paris. »
6 septembre 1914 : « Je rentre vite après la messe sans même lire les journaux dont les fanfaronnades imbéciles me font mal au coeur. »
13 septembre 1914 : Annonce de l'avance des troupes françaises dans les journaux ; elle apprend qu'une femme, Isabelle, une amie d'enfance, jeune mère, a perdu son mari : « Ils l'ont tué ! Cet homme plein de jeunesse, de santé et de vie qui, le jour de son départ, ne pouvait s'arracher d'auprès son enfant, qui revenait furtivement le regarder dormir, cet homme a été tué par d'autres hommes. Quand ces horreurs passent près de vous, on frissonne jusqu'au fond de l'âme. »
« Les trains continuent de charrier les blessés. Quelle affreuse moisson de jeunesse. » Elle apprend la destruction de la cathédrale de Reims et se met en colère. « Je pensais aux pauvres pays de France foulés par l'ennemi, aux campagnes incendiées, à tout le mal qu'ils nous font. »
La foire de Saint-Maurice est bien triste. Léonie qui s'y est rendue en témoigne : « à chaque coin de rue on ne racontait que des malheurs : parents sans nouvelles, blessés, tués, prisonniers, et aucun pétard, pas de manège, ni de tir, rien que des gens en pleurs. »
28 septembre 1914 : « Ce soir une frayeur me prend tout à coup de n'avoir pas eu de lettres depuis si longtemps. Je cours voir la date de la dernière lettre reçue, elle a été écrite le 18. Voilà que j'ai peur, mais peur... Il y a au fond de moi une personne raisonnable qui tâche de me rassurer. Je n'écoute rien. Je m'affole et les moindres bruits me font sursauter. Je donnerai tout pour quelques lignes, un mot qui ferait cesser cette angoisse. »
16 octobre 1914 : En visite chez des voisins, on lui montre deux lettres de soldats : « chacun peut les lire. Maintenant la lettre d'un soldat appartient à tout le monde. »
25 octobre 1914 : « tel a disparu, tel n'a plus donné de signe de vie depuis le commencement de la guerre, tel autre devient infirme à la suite de ses blessures. Il y a de pauvres femmes qu'on se montre du doigt. » Tel prisonnier a écrit depuis Magdebourg où il est prisonnier : il « ne paraît pas malheureux. Sa mère est radieuse. On a des bonheurs qui feraient la désolation des jours ordinaires. »
7 novembre 1914 : Départ des jeunes soldats qui s'étaient entraînés non loin. « Ils chantent, leurs voix passent dans une vague d'air, puis tout redevient silencieux pendant que la bande de fumée finit de mourir. Nous restons debout à regarder la plaine déserte, humide et calme en pensant à la guerre, à cette horreur qui est à l'autre bout de la France et vers laquelle ils vont, ces petits soldats qui n'ont pas tous vingt ans. »
25 novembre 1914 : « on annonce une victoire russe mais ici nous ne savons jamais ce qui est vrai et ce qui est faux. On donne souvent l'importance d'un combat décisif à une petite escarmouche. Tout reste diffus, lointain, aussi on ne tambourine plus à Mirepoix. »
30 novembre 1914 : « des lettres. Je ne lis plus régulièrement les journaux maintenant tellement celui de la veille est semblable à celui du lendemain. »
1er mars 1915 : « aujourd'hui il y a un grand départ de territoriaux, des métairies se ferment, des quantité de femmes et d'enfants restent seuls désorientés et partout revient la même question. Qui labourera, qui sèmera ? Cependant les hommes sont partis sans murmurer. Les plus frustres sentent confusément qu'il le faut. »
12 mars 1915 : « c'est toujours la même chose, on se bat sur la terre, sous la terre, dans l'air, sur l'eau, sous l'eau et pour n'avancer - on peut dire - à rien d'aucun côté si ce n'est qu'à faire des hécatombes effrayantes. »


Bonne lecture.

François