Re: Les Bordelais dans la Grande Guerre
Publié : ven. janv. 09, 2009 7:11 pm
Bonjour à toutes et à tous,
Bonjour Xavier,
Maurice Barrès rapporte dans ses Chroniques de la Grande Guerre un témoignage sur la mort glorieuse de Guy de Cassagnac dont je cherche une photo ou un portrait.
…Dans la cour de ce lycée bordelais transformé en caserne et dont les murs tout blancs réverbéraient le terrible soleil d’août, la mobilisation battait son plein. Quelle fièvre joyeuse! Le plus pacifique des réservistes n’était pas à demi habillé qu’il réclamait son fusil et, sachant Mulhouse prise, criait qu’il n’arriverait jamais à temps pour la prise de Strasbourg. A tout instant, d’une chambre ou d’une autre, une voix s’élevait, juste et encore, qui entonnait la Marseillaise ou le Chant du départ. Et comme il n’y avait pas là que des Gascons, je vous jure que le chœur ne traînait pas.
Je m’amusais à ce spectacle ardent, prélude de la grande tragédie qui allait se jouer, et je m’efforçais de tout retenir et de tout noter de ces minutes qui ne reviendraient pas. Mais un homme, vite aperçu, me fit oublier tous ces hommes ; ses gestes éclipsèrent les mouvements de cette foule. « Cassagnac ! » m’écriai-je, en courant vers lui. C’tait Guy de Cassagnac, en effet, qui venait d’être affecté comme sous-lieutenant de réserve, à mon régiment et, comble de bonheur, à ma compagnie.
Des rapports anciens nous liaient. Je lui devais d’avoir un peu débroussaillé pour moi les toujours difficiles débuts du métier d’écrivain et, bien que nous nous fussions trouvés en contradiction et presque en hostilité plusieurs fois à propos de la doctrine ou de personne politiques, je lui restais sincèrement attaché. Qui eût d’ailleurs résisté au charme de ce gentilhomme dont l’orgueil même avait une extraordinaire qualité de jeunesse ?
A bordeaux, dès ce moment, à la caserne et dans la ville, nous nous retrouvions plusieurs fois par jour et, chaque fois, ce m’était un plaisir nouveau. Nous ne causions que de la guerre et des espoirs sans limite qu’elle ouvrait à la France. Il nous tardait de partir.
Guy de Cassagnac était très brave et très beau. Il avait, en outre, cette noblesse d’allure, cette grâce naturelle du geste par quoi certains prêtent une vie et un caractère aux choses dont-ils se vêtent. A part le calot, qu’il n’aimait pas et qu’il remplaçait - pour la plus grande joie de ses soldats gascons - par un béret, sa tenue était celle de tout officier français en campagne. Et pourtant je me rappelle certaines marches de nuit où sa haute silhouette drapée dans le manteau que relevait le sabre, très long, était l’apparition véritable d’un de ces seigneurs d’autrefois, chez qui le souci d’élégance ne se séparait pas de celui de l’honneur.
Guy de Cassagnac créait autour de lui l’héroïsme et la dignité. Je viens de parler de son épée, qui était fort belle et longue ; il l’aimait beaucoup et, souvent, ne la tirait du fourreau que pour le plaisir de la faire étinceler au soleil. Ses troupiers, qui l’adoraient, venaient à chaque instant lui demander de la leur montrer, ce qu’il accordait toujours, heureux de trouver persistant, dans ces âmes si diverses, l’amour et la vénération de cette chose noble entre toutes : le glaive.
C’était, d’ailleurs, par sa propre noblesse que le lieutenant de Cassagnac s’était imposé au respect et à l’affection des hommes qu’il commandait. On savait ses duels, l’hérédité de vaillance dont son nom était chargé. Sa stature puissante imposait aux simples ; sa ferme justice et sa bonté souriante lui gagnaient tous les dévouements. Dans sa section, bien sûr, il y avait beaucoup de mauvaises têtes, farcies d’anticléricalisme bête. Nul, cependant, n’aurait osé sourire en voyant le jeune officier pénétrer dans l’église des villages que nous traversions; s’agenouiller et prier, le front dans ses deux mains.
Nous passâmes trois jours à errer, de cantonnement en cantonnement, dans ces villages lorrains, quelquefois sordides, mais pleins de joliesses imprévues, et où je ne sais quel air de résignation grave et douce vous avertit que vous traversez une terre de longue souffrance. Là, nous avons eu, Cassagnac et moi, des causeries qui m’ont laissé le plus charmant souvenir de son esprit. Sa parole, qui zézayait un peu, semblait toucher aux idées comme une main gantée touche aux choses et laissait tomber les mots plus qu’elle ne les disait. J’admirais que, dressé, semblait-il, pour la violente polémique et l’invective, il fût attentif à saisir les plus fines nuances de l’âme humaine. Je lui fis part de mes projets ; il voulut bien me confier quelques-uns des siens et des nouveaux pas qu’il comptait faire dans cette voie du roman, où il avait débuté par des livres d’une psychologie délicate.
Nos admirations étaient identiques, mais il en était une sur laquelle nos propos revenaient le plus souvent et le plus naturellement en ces lieux…Il aimait surtout les Amitiés françaises et la
Le 19 août, drapeau déployé, l’arme sur l’épaule et baïonnette au canon, nous franchissions la frontière en chantant la Marseillaise à pleine voix. Le moment tant attendu, tant désiré, tant appelé, était venu ; nos âmes frémissaient ; le sol était élastique sous nos pas. Guy de Cassagnac regarda sa montre à l’instant précis où il enjambait la ligne désormais effacée : « Onze heures vingt-huit ! » me jeta-t-il. Je n’oublierai jamais cette seconde de ma vie.
« Mon lieutenant, disent les hommes, il faut arracher le poteau frontière ! » Il y avait plusieurs jours déjà que la besogne était faite, des combats d’avant-garde, heureux pour nous, ayant eu lieu sur ce point. Mes pauvres Bordelais qui aiment tant le théâtre qu’ils en font parfois les gestes sans s’en douter, étaient un peu déçus. Leur lieutenant, pour les consoler, alla dévisser avec eux la plaque de fonte qui indiquait, en langue allemande, le nom du village et la distance d’avec les villages voisins.
Une marche très longue et dure suivit cette allégresse. Le soleil tapait dur, les sacs étaient lourds, la forêt où nous cheminions, nous arrêtant fréquemment, paraissait mystérieuse ; peu à peu, les chansons cessèrent, les conversations s’espacèrent. Les hommes fatigués et un peu inquiets, se taisaient. Cassagnac, alors, parla. Ce qu’il dit n’était pas une harangue, mais l’énoncé très simple des bonnes nouvelles que l’on recevait de notre offensive, avec quelques commentaires très clairs. Et cela releva l’enthousiasme éteint, aida à faire les derniers kilomètres. Il annonça aussi, qu’à partir de ce jour, il prenait à sa charge les frais somptuaires de la section, tout ce que l’ordinaire ne fournissait pas.
Le soir, quand nous atteignîmes le village de Fonteny, en plein territoire annexé, le soleil se couchait, inondant de pourpre l’horizon, pendant que vers l’est des vapeurs violettes montaient, crépuscule de gloire et de deuil, sublimes préparatifs que les dieux devaient faire aux funérailles proches d’un héros.
Maintenant, je n’ai plus de Guy de Cassagnac que deux visions brèves et brillantes.
Dans le matin lumineux du 20 août, le régiment se rassemble pour aller au combat, car des forces allemandes descendent de Metz pour briser notre marche en avant. Déjà, des flocons blancs des shrapnells éclatent dans le ciel immaculé. Le canon gronde violemment, mais nos âmes se grisent du fracas grandissant de ce tonnerre. J’atteste que, dans cette matinée, on aurait tout pu demander aux soldats, tant leur confiance était absolue. J’entends encore un homme criant à un clairon: « J’espère que tu vas nous sonner vivement, cette charge, hein, petit ! » Le plus joyeux de nous tous, à coup sûr, était Cassagnac. Pendant que sa section se formait, il eut un geste que n’oublieront aucun de ceux qui l’ont vu. Sans affectation, il alla vers une meule de paysan et, avec soin, il aiguisa son épée.
Voici, maintenant, la dernière vision que j’eus de notre ami. Nous venions de gravir plusieurs coteaux et de gagner une crête d’où notre attaque devait partir. Les gros obus tombaient et les balles chantaient à nos oreilles leur méchante chanson.
Notre colonel, qui devait être frappé peu après, donna à ma compagnie ordre de charger.
Alors, mon capitaine réunit les chefs de section et, s’excusant de ne pouvoir faire à chacun ce même honneur, pria le lieutenant de Cassagnac de partir le premier. Cassagnac, resplendissant de bonheur, inclina sa haute taille, en remerciant le capitaine, en s’excusant auprès de ses camarades, en prenant congé de tous.
Ainsi, sur ce plateau que la mort venait battre, une atmosphère de haute politesse régnait. Face aux lourdes brutes dont le flot s’avançait, deux hommes, deux gentilshommes deux officiers français faisaient assaut de courtoisie, et avant que de mourir, se saluaient tout comme en un salon.
Et puis, ce fut l’ouragan de la bataille…
Quand, le soir, brisés, vaincus, désespérés, il nous fallut regagner Nancy pour recommencer et, cette fois, gagner la partie, sur le chemin où les convois, les blessés, les soldats égarés se pressaient en un désordre de déroute, je connus des heures affreuses. A la démoralisation de la défaite venait s’ajouter l’incertitude du sort de mes compagnons et, avant tous les autres, de Guy de Cassagnac. Suivant les uns, il était blessé, suivant d’autres il avait été fait prisonnier; quelques-uns redoutaient qu’il fût mort. Ceux-là, hélas ! avaient raison.
J’ai fait tous mes efforts sans pouvoir obtenir un récit de ce trépas héroïque. Ce n’est qu’aujourd’hui que sa citation toute récente, à l’ordre de l’armée, nous renseigne enfin. Je recopie :
« A fait preuve de la plus grande bravoure et d’un véritable mépris de la mort. Blessé une première fois, a continué à commander et à entraîner sa section en avant. A été tué au moment où, ayant pris le commandement de sa compagnie, il exaltait par ses paroles et son attitude le moral de ses hommes. Se sentant perdu, n’a pas voulu qu’on l’emporta, disant qu’il voulait rester en territoire annexé. »
Sa volonté est faite, il repose sur la route de ce Rhin qui, tant de fois, vit nos armes heureuses et où nous irons bientôt reporter la frontière de France. Comme le bâton de Condé jeté dans les rangs ennemis, sa tombe lointaine et qu’aucun soin honore est pour ses amis la gage sacré de notre retour définitif dans la terre lorraine.
On aura noté, dans ce récit, les deux images prises le matin du combat et qui rayonnent d’une incomparable beauté. Qu’il est charmant ce jeune sous-officier remerciant ses chefs, s’excusant auprès de ses camarades quand il est désigné pour entrer le premier sous le feu! La Grèce aurait retenu, pour le mettre sous une stèle du céramique, dans le champ silencieux des morts, ce jeune guerrier qui, au soleil levant, affûte sans mot dire son épée. Pour nous il demeure intact, tel que nous le connaissions, et pourtant transfiguré par la mort. Nous le voyons debout auprès de son frère Paul blessé à l’ennemi et cité à l’ordre de l’armée, auprès de sa mère, que je prie d’agréer mes respects et qu’il couvre d’honneur.
Cordialement.
J.Didier
Bonjour Xavier,
Maurice Barrès rapporte dans ses Chroniques de la Grande Guerre un témoignage sur la mort glorieuse de Guy de Cassagnac dont je cherche une photo ou un portrait.
…Dans la cour de ce lycée bordelais transformé en caserne et dont les murs tout blancs réverbéraient le terrible soleil d’août, la mobilisation battait son plein. Quelle fièvre joyeuse! Le plus pacifique des réservistes n’était pas à demi habillé qu’il réclamait son fusil et, sachant Mulhouse prise, criait qu’il n’arriverait jamais à temps pour la prise de Strasbourg. A tout instant, d’une chambre ou d’une autre, une voix s’élevait, juste et encore, qui entonnait la Marseillaise ou le Chant du départ. Et comme il n’y avait pas là que des Gascons, je vous jure que le chœur ne traînait pas.
Je m’amusais à ce spectacle ardent, prélude de la grande tragédie qui allait se jouer, et je m’efforçais de tout retenir et de tout noter de ces minutes qui ne reviendraient pas. Mais un homme, vite aperçu, me fit oublier tous ces hommes ; ses gestes éclipsèrent les mouvements de cette foule. « Cassagnac ! » m’écriai-je, en courant vers lui. C’tait Guy de Cassagnac, en effet, qui venait d’être affecté comme sous-lieutenant de réserve, à mon régiment et, comble de bonheur, à ma compagnie.
Des rapports anciens nous liaient. Je lui devais d’avoir un peu débroussaillé pour moi les toujours difficiles débuts du métier d’écrivain et, bien que nous nous fussions trouvés en contradiction et presque en hostilité plusieurs fois à propos de la doctrine ou de personne politiques, je lui restais sincèrement attaché. Qui eût d’ailleurs résisté au charme de ce gentilhomme dont l’orgueil même avait une extraordinaire qualité de jeunesse ?
A bordeaux, dès ce moment, à la caserne et dans la ville, nous nous retrouvions plusieurs fois par jour et, chaque fois, ce m’était un plaisir nouveau. Nous ne causions que de la guerre et des espoirs sans limite qu’elle ouvrait à la France. Il nous tardait de partir.
Guy de Cassagnac était très brave et très beau. Il avait, en outre, cette noblesse d’allure, cette grâce naturelle du geste par quoi certains prêtent une vie et un caractère aux choses dont-ils se vêtent. A part le calot, qu’il n’aimait pas et qu’il remplaçait - pour la plus grande joie de ses soldats gascons - par un béret, sa tenue était celle de tout officier français en campagne. Et pourtant je me rappelle certaines marches de nuit où sa haute silhouette drapée dans le manteau que relevait le sabre, très long, était l’apparition véritable d’un de ces seigneurs d’autrefois, chez qui le souci d’élégance ne se séparait pas de celui de l’honneur.
Guy de Cassagnac créait autour de lui l’héroïsme et la dignité. Je viens de parler de son épée, qui était fort belle et longue ; il l’aimait beaucoup et, souvent, ne la tirait du fourreau que pour le plaisir de la faire étinceler au soleil. Ses troupiers, qui l’adoraient, venaient à chaque instant lui demander de la leur montrer, ce qu’il accordait toujours, heureux de trouver persistant, dans ces âmes si diverses, l’amour et la vénération de cette chose noble entre toutes : le glaive.
C’était, d’ailleurs, par sa propre noblesse que le lieutenant de Cassagnac s’était imposé au respect et à l’affection des hommes qu’il commandait. On savait ses duels, l’hérédité de vaillance dont son nom était chargé. Sa stature puissante imposait aux simples ; sa ferme justice et sa bonté souriante lui gagnaient tous les dévouements. Dans sa section, bien sûr, il y avait beaucoup de mauvaises têtes, farcies d’anticléricalisme bête. Nul, cependant, n’aurait osé sourire en voyant le jeune officier pénétrer dans l’église des villages que nous traversions; s’agenouiller et prier, le front dans ses deux mains.
Nous passâmes trois jours à errer, de cantonnement en cantonnement, dans ces villages lorrains, quelquefois sordides, mais pleins de joliesses imprévues, et où je ne sais quel air de résignation grave et douce vous avertit que vous traversez une terre de longue souffrance. Là, nous avons eu, Cassagnac et moi, des causeries qui m’ont laissé le plus charmant souvenir de son esprit. Sa parole, qui zézayait un peu, semblait toucher aux idées comme une main gantée touche aux choses et laissait tomber les mots plus qu’elle ne les disait. J’admirais que, dressé, semblait-il, pour la violente polémique et l’invective, il fût attentif à saisir les plus fines nuances de l’âme humaine. Je lui fis part de mes projets ; il voulut bien me confier quelques-uns des siens et des nouveaux pas qu’il comptait faire dans cette voie du roman, où il avait débuté par des livres d’une psychologie délicate.
Nos admirations étaient identiques, mais il en était une sur laquelle nos propos revenaient le plus souvent et le plus naturellement en ces lieux…Il aimait surtout les Amitiés françaises et la
Le 19 août, drapeau déployé, l’arme sur l’épaule et baïonnette au canon, nous franchissions la frontière en chantant la Marseillaise à pleine voix. Le moment tant attendu, tant désiré, tant appelé, était venu ; nos âmes frémissaient ; le sol était élastique sous nos pas. Guy de Cassagnac regarda sa montre à l’instant précis où il enjambait la ligne désormais effacée : « Onze heures vingt-huit ! » me jeta-t-il. Je n’oublierai jamais cette seconde de ma vie.
« Mon lieutenant, disent les hommes, il faut arracher le poteau frontière ! » Il y avait plusieurs jours déjà que la besogne était faite, des combats d’avant-garde, heureux pour nous, ayant eu lieu sur ce point. Mes pauvres Bordelais qui aiment tant le théâtre qu’ils en font parfois les gestes sans s’en douter, étaient un peu déçus. Leur lieutenant, pour les consoler, alla dévisser avec eux la plaque de fonte qui indiquait, en langue allemande, le nom du village et la distance d’avec les villages voisins.
Une marche très longue et dure suivit cette allégresse. Le soleil tapait dur, les sacs étaient lourds, la forêt où nous cheminions, nous arrêtant fréquemment, paraissait mystérieuse ; peu à peu, les chansons cessèrent, les conversations s’espacèrent. Les hommes fatigués et un peu inquiets, se taisaient. Cassagnac, alors, parla. Ce qu’il dit n’était pas une harangue, mais l’énoncé très simple des bonnes nouvelles que l’on recevait de notre offensive, avec quelques commentaires très clairs. Et cela releva l’enthousiasme éteint, aida à faire les derniers kilomètres. Il annonça aussi, qu’à partir de ce jour, il prenait à sa charge les frais somptuaires de la section, tout ce que l’ordinaire ne fournissait pas.
Le soir, quand nous atteignîmes le village de Fonteny, en plein territoire annexé, le soleil se couchait, inondant de pourpre l’horizon, pendant que vers l’est des vapeurs violettes montaient, crépuscule de gloire et de deuil, sublimes préparatifs que les dieux devaient faire aux funérailles proches d’un héros.
Maintenant, je n’ai plus de Guy de Cassagnac que deux visions brèves et brillantes.
Dans le matin lumineux du 20 août, le régiment se rassemble pour aller au combat, car des forces allemandes descendent de Metz pour briser notre marche en avant. Déjà, des flocons blancs des shrapnells éclatent dans le ciel immaculé. Le canon gronde violemment, mais nos âmes se grisent du fracas grandissant de ce tonnerre. J’atteste que, dans cette matinée, on aurait tout pu demander aux soldats, tant leur confiance était absolue. J’entends encore un homme criant à un clairon: « J’espère que tu vas nous sonner vivement, cette charge, hein, petit ! » Le plus joyeux de nous tous, à coup sûr, était Cassagnac. Pendant que sa section se formait, il eut un geste que n’oublieront aucun de ceux qui l’ont vu. Sans affectation, il alla vers une meule de paysan et, avec soin, il aiguisa son épée.
Voici, maintenant, la dernière vision que j’eus de notre ami. Nous venions de gravir plusieurs coteaux et de gagner une crête d’où notre attaque devait partir. Les gros obus tombaient et les balles chantaient à nos oreilles leur méchante chanson.
Notre colonel, qui devait être frappé peu après, donna à ma compagnie ordre de charger.
Alors, mon capitaine réunit les chefs de section et, s’excusant de ne pouvoir faire à chacun ce même honneur, pria le lieutenant de Cassagnac de partir le premier. Cassagnac, resplendissant de bonheur, inclina sa haute taille, en remerciant le capitaine, en s’excusant auprès de ses camarades, en prenant congé de tous.
Ainsi, sur ce plateau que la mort venait battre, une atmosphère de haute politesse régnait. Face aux lourdes brutes dont le flot s’avançait, deux hommes, deux gentilshommes deux officiers français faisaient assaut de courtoisie, et avant que de mourir, se saluaient tout comme en un salon.
Et puis, ce fut l’ouragan de la bataille…
Quand, le soir, brisés, vaincus, désespérés, il nous fallut regagner Nancy pour recommencer et, cette fois, gagner la partie, sur le chemin où les convois, les blessés, les soldats égarés se pressaient en un désordre de déroute, je connus des heures affreuses. A la démoralisation de la défaite venait s’ajouter l’incertitude du sort de mes compagnons et, avant tous les autres, de Guy de Cassagnac. Suivant les uns, il était blessé, suivant d’autres il avait été fait prisonnier; quelques-uns redoutaient qu’il fût mort. Ceux-là, hélas ! avaient raison.
J’ai fait tous mes efforts sans pouvoir obtenir un récit de ce trépas héroïque. Ce n’est qu’aujourd’hui que sa citation toute récente, à l’ordre de l’armée, nous renseigne enfin. Je recopie :
« A fait preuve de la plus grande bravoure et d’un véritable mépris de la mort. Blessé une première fois, a continué à commander et à entraîner sa section en avant. A été tué au moment où, ayant pris le commandement de sa compagnie, il exaltait par ses paroles et son attitude le moral de ses hommes. Se sentant perdu, n’a pas voulu qu’on l’emporta, disant qu’il voulait rester en territoire annexé. »
Sa volonté est faite, il repose sur la route de ce Rhin qui, tant de fois, vit nos armes heureuses et où nous irons bientôt reporter la frontière de France. Comme le bâton de Condé jeté dans les rangs ennemis, sa tombe lointaine et qu’aucun soin honore est pour ses amis la gage sacré de notre retour définitif dans la terre lorraine.
On aura noté, dans ce récit, les deux images prises le matin du combat et qui rayonnent d’une incomparable beauté. Qu’il est charmant ce jeune sous-officier remerciant ses chefs, s’excusant auprès de ses camarades quand il est désigné pour entrer le premier sous le feu! La Grèce aurait retenu, pour le mettre sous une stèle du céramique, dans le champ silencieux des morts, ce jeune guerrier qui, au soleil levant, affûte sans mot dire son épée. Pour nous il demeure intact, tel que nous le connaissions, et pourtant transfiguré par la mort. Nous le voyons debout auprès de son frère Paul blessé à l’ennemi et cité à l’ordre de l’armée, auprès de sa mère, que je prie d’agréer mes respects et qu’il couvre d’honneur.
Cordialement.
J.Didier