Re: La Mission du centenaire 14-18 prolongée mais réduite
Publié : mer. nov. 26, 2014 9:01 am
Bonjour Eric,
Bonjour Chanteloube,
Le problème des médias "nationaux" est qu'ils ne semblent faire confiance pour la réalisation d'émissions spéciales comme celles dont il est ici question qu'à des historiens "établis" et d'une certaine renommée. Il paraît peu concevable aux réalisateurs et producteurs de ces émissions de recourir à des particuliers ou membres d'associations historiques locales, qui pourtant seraient peut-être plus qualifiés, ayant la connaissance du terrain, pour répondre à des questions qui, même si elles sont posées dans un contexte de commémoration officielle et nationale, concernent des secteurs particuliers du front (en l'occurrence ici l'Hartmannswillerkopf ou Notre-Dame-de-Lorette), lieu dont les historiens "officiels" invités à s'exprimer sur un plateau de télévision, ne connaissent pas forcément toutes les spécificités ni l'histoire dans le moindre détail.
Le problème en effet et on ne peut pas le leur reprocher, c'est que ces universitaires se sont eux-mêmes spécialisés sur certaines questions seulement du conflit. Si bien que, s'ils connaissent tous l'histoire globale de la Grande Guerre, leur spécialisation (en fonction de leur propre intérêt pour la période) leur a fait négliger beaucoup d'autres aspects. Ainsi, les historiens de Péronne (S. Audouin-Rouzeau, Becker père et fille, Krumeich, Jay Winter, etc...) se sont donnés comme spécialité "l'histoire des cultures et des mentalités de guerre", Nicolas Offenstadt, historien médiéviste de formation, a plutôt travaillé sur les mémoires du conflit. Pour reprendre les noms précédemment cités, seul Jean-Yves Le Naour, universitaire spécialiste de la Grande Guerre et du XXe siècle, a touché à peu près à tous les sujets de la Grande Guerre, ce qui en fait en définitive, et au contraire des autres historiens précédemment cités et que nous croisons régulièrement à la télévision ou à la radio, plutôt un généraliste qu'un spécialiste dans un domaine particulier...
De là, on peut mieux comprendre l'écueil lorsque ces personnes sont interrogées à l'occasion d'émissions télévisées, qu'il s'agisse de la réalisation de documentaires, ou de la productions d'émissions spéciales, composées d'entretiens sur le terrain ou sur un plateau de télévision : lorsqu'on demande à un historien, universitaire "reconnu" et/ou affublé du titre de "consultant" comme sur le réseau France Télévisions, spécialiste d'un domaine particulier et souvent très abstrait (je mets au défi les lecteurs de ce forum de me donner au pied levé une définition précise de ce que sont "la culture et la mentalité de guerre"), de commenter un point précis (pertes, enjeux et déroulement d'une bataille, aspects techniques de certains matériels employés par l'un ou l'autre camp belligérant, l'emploi et la généralisation de nouvelles technologies, comme l'aviation ou les chars...), nous allons le plus souvent les entendre énumérer un certain nombre de généralités, qui fleurtent parfois avec la banalité ou qui vont sombrer dans des approximations qui passeront très bien (pratiquement inaperçu) pour le grand public non spécialiste, mais qui ne pourront que faire bondir les amateurs éclairés et spécialistes, qui, pour n'être pas forcément universitaires, ni encore moins reconnus par les médias, n'en sont pas moins passionnés, ni moins pointus dans leur domaine d'intérêt (aviation, artillerie, char, bataille locale, etc, la liste n'est pas exhaustive)... En pratique, cela débouchera sur des questions/réponses du genre qu'Eric a mentionné ci-dessus ou encore, pour avoir entendu mon ancien professeur s'exprimer dans plusieurs émissions télévisées ou radiophoniques depuis près de 20 ans au sujet des effets de l'artillerie - pour ne citer que cet exemple (réponse stéréotypée, qui n'a pratiquement pas varié d'un iota depuis le milieu des années 1990) : "on utilise massivement l'artillerie dans cette guerre qui est d'abord une guerre industrielle" - Vraiment ? Et ce, dès 1914 ???. "L'artillerie est la première cause des décès de combattants au front et des blessures notamment à la tête. On voit en effet tous les effets de l'artillerie et l'atrocité des blessures occasionnées, à travers les "gueules cassées", les blessés de la face" (référence aux travaux de Sophie Delaporte, ancienne élève de S. Audouin-Rouzeau qui a produit une thèse de doctorat sous sa direction sur le sujet) et de citer un pourcentage pour appuyer ce discours et confirmer que l'artillerie est bien la première cause de blessure ou de mortalité des soldats de l'infanterie... Vous voyez immédiatement les limites de ce discours : si Audouin-Rouzeau est bien capable de vous dire qu'il y avait plusieurs sortes de projectiles (fusants, percutants, à gaz), inutile d'attendre de lui une quelconque typographie et moins encore qu'il vous décrive les caractéristiques techniques de chaque canon, ni de chaque obus... Vous n'aurez au mieux que quelques généralités là encore sur le canon de 75 ou le 77, éventuellement sur le 105 ou le 120, mais aucune date de création ou de modification, aucune description des conditions d'emploi, du personnel employé, etc. Et l'on dévie immédiatement sur un de ses sujets de prédilection : la violence de guerre et la notion de "brutalisation" que Yohann Chanoir, doctorant rattaché à l'EHESS, a récemment ruinée en quelques mots appuyés sur des exemples très précis, lors de la journée d'études qui s'est tenue à Noyon...
Et vous obtiendrez de lui les mêmes généralités et les mêmes approximations, si vous l'interrogez lui, ou Jean-Jacques Becker, ou Annette Becker, ou Nicolas Offenstadt, ou d'autres historiens spécialisés sur la conception, les enjeux, les dates, et le déroulement exact et précis d'une bataille particulière - comme par exemple l'Hatmannswillerkopf ou les batailles d'Artois, dont il était notamment question dans les émissions citées plus haut... Vous n'aurez au mieux que quelques généralités, souvent ponctuées d'approximations ou de contresens historiques, tels que ceux relevés par Eric Mansuy...
Pour autant, doit-on leur en vouloir ? Pour répondre à cette question ou tout au moins tenter d'apporter quelques éléments de réflexion, il faut voir dans quelles conditions sont produites et réalisées ces émissions. Je m'appuierai pour cela sur ma très modeste expérience personnelle, en apportant deux ou trois exemples qui permettront, je pense, de mieux comprendre comment on peut arriver à ce genre de questions et surtout de réponses, diffusées comme des "vérités absolues" par les grands médias nationaux et régionaux.
J'ai en effet déjà eu le "privilège" de participer à l'enregistrement de reportages télévisés et j'ai été moi-même déjà été interviewé pour la réalisation de mini-documentaires et/ou de reportages (notamment pour France 3 Picardie et France 2) sur quelques-uns des sites 14-18 du Noyonnais...
Quel que soit le cas de figure, il faut bien savoir que ce sont les journalistes et/ou réalisateurs qui vous emmènent pratiquement toujours sur leur terrain à eux et ils ne vous feront jamais parler que sur les points précis qui les intéressent eux-mêmes dans le cadre de la réalisation de leur émission. Concrètement, ils vous contactent et arrivent, le jour du tournage, avec un cadre et un schéma déjà préétablis, dans lesquels vous ne pouvez pas intervenir, et avec des questions déjà préparées et orientées par le discours qui ponctuera l'émission ou le documentaire. Et dans le cas d'enregistrements différés comme ceux que je vais ci-après citer et qui sont destinés à être insérés dans un reportage ou un documentaire, il est évident que vous n'avez absolument aucun droit de regard sur ce qui sera conservé de votre entretien, ni aucun contrôle du montage...
De fait, que l'enregistrement soit en direct ou destiné à une diffusion ultérieure, après remontage, vous êtes rarement préparés aux questions qui vous sont posées et que vous ne connaissez pas d'avance. Pour avoir été interrogé l'an dernier, sur la bataille de Quennevières, dans le cadre de la réalisation d'un web-documentaire visible sur le site du Conseil Général de l'Oise, je peux vous dire qu'on se retrouve devant un journaliste qui vous pose des questions auxquelles vous devez répondre même lorsque vous n'êtes pas spécialiste du sujet, et même lorsque vous avez peu d'éléments de réponse à apporter. Je me suis ainsi retrouvé "coincé", en pleine interview, sur une question technique concernant les différents types de gaz de combat employés sur les différents fronts de 1914-1918 (j'entends par là leur composition chimique !!!) et sur leurs effets pratiques sur les combattants... Bien que j'ai lu et relu avec intérêt le livre de Paul Voivenel, sur la guerre des gaz, je dois avouer que je ne suis pas pour autant spécialiste du sujet, même si j'ai évoqué sommairement l'emploi des gaz par nappes dérivantes sur le saillant de Quennevières en 1916 dans une ancienne publication. J'ai alors interrompu l'interview en précisant que je n'étais pas suffisamment compétent sur cette question pour répondre sans risquer d'erreurs, mais Olivier Sarrazin, qui produisait ce documentaire (et qui est entre autres également le réalisateur de la série récemment diffusée sur France 3 "1914-1918, au-delà de la guerre"), a néanmoins reposé sa question et a insisté pour que je réponde malgré tout, ce qui m'a quelque peu décontenancé (d'autant que la caméra a continué de filmer pendant cet échange quelque peu surréaliste)... Il avait manifestement besoin de la contribution d'un "intervenant extérieur" pour étayer un mini-web documentaire sur cet emploi des gaz de combat, ce qui a pu justifier cette question qui aurait sans doute mieux convenu à un auteur comme le Docteur Bernard Marc, qui est spécialisé sur le service de santé pendant la Grande Guerre et sur ces questions des effets de l'arme chimique sur les organismes humains...
Nous avons également accompagné Daniel Wolfrömm et Pierre Miquel, en novembre 2002, sur le site des Cinq Piliers à Dreslincourt pour le tournage d'un reportage destiné à être diffusé dans le 20H de France 2 du 11 Novembre 2002 donc... Après que Daniel Wolfrömm nous ait refoulés (les membres du bureau de l'asso), à l'exception de notre président, de la carrière, pour pouvoir filmer Pierre Miquel en train de commenter les lieux et la vie militaire qui s'y déroulait entre 1914-1918 alors qu'il découvrait pour la première fois cette carrière à l'occasion du tournage de ce reportage (alors même que mon association la faisait déjà visiter régulièrement au public depuis quelques années !), Daniel Wolfrömm a consenti à nous interviewer après nous avoir fait attendre presque une matinée entière à l'extérieur des galeries souterraines, pour que finalement, aucune de nos interventions ne soit retenue dans le montage final du reportage !!! En outre, nous avons emmené l'après-midi même Pierre Miquel et l'équipe de France 2 à Offémont, où nous avons eu l'autorisation exceptionnelle de filmer et d'où nous avons été une fois de plus écartés par l'équipe de tournage, nous n'étant juste intervenus, hors caméra, que pour souffler son texte à Pierre Miquel qui, se trouvant sur la terrasse sud du château où l'état-major du 35e CA était établi en 1914-1915, lors de l'offensive sur le saillant de Quennevières, n'a rien de moins commenté que les Allemands occupaient leurs tranchées, en désignant la direction de la vallée de l'Aisne, tandis que les Français se trouvaient de l'autre côté (au nord donc, vers le plateau de Quennevières et dans la région de Noyon)... Alors que dans les faits, c'était l'exact contraire : les Français occupaient le sud du plateau et la vallée de l'Aisne, se reliant dans ce secteur à celle de l'Oise, et les Allemands étaient à Noyon et occupaient le nord du Bois Saint-Mard et du saillant de Quennevières !!! Mais, les journalistes parisiens n'ont manifestement alors eu cure de nos tentatives d'explication des lieux et du site, seule comptait la parole de Pierre Miquel, historien reconnu et alors régulièrement invité à la télévision pour évoquer cette période (Pierre Miquel que j'ai par la suite eu la chance de rencontrer, avec qui j'ai pu échanger plusieurs fois et qui malgré ses propres contresens et erreurs historiques, avait toute mon estime, car s'il était parfois loin de ne dire que des choses exactes, il avait cette verve et ce don de la petite anecdote et de la vulgarisation, qui faisait que même le plus ignare pouvait l'écouter pendant des heures et comprendre les enjeux des combats de la Grande Guerre. Il a en effet su mettre l'histoire de la Première Guerre mondiale à la portée de tous et la passion que j'ai aujourd'hui encore pour cette période lui doit beaucoup)...
Un dernier exemple : début 2010, France 3 Picardie avait réalisé un sujet de 7 minutes sur le front de l'Oise dans le secteur de Tracy-le-Mont (la bataille de Quennevières servant là encore de toile de fond). A l'instar de mon président d'association et du maire de Tracy-le-Mont, j'ai été interrogé devant le parc d'Offémont - et plus précisément devant la maison du garde où le général Nivelle avait installé son PC le temps de la conduite de la bataille - puis dans le ravin du Martinet, pour évoquer l'attaque du 3e Zouaves qui perce, le 6 juin 1915, les premières lignes allemandes devant Moulin-sous-Touvent. J'ai détaillé cet engagement pendant plusieurs minutes, qui, l'émission une fois montée et diffusée, ne faisait plus l'objet que de quelques secondes d'intervention, avec des coupures au montage qui donnaient le sentiment que j'avais pris de curieux raccourcis pour évoquer ce fait d'armes du 3e Zouaves...
Pour en revenir au cas des émissions du 3 août et du 11 novembre dernier, l'exercice est encore différent, car non seulement vous devez répondre à des questions auxquelles vous n'êtes pas nécessairement préparés, mais de surcroît, vous êtes en direct, ce qui signifie que vous ne pouvez pas vous défausser à une question sur laquelle vous n'avez que peu de choses à dire, parce qu'elle ne relève pas de vos centres d'intérêt ou de votre spécialité, mais vous ne pouvez pas non plus vous corriger, même si vous avez sorti une "grosse énormité", le format et le déroulement de l'émission, l'enchaînement des questions du journaliste qui suit lui-même un plan déterminé, ne vous permettant pas de retour en arrière...
En fait, l'idéal pour arriver à une émission qui serait à peu près consensuelle, ou à tout le moins qui donnerait satisfaction autant au simple téléspectateur et/ou néophyte qu'à l'amateur éclairé, au passionné ou au spécialiste, serait de donner à la fois la parole à des historiens universitaires qui donneraient les grandes lignes et pourraient commenter les sujets relevant de leur spécialité et à d'autres intervenants, historiens locaux ou passionnés spécialistes du terrain, qui, bien que peut-être moins connus que les "auteurs de référence", pourraient répondre plus précisément à des questions spécifiques, s'agissant des caractéristiques particulières du terrain, des enjeux des combats, de leur datation, de leur déroulement, de leur conséquence, sur lesquelles les historiens "renommés" n'ont pas toujours nécessairement grand chose de très intéressant à dire et/ou à raconter... En somme, appliquer dans le travail des grands médias le principe de la recherche historique : celui de croiser les axes...
Cordialement,
Jean-Michel
PS : Et désolé pour ce message une fois encore trop long...
Bonjour Chanteloube,
Le problème des médias "nationaux" est qu'ils ne semblent faire confiance pour la réalisation d'émissions spéciales comme celles dont il est ici question qu'à des historiens "établis" et d'une certaine renommée. Il paraît peu concevable aux réalisateurs et producteurs de ces émissions de recourir à des particuliers ou membres d'associations historiques locales, qui pourtant seraient peut-être plus qualifiés, ayant la connaissance du terrain, pour répondre à des questions qui, même si elles sont posées dans un contexte de commémoration officielle et nationale, concernent des secteurs particuliers du front (en l'occurrence ici l'Hartmannswillerkopf ou Notre-Dame-de-Lorette), lieu dont les historiens "officiels" invités à s'exprimer sur un plateau de télévision, ne connaissent pas forcément toutes les spécificités ni l'histoire dans le moindre détail.
Le problème en effet et on ne peut pas le leur reprocher, c'est que ces universitaires se sont eux-mêmes spécialisés sur certaines questions seulement du conflit. Si bien que, s'ils connaissent tous l'histoire globale de la Grande Guerre, leur spécialisation (en fonction de leur propre intérêt pour la période) leur a fait négliger beaucoup d'autres aspects. Ainsi, les historiens de Péronne (S. Audouin-Rouzeau, Becker père et fille, Krumeich, Jay Winter, etc...) se sont donnés comme spécialité "l'histoire des cultures et des mentalités de guerre", Nicolas Offenstadt, historien médiéviste de formation, a plutôt travaillé sur les mémoires du conflit. Pour reprendre les noms précédemment cités, seul Jean-Yves Le Naour, universitaire spécialiste de la Grande Guerre et du XXe siècle, a touché à peu près à tous les sujets de la Grande Guerre, ce qui en fait en définitive, et au contraire des autres historiens précédemment cités et que nous croisons régulièrement à la télévision ou à la radio, plutôt un généraliste qu'un spécialiste dans un domaine particulier...
De là, on peut mieux comprendre l'écueil lorsque ces personnes sont interrogées à l'occasion d'émissions télévisées, qu'il s'agisse de la réalisation de documentaires, ou de la productions d'émissions spéciales, composées d'entretiens sur le terrain ou sur un plateau de télévision : lorsqu'on demande à un historien, universitaire "reconnu" et/ou affublé du titre de "consultant" comme sur le réseau France Télévisions, spécialiste d'un domaine particulier et souvent très abstrait (je mets au défi les lecteurs de ce forum de me donner au pied levé une définition précise de ce que sont "la culture et la mentalité de guerre"), de commenter un point précis (pertes, enjeux et déroulement d'une bataille, aspects techniques de certains matériels employés par l'un ou l'autre camp belligérant, l'emploi et la généralisation de nouvelles technologies, comme l'aviation ou les chars...), nous allons le plus souvent les entendre énumérer un certain nombre de généralités, qui fleurtent parfois avec la banalité ou qui vont sombrer dans des approximations qui passeront très bien (pratiquement inaperçu) pour le grand public non spécialiste, mais qui ne pourront que faire bondir les amateurs éclairés et spécialistes, qui, pour n'être pas forcément universitaires, ni encore moins reconnus par les médias, n'en sont pas moins passionnés, ni moins pointus dans leur domaine d'intérêt (aviation, artillerie, char, bataille locale, etc, la liste n'est pas exhaustive)... En pratique, cela débouchera sur des questions/réponses du genre qu'Eric a mentionné ci-dessus ou encore, pour avoir entendu mon ancien professeur s'exprimer dans plusieurs émissions télévisées ou radiophoniques depuis près de 20 ans au sujet des effets de l'artillerie - pour ne citer que cet exemple (réponse stéréotypée, qui n'a pratiquement pas varié d'un iota depuis le milieu des années 1990) : "on utilise massivement l'artillerie dans cette guerre qui est d'abord une guerre industrielle" - Vraiment ? Et ce, dès 1914 ???. "L'artillerie est la première cause des décès de combattants au front et des blessures notamment à la tête. On voit en effet tous les effets de l'artillerie et l'atrocité des blessures occasionnées, à travers les "gueules cassées", les blessés de la face" (référence aux travaux de Sophie Delaporte, ancienne élève de S. Audouin-Rouzeau qui a produit une thèse de doctorat sous sa direction sur le sujet) et de citer un pourcentage pour appuyer ce discours et confirmer que l'artillerie est bien la première cause de blessure ou de mortalité des soldats de l'infanterie... Vous voyez immédiatement les limites de ce discours : si Audouin-Rouzeau est bien capable de vous dire qu'il y avait plusieurs sortes de projectiles (fusants, percutants, à gaz), inutile d'attendre de lui une quelconque typographie et moins encore qu'il vous décrive les caractéristiques techniques de chaque canon, ni de chaque obus... Vous n'aurez au mieux que quelques généralités là encore sur le canon de 75 ou le 77, éventuellement sur le 105 ou le 120, mais aucune date de création ou de modification, aucune description des conditions d'emploi, du personnel employé, etc. Et l'on dévie immédiatement sur un de ses sujets de prédilection : la violence de guerre et la notion de "brutalisation" que Yohann Chanoir, doctorant rattaché à l'EHESS, a récemment ruinée en quelques mots appuyés sur des exemples très précis, lors de la journée d'études qui s'est tenue à Noyon...
Et vous obtiendrez de lui les mêmes généralités et les mêmes approximations, si vous l'interrogez lui, ou Jean-Jacques Becker, ou Annette Becker, ou Nicolas Offenstadt, ou d'autres historiens spécialisés sur la conception, les enjeux, les dates, et le déroulement exact et précis d'une bataille particulière - comme par exemple l'Hatmannswillerkopf ou les batailles d'Artois, dont il était notamment question dans les émissions citées plus haut... Vous n'aurez au mieux que quelques généralités, souvent ponctuées d'approximations ou de contresens historiques, tels que ceux relevés par Eric Mansuy...
Pour autant, doit-on leur en vouloir ? Pour répondre à cette question ou tout au moins tenter d'apporter quelques éléments de réflexion, il faut voir dans quelles conditions sont produites et réalisées ces émissions. Je m'appuierai pour cela sur ma très modeste expérience personnelle, en apportant deux ou trois exemples qui permettront, je pense, de mieux comprendre comment on peut arriver à ce genre de questions et surtout de réponses, diffusées comme des "vérités absolues" par les grands médias nationaux et régionaux.
J'ai en effet déjà eu le "privilège" de participer à l'enregistrement de reportages télévisés et j'ai été moi-même déjà été interviewé pour la réalisation de mini-documentaires et/ou de reportages (notamment pour France 3 Picardie et France 2) sur quelques-uns des sites 14-18 du Noyonnais...
Quel que soit le cas de figure, il faut bien savoir que ce sont les journalistes et/ou réalisateurs qui vous emmènent pratiquement toujours sur leur terrain à eux et ils ne vous feront jamais parler que sur les points précis qui les intéressent eux-mêmes dans le cadre de la réalisation de leur émission. Concrètement, ils vous contactent et arrivent, le jour du tournage, avec un cadre et un schéma déjà préétablis, dans lesquels vous ne pouvez pas intervenir, et avec des questions déjà préparées et orientées par le discours qui ponctuera l'émission ou le documentaire. Et dans le cas d'enregistrements différés comme ceux que je vais ci-après citer et qui sont destinés à être insérés dans un reportage ou un documentaire, il est évident que vous n'avez absolument aucun droit de regard sur ce qui sera conservé de votre entretien, ni aucun contrôle du montage...
De fait, que l'enregistrement soit en direct ou destiné à une diffusion ultérieure, après remontage, vous êtes rarement préparés aux questions qui vous sont posées et que vous ne connaissez pas d'avance. Pour avoir été interrogé l'an dernier, sur la bataille de Quennevières, dans le cadre de la réalisation d'un web-documentaire visible sur le site du Conseil Général de l'Oise, je peux vous dire qu'on se retrouve devant un journaliste qui vous pose des questions auxquelles vous devez répondre même lorsque vous n'êtes pas spécialiste du sujet, et même lorsque vous avez peu d'éléments de réponse à apporter. Je me suis ainsi retrouvé "coincé", en pleine interview, sur une question technique concernant les différents types de gaz de combat employés sur les différents fronts de 1914-1918 (j'entends par là leur composition chimique !!!) et sur leurs effets pratiques sur les combattants... Bien que j'ai lu et relu avec intérêt le livre de Paul Voivenel, sur la guerre des gaz, je dois avouer que je ne suis pas pour autant spécialiste du sujet, même si j'ai évoqué sommairement l'emploi des gaz par nappes dérivantes sur le saillant de Quennevières en 1916 dans une ancienne publication. J'ai alors interrompu l'interview en précisant que je n'étais pas suffisamment compétent sur cette question pour répondre sans risquer d'erreurs, mais Olivier Sarrazin, qui produisait ce documentaire (et qui est entre autres également le réalisateur de la série récemment diffusée sur France 3 "1914-1918, au-delà de la guerre"), a néanmoins reposé sa question et a insisté pour que je réponde malgré tout, ce qui m'a quelque peu décontenancé (d'autant que la caméra a continué de filmer pendant cet échange quelque peu surréaliste)... Il avait manifestement besoin de la contribution d'un "intervenant extérieur" pour étayer un mini-web documentaire sur cet emploi des gaz de combat, ce qui a pu justifier cette question qui aurait sans doute mieux convenu à un auteur comme le Docteur Bernard Marc, qui est spécialisé sur le service de santé pendant la Grande Guerre et sur ces questions des effets de l'arme chimique sur les organismes humains...
Nous avons également accompagné Daniel Wolfrömm et Pierre Miquel, en novembre 2002, sur le site des Cinq Piliers à Dreslincourt pour le tournage d'un reportage destiné à être diffusé dans le 20H de France 2 du 11 Novembre 2002 donc... Après que Daniel Wolfrömm nous ait refoulés (les membres du bureau de l'asso), à l'exception de notre président, de la carrière, pour pouvoir filmer Pierre Miquel en train de commenter les lieux et la vie militaire qui s'y déroulait entre 1914-1918 alors qu'il découvrait pour la première fois cette carrière à l'occasion du tournage de ce reportage (alors même que mon association la faisait déjà visiter régulièrement au public depuis quelques années !), Daniel Wolfrömm a consenti à nous interviewer après nous avoir fait attendre presque une matinée entière à l'extérieur des galeries souterraines, pour que finalement, aucune de nos interventions ne soit retenue dans le montage final du reportage !!! En outre, nous avons emmené l'après-midi même Pierre Miquel et l'équipe de France 2 à Offémont, où nous avons eu l'autorisation exceptionnelle de filmer et d'où nous avons été une fois de plus écartés par l'équipe de tournage, nous n'étant juste intervenus, hors caméra, que pour souffler son texte à Pierre Miquel qui, se trouvant sur la terrasse sud du château où l'état-major du 35e CA était établi en 1914-1915, lors de l'offensive sur le saillant de Quennevières, n'a rien de moins commenté que les Allemands occupaient leurs tranchées, en désignant la direction de la vallée de l'Aisne, tandis que les Français se trouvaient de l'autre côté (au nord donc, vers le plateau de Quennevières et dans la région de Noyon)... Alors que dans les faits, c'était l'exact contraire : les Français occupaient le sud du plateau et la vallée de l'Aisne, se reliant dans ce secteur à celle de l'Oise, et les Allemands étaient à Noyon et occupaient le nord du Bois Saint-Mard et du saillant de Quennevières !!! Mais, les journalistes parisiens n'ont manifestement alors eu cure de nos tentatives d'explication des lieux et du site, seule comptait la parole de Pierre Miquel, historien reconnu et alors régulièrement invité à la télévision pour évoquer cette période (Pierre Miquel que j'ai par la suite eu la chance de rencontrer, avec qui j'ai pu échanger plusieurs fois et qui malgré ses propres contresens et erreurs historiques, avait toute mon estime, car s'il était parfois loin de ne dire que des choses exactes, il avait cette verve et ce don de la petite anecdote et de la vulgarisation, qui faisait que même le plus ignare pouvait l'écouter pendant des heures et comprendre les enjeux des combats de la Grande Guerre. Il a en effet su mettre l'histoire de la Première Guerre mondiale à la portée de tous et la passion que j'ai aujourd'hui encore pour cette période lui doit beaucoup)...
Un dernier exemple : début 2010, France 3 Picardie avait réalisé un sujet de 7 minutes sur le front de l'Oise dans le secteur de Tracy-le-Mont (la bataille de Quennevières servant là encore de toile de fond). A l'instar de mon président d'association et du maire de Tracy-le-Mont, j'ai été interrogé devant le parc d'Offémont - et plus précisément devant la maison du garde où le général Nivelle avait installé son PC le temps de la conduite de la bataille - puis dans le ravin du Martinet, pour évoquer l'attaque du 3e Zouaves qui perce, le 6 juin 1915, les premières lignes allemandes devant Moulin-sous-Touvent. J'ai détaillé cet engagement pendant plusieurs minutes, qui, l'émission une fois montée et diffusée, ne faisait plus l'objet que de quelques secondes d'intervention, avec des coupures au montage qui donnaient le sentiment que j'avais pris de curieux raccourcis pour évoquer ce fait d'armes du 3e Zouaves...
Pour en revenir au cas des émissions du 3 août et du 11 novembre dernier, l'exercice est encore différent, car non seulement vous devez répondre à des questions auxquelles vous n'êtes pas nécessairement préparés, mais de surcroît, vous êtes en direct, ce qui signifie que vous ne pouvez pas vous défausser à une question sur laquelle vous n'avez que peu de choses à dire, parce qu'elle ne relève pas de vos centres d'intérêt ou de votre spécialité, mais vous ne pouvez pas non plus vous corriger, même si vous avez sorti une "grosse énormité", le format et le déroulement de l'émission, l'enchaînement des questions du journaliste qui suit lui-même un plan déterminé, ne vous permettant pas de retour en arrière...
En fait, l'idéal pour arriver à une émission qui serait à peu près consensuelle, ou à tout le moins qui donnerait satisfaction autant au simple téléspectateur et/ou néophyte qu'à l'amateur éclairé, au passionné ou au spécialiste, serait de donner à la fois la parole à des historiens universitaires qui donneraient les grandes lignes et pourraient commenter les sujets relevant de leur spécialité et à d'autres intervenants, historiens locaux ou passionnés spécialistes du terrain, qui, bien que peut-être moins connus que les "auteurs de référence", pourraient répondre plus précisément à des questions spécifiques, s'agissant des caractéristiques particulières du terrain, des enjeux des combats, de leur datation, de leur déroulement, de leur conséquence, sur lesquelles les historiens "renommés" n'ont pas toujours nécessairement grand chose de très intéressant à dire et/ou à raconter... En somme, appliquer dans le travail des grands médias le principe de la recherche historique : celui de croiser les axes...
Cordialement,
Jean-Michel
PS : Et désolé pour ce message une fois encore trop long...