Bonjour à tous,
Rapport de la Commission d’enquête désignée par le contre-amiral Charles Timothée Louis CHARLIER (11 février 1917)
Jules-Michelet, le 11 février 1917.
Rapport de la commission nommée par l’ordre n° I (1re catégorie) de la 2e Division légère,
en date du 5 février 1917, afin d’établir, si possible, les conditions dans lesquelles
a pris naissance, le 5 février 1917, l’incendie ayant causé la perte
du vapeur Saint-Laurent
[Enregistré le 16 février 1917 à l’État-major de l’Armée navale sous le n° 3.645]
[Original transmis au Ministre de la Marine le 21 février 1917]
[Transcription]
La Commission, composée de M.M. :
Soulez, capitaine de vaisseau, président,
Hennique, lieutenant de vaisseau du Jules-Michelet,
Bruneton, lieutenant de vaisseau du Jules-Michelet,
Pichon, lieutenant de vaisseau du Centre de Malte,
s’est réunie d’urgence (1) (2), a étudié le rapport joint du commandant du Saint-Laurent et a procédé à l’interrogatoire de tout l’équipage et des officiers du bord, ainsi qu’un grand nombre d’officiers et de militaires des différents détachements passagers.
Étant donné le grand nombre de dépositions, il n’a été retenu par écrit que celles qui offraient un intérêt particulier.
La Commission, conformément à l’ordre de convocation, a limité son travail à la recherche des conditions dans lesquelles a pris naissance, le 5 février 1917, l’incendie qui a causé la perte du vapeur français Saint-Laurent.
Elle a reconstitué ainsi qu’il suit la succession des événements :
Le vapeur français Saint-Laurent, de la Compagnie générale transatlantique, réquisitionné par l’État, avait quitté Marseille, à destination de Salonique, le 30 janvier, ayant à bord 381 passagers, dont 246 militaires français et 135 civils grecs et environ 2.300 tonnes de marchandises diverses.
CHARGEMENT.
Dans le chargement, la Commission note la répartition suivante (Voir schéma joint du 2e capitaine) :
Cale 1. — Dans le fond de la cale : 400 tonnes d’essence et pétrole en caisses.
Dans le faux-pont immédiatement au-dessus, du matériel de campement – toiles de tentes avec piquets ; sacs de galoches –, 30 fûts d’huile pour graisser les armes, des sacs de journaux, une vingtaine de caisses sans marque qui, d’après le pointeur chargé de la cale — le soldat convoyeur ODILE Lucien —, contenaient probablement des cadeaux pour les soldats et aussi des colis groupés par les soins d’une division coloniale (34e Division ?).
Dans le faux-pont supérieur, seulement des arabas vides et non bâchées, d’après le pointeur Odile ; des arabas, quatre canons de 120 et des caisses contenant du matériel d’aviation, d’après le second capitaine ?
Cale 2. — Vivres.
Cale 3. — Lest ; sacs d’avoine.
Cale 4. — Matériel du Génie et d’aviation.
Cale 5. — Matériel d’artillerie consistant principalement en obus en vrac, caisses de munitions et fusées, voitures.
En plus, sur le pont avant, au-dessus des cales 1 et 2, avions et matériel de chemin de fer. Sur le pont arrière, voitures, arabas, dont certaines sans doute chargées de cheddite. En ce qui concerne la cale 1 spécialement intéressée, les cloisons avant et arrière sont représentées comme étanches par l’état-major du Saint-Laurent.
Les panneaux et écoutilles étaient condamnés, les prélarts en place, les pavillons de manches à air, sur le pont, enlevés et remplacés par leurs tapes en bois recouvertes de capots de toile.
PASSAGERS.
45 militaires prisonniers, sous la surveillance de six gendarmes, se trouvaient logés dans le faux-pont 3 – au-dessus des panneaux menant à la cale 3. Sur l’arrière, grecs et militaires. Les prisonniers étaient séparés des Grecs par une porte de cloison étanche en fer condamnée soigneusement. Comme cinq prisonniers s’étaient évadés au moment de l’embarquement à Marseille, une garde supplémentaire avait été adjointe aux gendarmes.
Le Saint-Laurent arrivé à Malte le 3 février, mouille vers 9 heures dans la baie de Sliema, à l’endroit appelé Lazaretto, l’arrière près de terre, tenu par des amarres.
Le 5, à 7 heures, le commandant du Saint-Laurent fait prendre les premières dispositions en vue de l’appareillage pour Salonique. Tout est normal à bord. Dans le poste d’équipage, des hommes sont couchés, d’autres déjeunent sur le gaillard. Sur le pont avant, au-dessus des cales 1 et 2, se trouvent un certain nombre d’hommes – prisonniers, équipage, gendarmes – diversement occupés. Le commandant se trouve sur l’avant du pont des embarcations. Le personnel de service dans la machine est à son poste, la bordée de service du pont est au lavage et la majorité des passagers est couchée dans les locaux de l’arrière.
EXPOSÉ DES FAITS.
Les faits qui se sont passés ensuite sont ainsi décrits par la majorité des témoins :
A 7 heures 50, une première explosion, dont le bruit a été plutôt sec, presque immédiatement suivie d’une seconde plus sourde et plus violente, se produit à hauteur du panneau de la cale 1, avec dégagement de flammes rougeâtres et de fumée noire. Une quantité énorme de débris de toute nature est projetée en l’air. Une cinquantaine d’hommes sont tués ou blessés, principalement dans la partie avant du bâtiment. Le gaillard d’avant est soulevé, les bordés extérieurs sont écartés jusqu’à la flottaison. Le pont a disparu jusque sur l’arrière de la cloison qui sépare les cales 1 et 2. Dans la brèche ainsi formée, un violent incendie s’est déclaré, alimenté par le chargement d’essence et par le matériel combustible qui se trouve dans les cales. Les mesures prises pour le combattre n’aboutissent pas. Après deux heures d’essais infructueux, le feu gagnant sur l’arrière, le bâtiment est coulé à la torpille et disparaît sous l’eau, ne laissant émerger qu’une petite partie de l’arrière.
Beaucoup de témoins ont comparé le bruit des explosions à celui produit par l’éclatement d’un obus de gros calibre ou d’une bombe d’aéro. Aucune odeur particulière n’a été remarquée au moment des explosions qui se seraient succédées à un intervalle variant de ⅕ de seconde à 1 seconde.
ANALYSE DES TÉMOIGNAGES.
Il y a lieu de remarquer que de très nombreuses contradictions ont été relevées dans les divers procès-verbaux d’interrogatoires.
Parmi les personnes qui se trouvaient en des endroits tels qu’elles ont pu suivre toutes les phases de l’accident, le commandant du Saint-Laurent note que la première explosion qui défonça le panneau 1 fut suivie d’une colonne de flammes surmontée d’une fumée blanche. Après la deuxième explosion, il se produisit également une énorme colonne de flammes, accompagnée de fumée blanche d’abord, noirâtre ensuite.
Le gendarme Féraud croit avoir remarqué que la première explosion ne produisit pas de dégâts appré-ciables et que l’ouverture du pont se produisit à la suite de la seconde explosion plus forte.
Le capitaine du Génie Charvet attribue aux deux explosions une égale intensité ; 15 secondes environ après la seconde, il remarque que la fumée était blanche et comparable à celle produite par une explosion de cheddite.
Le sergent convoyeur Rousseau, le sapeur Reynouard et le soldat Justamin ont également séparé les deux explosions ; la seconde aurait été constituée par une série de détonations plus sourdes et plus prolongées que la première.
L’adjudant du Génie Poulain dit avoir aperçu tout d’abord un jet de flammes de 5 ou 6 mètres de haut – rouge foncé, presque pas de fumée – sur l’avant d’une caisse d’avion qui se trouvait sur le panneau de la cale 1 ; puis deux détonations presque simultanées se sont produites, de la même intensité.
Le capitaine Leroy, le maître ouvrier Bauche, le maréchal des logis de gendarmerie Guillemin et le brigadier Siron n’ont entendu qu’une seule explosion.
Ces diverses dispositions ont été citées, soit parce qu’elles différaient de la version générale relatée plus haut, soit parce qu’elles apportaient des précisions sur des points particuliers.
Le fait qu’elles proviennent des témoins les plus intelligents et les plus à portée — plusieurs d’entre eux ayant l’habitude des explosifs — laisse planer sur la manière même dont s’est déroulé l’accident un certain doute qui ne permet pas à la Commission d’en donner une photographie fidèle.
Y-a-t-il eu réellement des flammes avant la première explosion, celle-ci a-t-elle été accompagnée d’une fumée noire ou blanche, a-t-elle été plus violente que la seconde explosion, celle-ci étant unique ou composée d’une succession de détonations très rapprochées. Y-a-t-il eu seulement deux explosions ? Sur aucun de ces points l’unanimité des témoignages n’existe.
La Commission basant son avis sur l’allure générale des dépositions croit que la version la plus probable est celle décrite dans « l’exposé des faits ». Elle est en particulier d’avis qu’il y a bien eu deux explosions. Elle considère seulement comme acquis d’une façon certaine les faits suivants :
1° – Les explosions se sont produites dans la tranche de la cale 1 — cale ou faux-pont — ;
2° – Aucune trace apparente d’incendie n’a précédé l’explosion initiale ;
3° – Tout était normal à bord ;
4° – Aucune crainte, aucun soupçon n’existaient parmi les personnes embarquées.
Il est à remarquer que le premier dégagement de gaz a défoncé le panneau de chargement de la cale 1, alors qu’aucun témoin n’a vu de flammes ou de fumée sortir par une manche à air simplement tamponnée et située tout à fait sur l’arrière.
HYPOTHÈSES.
Aucun indice n’a été relevé au cours de l’enquête permettant de déterminer la cause de l’accident, les témoins qui se trouvaient autour du panneau de la cale 1 ou entre ce panneau et le gaillard d’avant ont tous disparu.
Il ne reste donc à la Commission comme données de recherche que celles, combien imparfaites, provenant de la description de l’accident par des témoins dont les dépositions ont été contradictoires à diverses reprises.
Sur des bases aussi fragiles, la Commission ne peut qu’examiner successivement toutes les hypothèses qui se présentent en pareil cas, en les discutant et en indiquant le degré de possibilité qu’elle attribue à chacune d’elles.
Tout d’abord, dans les circonstances actuelles, il y a lieu d’envisager l’hypothèse de la malveillance :
1° — Introduction à bord à Marseille d’un engin fonctionnant à temps.
Aucun indice ne permet de conclure à semblable introduction. Cependant, la Commission fait remarquer que cette introduction n’a rien d’impossible. Selon les témoignages, les dockers employés au chargement n’offrent pas eux-mêmes une garantie suffisante ; la surveillance exercée sur eux à bord paraît se réduire à celle du pointeur militaire convoyeur, tout à fait insuffisante également. Par ailleurs, la provenance des colis ne peut être vérifiée à l’embarquement, leur contenance encore moins – certains colis du faux-pont au-dessus de la cale 1 n’avaient pas de marques extérieures. Ils sont de plus soumis à diverses manipulations en chemin de fer, puis dans les magasins à terre, avant d’arriver sous les palans.
L’État-major du cargo paraît n’avoir aucune action sur le chargement fait par une entreprise privée, sur les indications de l’autorité militaire. Il semble, en tout cas — en l’absence, il est vrai, des carnets des pointeurs restés à bord —, n’avoir que des notions vagues sur la répartition dans les cales ou faux-ponts des divers articles du matériel transporté. Par exemple, les quatre canons de 120 embarqués sur l’arrière sont indiqués par lui comme logés dans le faux-pont supérieur de la cale 1 (Voir déposition du second capitaine).
La Commission ne retient pas la possibilité d’introduction d’un engin à bord du Saint-Laurent par l’un des cinq militaires prisonniers, dont l’évasion a eu lieu peu après leur embarquement à Marseille. Ces militaires sont arrivés menottes aux mains.
2° — Introduction à bord à Malte d’un engin.
Il ne paraît pas non plus probable que semblable introduction ait pu se faire à Malte, étant donné l’obturation réalisée sur les diverses ouvertures de la cale 1 et de ses faux-ponts, et à la surveillance permanente exercée par de nombreux factionnaires – marins et militaires – et des gendarmes au-dessus des cales 1 et 2.
3° — Imprudence.
Aucune personne n’a pénétré dans la tranche de la cale 1 par le panneau. Ce point paraît certain, en raison de sa fermeture, de la présence d’une caisse d’aéro au-dessus du panneau et de la surveillance exercée.
4° — Non étanchéité des cloisons établissant des communications entre la cale 1, ses faux-ponts et les locaux voisins.
Les cloisons d’avant et d’arrière sont représentées par le bord comme cloisons étanches ; les premières manifestations se produisent bien dans la tranche de la cale 1.
Antérieurement à l’explosion, il n’y a pas eu d’incendie, soit sur l’avant, soit sur l’arrière des cloisons en question, et personne n’a remarqué d’odeur d’essence au voisinage de la cale 1 ou ailleurs — en particulier auprès de la pompe épuisant la tranche de la cale.
Lors de voyages précédents dans les mêmes conditions de chargement, on était parfois obligé d’attendre 48 heures après l’ouverture des panneaux pour pouvoir pénétrer dans la cale 1, et le bord estime qu’on peut compter que 1 à 6 % des bidons détériorés pendant le chargement sont trouvés — partiellement ou entièrement — vides à l’arrivée.
Sur le Saint-Laurent, on épuisait assez fréquemment le ballast — situé à l’aplomb de la cale 1 — qui communiquait, par infiltration, avec la mer et la cale 1
.
5° — Tuyautage de vapeur. Canalisation électrique.
Le tuyautage d’extinction courait sur le pont, envoyant des branchements verticaux dans chaque tranche. Les robinets étaient sur le pont. Il ne semble pas qu’il y ait eu manœuvre de ces robinets. Le tuyautage des treuils passait à proximité du panneau de la cale 1, la vapeur n’y était pas encore admise au moment de l’accident.
En ce qui concerne la canalisation électrique, seuls les câbles alimentant les lampes du poste d’équipage traversaient un des faux-ponts de la cale 1. Ils étaient contenus à l’intérieur de tuyaux en fer vissés entre eux, ayant des joints sur les cloisons. L’ensemble est représenté par le bord comme étanche.
6° — Explosion spontanée de vapeurs d’essence.
La Commission ignore si le fait est possible dans les conditions du chargement.
7° — Explosion d’explosifs ou combustion de matériel de guerre logés par mégarde dans les faux-ponts de la cale 1.
Il semble que les arabas du faux-pont supérieur étaient vides et que les arabas chargées de cheddite se trouvaient sur le pont arrière.
Il semble également qu’aucune des caisses contenant du matériel pour l’aviation — raie violette, selon le pointeur — ne se trouvait dans la cale 1 ou ses faux-ponts. Il est à noter que les connaissements indiquent comme contenu de certaines de ces caisses : trichlorure de ... ?, carbure de calcium, piles.
En ce qui concerne les caisses non marquées du premier faux-pont, on sait qu’elles paraissaient légères. Le pointeur Odile estime qu’elles contenaient des cadeaux pour les soldats.
Aucun indice ne permet à la Commission d’attribuer l’accident à une cause pouvant se ranger sous la rubrique du présent paragraphe.
8° — Combustion spontanée de matières grasses ou mouillées.
Dans le premier faux-pont au-dessus de la cale 1 étaient logées des toiles de tente, des papiers — journaux russes —, des colis expédiés aux soldats, des fûts d’huile ne fuyant pas selon le pointeur, mais extérieu-rement gras.
La Commission ignore si ces conditions peuvent avoir déterminé une combustion. Elle fait observer combien sont fréquents les accidents de ce genre sur tous les bâtiments dans les locaux mal aérés.
CONCLUSION
En résumé, la Commission ne rejette, d’une façon absolue, aucune des hypothèses ci-dessus, en particulier celle d’un attentat par engin introduit à bord lors du chargement. Elle incline à croire à une explosion de vapeurs d’essence, provoquée par l’inflammation spontanée d’une matière telle que toile, papier, résidu de filin. De semblables matières se trouvaient, par exemple, dans le faux-pont supérieur de la cale 1, au voisinage de fûts d’huile extrêmement gras.
Elle retient le fait que la perte du Saint-Laurent est due aux 400 tonnes d’essence logées à bord. Elle fait observer en premier lieu :
— Que le danger de semblable chargement est bien connu ;
— Que pour assurer un transport d’essence de 400 tonnes, un grand bâtiment et un chargement de guerre précieux ont été risqués et perdus ;
— Qu’en même temps, étaient aventurés plus de 400 hommes, dont un grand nombre ont laissé la vie dans l’événement ;
— Que la présence, sur un même navire, d’explosifs et d’essence donne un caractère particulièrement grave à tout incendie survenant à bord et peut conduire à un abandon plus rapide de la lutte contre le feu et au sacrifice du bâtiment.
La Commission tient à faire remarquer en terminant qu’elle ne possède pas de renseignements sur la réglementation du transport par mer des matières inflammables, ni sur le fonctionnement du service chargé, en temps de guerre, de la faire appliquer.
Signé : Soulez, Hennique, Bruneton, Pichon.
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(1) Enquête ordonnée par le contre-amiral Charles Timothée Louis CHARLIER, qui avait alors son pavillon sur le croiseur cuirassé Jules-Michelet.
(2) Composition de la commission d’enquête :
— Charles Furcy Abel SOULEZ, commandant le croiseur cuirassé Jules-Michelet ; promotion 1882 de l’École navale (J.O. 12 sept. 1882, p. 5.018). Nommé à ce commandement par un décret du 1er juillet 1915 (J.O. 3 juill. 1915, p. 4.512).
— Georges Léon François Jules HENNIQUE, promotion 1897 de l’École navale (J.O. 14 sept. 1897, p. 5.214).
— René César BRUNETON, promotion 1898 de l’École navale (J.O. 11 sept. 1898, p. 5.750).
— Jacques Albert PICHON, promotion 1900 de l’École navale (J.O. 15 sept. 1900, p. 6.184).
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Source : Archives centrales de la Marine, Service historique de la Défense, Vincennes, Cote MV TTY 784 bis, MV SSE13 746, MV SSya 090.
Rapport aimablement communiqué par Christophe (sijam65).