Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe
Publié : ven. janv. 11, 2008 11:22 am
(suite)
Le voyage de Kiev à Tr... a pris toute une journée,et c'est vers le soir seulement que nous arrivons à Tr... Nous chargeons le train pendant la nuit.Il faut se hâter.
Il y a plus de blessés que de places,et il reste onze hommes que je ne puis caser.
Je tâche de les convaincre:
"-Il n'y a rien à faire que d'attendre le train suivant.Ayez de la patience,mes petits soldats."
Ils consentent à retourner au point d'évacuation,et je suis déjà prête à les y accompagner,quand un monsieur,témoin de la conversation,me dit:
"-Non,ma soeur,il ne faut pas les ramener au point d'évacuation.Si vous n'avez pas de place chez vous,menez-les dans le train de P...tch.Ce train est derrière le vôtre."
Ce monsieur,en imperméable,avec des épaulettes d'officier et de grandes lunettes de chauffeur sur le nez,remarquant mon hésitation,ajoute:
"-On s'occupera bien d'eux dans le train.
-Allons,dis-je aux blessés.....Mais qu'est-ce que je dirai là,au train ? fais-je remarquer au monsieur,qui s'en va.Il faut donner le nom de celui qui m'a autorisée à les conduire là.
-Dites-leur que c'est P....tch qui vous a donné l'autorisation",me répond-il.
Comment ? ce monsieur est P...tch lui-même ? C'est lui,ce farouche réactionnaire et instigateur de pogromes ?
Je suis une "soeur" pour lui ? La guerre seule peut avoir des effets pareils.Les socials-démocrates allemands sont mes "ennemis",à moi,socialiste russe,et,pour P...tch,je suis devenue une "soeur"....!...
-----------------------------------
Nous attendons des ordres à Tr...Plus d'une journée se passe dans cette attente.Les heures se traînent affreusement lentes.
Des nouvelles viennent,l'une plus alarmante que l'autre: les Autrichiens avancent toujours et sont près de Mel.....Et Mel.... n'est pas loin de Tr....On nous dit qu'à Mel....il y a beaucoup de blessés.Nous prions la doctoresse en chef de nous y envoyer avec quelques tieplouchki pour les ramasser.
La doctoresse ne consent pas:
"-Je n'ai pas d'instructions! "
Encore une journée à attendre des instructions.Dans la nuit,une dépêche vient: notre train doit aller sans retard à Mel....
Le matin,nous y sommes déjà.
Deux trains sont en gare.L'un est chargé de rails et de munitions; l'autre transporte un "détachement de ravitaillement".
Sur le quai et sur la voie,les blessés sont couchés.Ils sont très nombreux.Ceux qui peuvent marcher se lèvent et vont d'eux-mêmes aux voitures de quatrième classe;ils en remplissent rapidement les trois étages de lits et se pressent dans les couloirs.Tout l'espace libre y est occupé.Ceux qui ne peuvent marcher sont enlevés,même les mourants et les agonisants.On tire les lits mobiles des tieplouchki,on y met les blessés et on les porte dans les wagons.
Tandis que nous installons notre monde,un aéroplane autrichien apparait.Nous,le personnel,nous sommes trop absorbés pour nous occuper du danger,mais les blessés restés dehors s'agitent anxieusement sur leurs brancards.
"-Emportez-nous d'ici! Emportez-nous! Il est au-dessus de nous!
-Nous avons échappé à une mort pour en trouver une autre!
-Faites partir le train! "
Subitement, boum! tombe la bombe de l'aéroplane.Elle éclate non loin du train et blesse un soldat.On le transporte en hâte dans une tieplouchka.
Notre batterie commence à tirer sur l'aéroplane.Il paraît que le tir est bon,car l'engin s'envole et disparaît à nos yeux.
On continue à amener de grands blessés.Tous les lits en sont déjà remplis.Où pourrons-nous mettre les nouveaux venus ?
Je cherche notre doctoresse.Elle cause avec le médecin du détachement de ravitaillement.
"-Il faut que nous enlevions tous les blessés,et cela le plus tôt possible,me dit-elle avec émotion.On accrochera encore à notre train sept wagons à marchandises.Nous y mettrons ceux qui sont légèrement atteints.Si nous manquons encore de place,nous coucherons des hommes sur le plancher des tieplouchki.
-Tous les lits sont déjà occupés par de grands blessés,lui dis-je.On ne peut pas mettre de grands blessés sur le plancher."
Une soeur du détachement de ravitaillement s'approche de moi et me dit tout bas:
"-Tout est préparé pour la retraite.Aussitôt votre train parti,le nôtre s'en ira aussi,et,alors,on fera sauter la gare.On ne peut pas laisser nos blessés aux Autrichiens.Il faut les enlever tous,même les moribonds.Votre train a de la place pour quatre cent cinquante blessés; mais il vous en faut prendre jusqu'à mille.Si même dix,quinze ou vingt-cinq meurent pendant le voyage,vous n'en aurez pas moins sauvé la vie à six cents autres en les emportant d'ici.
-Il faut accélérer le chargement ",dit la doctoresse en chef.
Je cours vers mes wagons.
"-Il y en a un qui va mourir chez moi, me dit un des infirmiers dès que j'arrive.
J'entre dans la tieplouchka.Le blessé saute de son lit.L'infirmier le retient.A travers les bandages posés sur le ventre,le sang coule.
"-Passez-moi un bandage-compresse,dis-je à mon aide.Plus vite! "
Je prends le blessé par la main.Le pouls est faible et rare.Le regard est perdu dans le vide.
J'injecte du camphre.Le blessé gémit,me fixe et murmure:
"-On nous transportera dans le gouvernement natal,n'est-ce pas? "
Il retombe aussitôt dans l'inconscience.Une heure après,il était mort.
La soeur qui m'aide et moi,nous visitons tous les lits,en rajustant les bandages mal placés,en donnant des injections de camphre et de morphine...On nous presse de partir,mais nous avons à remplir de blessés les sept wagons à marchandise qu'on nous a ajoutés.
Enfin,le train est plein.Tous les blessés sont enlevés.On part.
Je suis avec la soeur dans une de nos tieplouchki.J'examine la foule entassée là et je me sens impuissante.
Tous sont dans un état grave; leurs pansements sont imbibés; il y en a qui crachent le sang.
Par qui commencer? Le crépuscule est descendu.Il est difficile de travailler à la lumière d'une bougie.Mais il faut faire tout ce qui est possible.Et nous nous mettons à l'ouvrage....
Tout le monde ayant reçu nos soins,nous allons à la portière.Une gigantesque colonne de lumière rouge se dessine sur le ciel.Des fusées s'élèvent.
"C'est Mel... qui est incendié,probablement,me dis-je.Cela signifie que les nôtres ont déjà reculé de là."
(à suivre)
Le voyage de Kiev à Tr... a pris toute une journée,et c'est vers le soir seulement que nous arrivons à Tr... Nous chargeons le train pendant la nuit.Il faut se hâter.
Il y a plus de blessés que de places,et il reste onze hommes que je ne puis caser.
Je tâche de les convaincre:
"-Il n'y a rien à faire que d'attendre le train suivant.Ayez de la patience,mes petits soldats."
Ils consentent à retourner au point d'évacuation,et je suis déjà prête à les y accompagner,quand un monsieur,témoin de la conversation,me dit:
"-Non,ma soeur,il ne faut pas les ramener au point d'évacuation.Si vous n'avez pas de place chez vous,menez-les dans le train de P...tch.Ce train est derrière le vôtre."
Ce monsieur,en imperméable,avec des épaulettes d'officier et de grandes lunettes de chauffeur sur le nez,remarquant mon hésitation,ajoute:
"-On s'occupera bien d'eux dans le train.
-Allons,dis-je aux blessés.....Mais qu'est-ce que je dirai là,au train ? fais-je remarquer au monsieur,qui s'en va.Il faut donner le nom de celui qui m'a autorisée à les conduire là.
-Dites-leur que c'est P....tch qui vous a donné l'autorisation",me répond-il.
Comment ? ce monsieur est P...tch lui-même ? C'est lui,ce farouche réactionnaire et instigateur de pogromes ?
Je suis une "soeur" pour lui ? La guerre seule peut avoir des effets pareils.Les socials-démocrates allemands sont mes "ennemis",à moi,socialiste russe,et,pour P...tch,je suis devenue une "soeur"....!...
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Nous attendons des ordres à Tr...Plus d'une journée se passe dans cette attente.Les heures se traînent affreusement lentes.
Des nouvelles viennent,l'une plus alarmante que l'autre: les Autrichiens avancent toujours et sont près de Mel.....Et Mel.... n'est pas loin de Tr....On nous dit qu'à Mel....il y a beaucoup de blessés.Nous prions la doctoresse en chef de nous y envoyer avec quelques tieplouchki pour les ramasser.
La doctoresse ne consent pas:
"-Je n'ai pas d'instructions! "
Encore une journée à attendre des instructions.Dans la nuit,une dépêche vient: notre train doit aller sans retard à Mel....
Le matin,nous y sommes déjà.
Deux trains sont en gare.L'un est chargé de rails et de munitions; l'autre transporte un "détachement de ravitaillement".
Sur le quai et sur la voie,les blessés sont couchés.Ils sont très nombreux.Ceux qui peuvent marcher se lèvent et vont d'eux-mêmes aux voitures de quatrième classe;ils en remplissent rapidement les trois étages de lits et se pressent dans les couloirs.Tout l'espace libre y est occupé.Ceux qui ne peuvent marcher sont enlevés,même les mourants et les agonisants.On tire les lits mobiles des tieplouchki,on y met les blessés et on les porte dans les wagons.
Tandis que nous installons notre monde,un aéroplane autrichien apparait.Nous,le personnel,nous sommes trop absorbés pour nous occuper du danger,mais les blessés restés dehors s'agitent anxieusement sur leurs brancards.
"-Emportez-nous d'ici! Emportez-nous! Il est au-dessus de nous!
-Nous avons échappé à une mort pour en trouver une autre!
-Faites partir le train! "
Subitement, boum! tombe la bombe de l'aéroplane.Elle éclate non loin du train et blesse un soldat.On le transporte en hâte dans une tieplouchka.
Notre batterie commence à tirer sur l'aéroplane.Il paraît que le tir est bon,car l'engin s'envole et disparaît à nos yeux.
On continue à amener de grands blessés.Tous les lits en sont déjà remplis.Où pourrons-nous mettre les nouveaux venus ?
Je cherche notre doctoresse.Elle cause avec le médecin du détachement de ravitaillement.
"-Il faut que nous enlevions tous les blessés,et cela le plus tôt possible,me dit-elle avec émotion.On accrochera encore à notre train sept wagons à marchandises.Nous y mettrons ceux qui sont légèrement atteints.Si nous manquons encore de place,nous coucherons des hommes sur le plancher des tieplouchki.
-Tous les lits sont déjà occupés par de grands blessés,lui dis-je.On ne peut pas mettre de grands blessés sur le plancher."
Une soeur du détachement de ravitaillement s'approche de moi et me dit tout bas:
"-Tout est préparé pour la retraite.Aussitôt votre train parti,le nôtre s'en ira aussi,et,alors,on fera sauter la gare.On ne peut pas laisser nos blessés aux Autrichiens.Il faut les enlever tous,même les moribonds.Votre train a de la place pour quatre cent cinquante blessés; mais il vous en faut prendre jusqu'à mille.Si même dix,quinze ou vingt-cinq meurent pendant le voyage,vous n'en aurez pas moins sauvé la vie à six cents autres en les emportant d'ici.
-Il faut accélérer le chargement ",dit la doctoresse en chef.
Je cours vers mes wagons.
"-Il y en a un qui va mourir chez moi, me dit un des infirmiers dès que j'arrive.
J'entre dans la tieplouchka.Le blessé saute de son lit.L'infirmier le retient.A travers les bandages posés sur le ventre,le sang coule.
"-Passez-moi un bandage-compresse,dis-je à mon aide.Plus vite! "
Je prends le blessé par la main.Le pouls est faible et rare.Le regard est perdu dans le vide.
J'injecte du camphre.Le blessé gémit,me fixe et murmure:
"-On nous transportera dans le gouvernement natal,n'est-ce pas? "
Il retombe aussitôt dans l'inconscience.Une heure après,il était mort.
La soeur qui m'aide et moi,nous visitons tous les lits,en rajustant les bandages mal placés,en donnant des injections de camphre et de morphine...On nous presse de partir,mais nous avons à remplir de blessés les sept wagons à marchandise qu'on nous a ajoutés.
Enfin,le train est plein.Tous les blessés sont enlevés.On part.
Je suis avec la soeur dans une de nos tieplouchki.J'examine la foule entassée là et je me sens impuissante.
Tous sont dans un état grave; leurs pansements sont imbibés; il y en a qui crachent le sang.
Par qui commencer? Le crépuscule est descendu.Il est difficile de travailler à la lumière d'une bougie.Mais il faut faire tout ce qui est possible.Et nous nous mettons à l'ouvrage....
Tout le monde ayant reçu nos soins,nous allons à la portière.Une gigantesque colonne de lumière rouge se dessine sur le ciel.Des fusées s'élèvent.
"C'est Mel... qui est incendié,probablement,me dis-je.Cela signifie que les nôtres ont déjà reculé de là."
(à suivre)