La tombe 1927 à Maurepas
Rappelons que M-a-c a déterminé que seuls deux capitaines du 294e R.I. pouvaient être enterrés sous la croix n°1927 de la nécropole militaire de Maurepas : Georges Salembier, tombé à Beuvraignes le 5 octobre 1914, ou Octave Noir, tombé à Morval le 7 octobre 1916. Le retour du Service des Sépultures a révélé que leur bas registre faisait état d'une première inhumation du capitaine inconnu à Beuvraignes. La conclusion logique est donc que c'est Georges Salembier qui repose à Maurepas, où l'on a rassemblé après la guerre les corps d'une quarantaine d'inconnus venus de différents cimetières, d'autant qu'Octave Noir n'avait pu être inhumé lorsque l'on retrouva son corps, 17 jours après sa mort, à cause de la violence des tirs d'artillerie. Son cadavre fut donc laissé sur le terrain et jamais retrouvé. Le procès-verbal de constatation de décès le confirme, ainsi que différents courriers de l'Officier des Détails du 125e R.I. , régiment qui avait occupé le terrain après le 294e.
Nous avons donc poursuivi notre enquête sur le capitaine Georges Salembier, en nous appuyant sur divers documents, en particulier son acte de décès, obtenu auprès de la mairie de Châlons-en-Champagne (ville appelée Châlons-sur-Marne en 1914). Voici un résumé de son parcours.
Georges Louis Henri Salembier naquit le 30 janvier 1870 à Melun, l’aîné de trois frères. Leur père était capitaine, mais Georges fut le seul à choisir la voie militaire, ses frères devenant l’un bijoutier, l’autre agent d’assurances. Georges s’engagea dans l’armée dès 1888, où il grimpa rapidement les échelons jusqu’à devenir lui aussi capitaine. Le 10 janvier 1896, il épousa Léonide Colombé à Châlons-sur-Marne. Née à Nancy, Léonide avait cinq ans de moins que lui. C’était la fille d’un agent comptable des chemins de fer.
D’après sa fiche militaire, Georges avait les cheveux et les yeux bruns, le front découvert, le visage rond et le nez moyen. Il mesurait 1,70 m.
En août 1914, il entra en campagne au 294e R.I., sous les ordres du Lieutenant-colonel Duperrier. Sur l’organigramme en date du 9 août, il est noté comme capitaine de la 18e Compagnie au 5e Bataillon, mais prend le commandement du 6e Bataillon dès le 24 septembre.
Au mois d’octobre, après la Meuse, après Senlis, après la bataille de la Marne et les combats sur l’Aisne, le 294e fut envoyé dans la Somme, à Beuvraignes. Ayant subi plusieurs escarmouches et le bombardement de l’église et du moulin, la plupart des habitants avaient évacué le village, dont les Allemands s’étaient emparés dès le 3 octobre. Ils avaient incendié les maisons et exécuté des villageois qui étaient restés en se cachant dans les caves.
Le J.M.O. du 294e permet de suivre les péripéties des derniers jours du Capitaine Salembier.
Le 3 octobre 1914, le régiment «
part en entier pour renforcer le 355e à Beuvraignes. Il prend position dans les tranchées en avant et à l’ouest du village. » Le 4 octobre «
dès le matin ordre est donné au 294e d’attaquer les fermes au nord de Beuvraignes, mais le mouvement n’a lieu que vers 9 heures, 6e Bataillon de front, 5e de flanc par l’Ouest. A peine le 5e s’est-il déployé qu’il reçoit un feu des plus violents d’artillerie et de mousqueterie et les compagnies sont forcées de s’arrêter en subissant des pertes assez sérieuses.
L’attaque est reprise dans l’après-midi et l’on s’empare des fermes vers 16 heures, nos tirailleurs progressent ensuite vers le nord mais se heurtent à des tranchées occupées par des Allemands qui malgré une tentative du 5e Bataillon pour les tourner par l’ouest, nous arrêtent et nous infligent de nombreuses pertes. A 20 heures le 354e vient relever le 355e et le 294e reste dans les tranchées. »
Le 5 octobre, «
dans la journée les bataillons se reconstituent difficilement, et tâchent de se fortifier sur leurs positions malgré un bombardement très violent. A la tombée de la nuit une attaque très violente de la part des Allemands chasse le 354e et le 294e de la lisière nord de Beuvraignes qui est en feu. Après avoir arrêté l’attaque ennemie, le 294e est relevé par le 66e Bataillon de Chasseurs et se retire par le petit bois allongé, mais en laissant quelques fractions en première ligne notamment à l’ouest de le Cessier, quelques fractions du 6e Bataillon, et à l’est, à la Chapelle la 18e Compagnie commandée par le sous-lieutenant Couturier qui s’est maintenue pendant 4 jours dans ses tranchées en repoussant toutes les attaques des Allemands auxquels elle inflige de nombreuses pertes dont 29 prisonniers. Le Capitaine Salembier, le Lieutenant Cornet et le Sous-Lieutenant Béline disparaissent. »
Après ces terribles combats, le régiment est envoyé en réserve «
au petit bois allongé où les bataillons recollent leurs unités » et se reconstitue ensuite avec les renforts arrivés du dépôt sous la conduite du Lieutenant Lang.
Après une nouvelle attaque sur Beuvraignes, le 294e est relevé. Le 14 octobre, le Capitaine Babonneau arrivé du 361e prend le commandement du 6e Bataillon, place laissée vacante après la disparition de Georges Salembier.
Sur sa fiche de Mémoire des hommes, le Capitaine Salembier est cependant considéré comme «
Tué à l’ennemi » le 5 octobre 1914. Cette fiche a sans doute été rédigée après le jugement qui établit le décès, transcrit le 2 août 1918 à Châlons-sur-Marne, comme elle l'indique.
Ce jugement déclaratif de décès avait été rendu le 29 juillet 1918. Il précise que «
le capitaine Salembier Georges Louis, du 294ième R.I., a disparu le 5 octobre 1914 au combat de Beuvraignes (Somme) ainsi que le constate l’acte dressé par l’officier des détails de ce régiment et indiquant que le capitaine est présumé avoir été fait prisonnier ; que d’autre part un militaire de son régiment, prisonnier de guerre, atteste l’avoir vu tomber mort à ses côtés dans un assaut à la baïonnette ; qu’un autre militaire du même régiment certifie avoir vu le capitaine Salembier étendu inerte sur la place de Beuvraignes (1) au moment où ce village était en feu ; que le nom de cet officier ne figure sur aucune des listes des prisonniers de guerre communiquées jusqu’à ce jour par la voie diplomatique en exécution de la convention de la Haye ; que le service des successions militaires a reçu divers objets ayant appartenu au capitaine Salembier, les a fait remettre à la famille qui n’a élevé aucune objection de nature à faire naître quelque doute sur l’identité de leur détenteur… »
(1) Comment interpréter cette expression ? Il ne semble pas y avoir de « place » à Beuvraignes, au sens d’espace découvert entouré de constructions, de lieu public, car Beuvraignes est un village qui s’étire le long de quelques rues. Faut-il entendre « place » au sens militaire de « position » ?
Si l’on a remis les possessions de Georges Salembier à sa famille, on a cependant omis de leur rendre son alliance, comme le montre le document dactylographié du Ministère des Pensions conservé dans les Archives départementales du Morbihan, sous la cote 3 R 193. En voici l’en-tête :
REPUBLIQUE FRANCAISE
Ministère des pensions
2° Liste d’objets recueillis sur les corps de militaires qui n’ont pu être identifiés jusqu’ici.
(dressée par le Ministère des pensions avec la collaboration de l’œuvre « Les Nouvelles du Soldat » 53 rue de Varenne, PARIS)
Les objets sont déposés au siège des secteurs indiqués.
Au Secteur départemental de la Somme, dont le siège est indiqué à Amiens, on trouve quatre items. Voici le deuxième :
2°/ ̶ Sur le corps d’un officier, trouvé à BEUVRAIGNE, à 300 m. de la gare, à 50 m. au Nord de la route de BEUVRAIGNE à TILLOLOY, réinhumé au cimetière national de MAUREPAS, tombe 1.927. :
écussons du 294e R.I. ; galons de capitaine ;
alliance or avec initiales G.L. 15.3.11
Cet officier est sans nul doute le Capitaine Georges Salembier.
Tout d’abord, les initiales G. L. pourraient être celles de ses deux premiers prénoms, Georges Louis, ou celles de son prénom Georges et de celui de sa femme Léonide. Ils se sont mariés le 10 janvier 1896, mais la date sur l'alliance, celle du 15 mars 1911, pourrait être la date d'un événement spécial pour eux, comme celle d'un anniversaire (celui de leur première rencontre, de leurs fiançailles ?) voire de la naissance de leur premier enfant...
Surtout, l’endroit où on a trouvé le corps correspond aux circonstances relatées dans le J.M.O. du 294e R.I. Le cadavre se trouvait à 300 m de la gare, et à 50 m au nord de la route de Beuvraignes à Tilloloy : le capitaine serait donc tombé lorsque le 5 octobre 1914, «
une attaque très violente de la part des Allemands » a chassé le 294e des positions qu’il occupait à la lisière nord de Beuvraignes, qui était en feu.
Que s’est-il donc passé pour qu’on ne l’ait pas inhumé sous son nom et que son corps soit resté disparu ?
Notre hypothèse est que dans le feu de l'action ses camarades ont pu prendre ses papiers et ses affaires, mais n'ont pu l'enterrer, sous la pression de l'ennemi, alors qu'un incendie ravageait le village et que l'on se battait au corps à corps dans les rues. Les Allemands sont restés maîtres de la place et l'ont occupée jusqu'au 15 mars 1917. Beuvraignes a ensuite été repris par les Français, puis a nouveau perdu, jusqu'à sa libération définitive en août 1918.
De 1914 à 1917, les Allemands ont eu le temps de nettoyer le champ de bataille et de jeter les cadavres français dans une fosse commune. Par la suite, les Français ont sans doute ouvert cette fosse pour enterrer leurs morts de façon individuelle dans le cimetière de Beuvraignes : il s'agit de la première inhumation, signalée par le le bas registre du Service des Sépultures. Entre 1921 et 1936, le capitaine inconnu aurait ensuite migré dans la nécropole de Maurepas où se faisait le regroupement des corps de soldats exhumés des cimetières provisoires du secteur d'Albert, et s'y trouve toujours.
Sources
http://jburavand.free.fr/historiques%20 ... _Histo.pdf Historique succinct du 294e RI – Document dactylographié sans référence – Numérisé par Jean-Luc DRON
Wikipedia, article "Beuvraignes"
https://www.memoiredeshommes.sga.defens ... 278cb1817f
https://www.memoiredeshommes.sga.defens ... 8cb18480d4
JMO du 294ième RI.
1914, transcrit du 2 08 1918. Cette fiche tient compte du jugement du 29 07 1918
https://www.memoiredeshommes.sga.defens ... 2c108ce9f8
https://www.memoiredeshommes.sga.defens ... a5db79b2f6
viewtopic.php?f=86&t=75758&hilit=salembier
Documents : Fiche militaire et Acte de décès