Bonsoir à tous,
Proclamation de l’état de siège et exercice de la « vénalité galante ». Un très grand arrêt de principe rendu après guerre par le Conseil d’État, qui a fait les délices de générations, non seulement d’étudiants en droit, mais encore de professeurs de droit administratif : l'arrêt « Dames Dol et Laurent ».
• Conseil d’État, 28 février 1919, Isabelle Dol et Jeanne Laurent, Req. n° 61.593.
(Recueil des arrêts du Conseil d’État 1919, p. 208).
COMMUNES. — MAIRES ET ADJOINTS. — POLICE DES MŒURS. — ÉTAT DE SIÈGE : SUBSTITUTION. —
ARRÊTÉ D'UN PRÉFET MARITIME. — RECOURS POUR EXCÈS DE POUVOIR.
Ne sont pas entachés d’excès de pouvoir, comme portant atteinte à la liberté du commerce et à la liberté indivi-duelle, les arrêtés par lesquels, en temps de guerre, le préfet maritime, agissant en vertu de la loi du 9 août 1849, sur l’état de siège, a réglementé la police des mœurs à Toulon en interdisant aux débitants de boissons de recevoir dans leurs établissements des filles accompagnées ou non et de leur servir à boire, — en défendant aux filles de tenir un débit de boissons, et en ordonnant en cas de contravention la fermeture des débits, et l’internement des filles dans le violon municipal par voie de mesure disciplinaire ; il appartient à l’autorité, eu égard aux circonstances parti-culières de l’époque, et à l’importance de la place forte, de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre, de l’hygiène et de la salubrité publique et prévenir le danger que présentaient pour la défense nationale la fréquentation d’un personnel suspect et les divulgations qui pouvaient en résulter.
28 février [1919] — 61.593. Isabelle Dol et Jeanne Laurent.
MM. H. Legrand, rapporteur ; Berget, commissaire du gouvernement.
VU LA REQUÊTE par les dames Isabelle Dol se disant fille publique, inscrite sur le registre de la police des mœurs, à Toulon (Var), et Jeanne Laurent, inscrite sur le même registre et demeurant dans la même ville..., tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler, pour excès de pouvoir, trois arrêtés, en date des 9 avril, 13 mai et 24 juin 1916, par lesquels le vice-amiral préfet maritime, gouverneur de Toulon, a réglementé, dans cette ville, la police des mœurs ; — Ce faire, attendu que l’article 1er des arrêtés des 13 mai et 24 juin 1916 a interdit à tous propriétaires de cafés, bars et débits de boissons de servir à boire à des filles tant isolées qu’accompagnées et de les recevoir dans leur établissement ; que les pouvoirs de police que l’article 7 de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège confère à l’autorité militaire sont les mêmes que ceux que détiennent en temps ordinaire les autorités civiles ; que le fait d’interdire aux filles des établissements ouverts au public constitue une violation de l'article 27 de la loi du 12 juillet 1905 ; que, d’autre part, cette mesure ne rentre aucunement dans le cadre de celles que l’article 9 de la loi de 1849 permet de prendre à l’autorité militaire ; que l’article 2 de ces deux arrêtés prévoit des sanctions qui sont toutes deux illégales, à savoir : la fermeture au public des établissements qui contreviendraient à l'arrêté attaqué, et la conduite au violon municipal, par mesure disciplinaire, des filles qui continueraient à consommer ; qu’en effet, la police administrative, qui peut ordonner des mesures de réglementation, ne peut édicter des peines et les prononcer ; que par l’article 1er de son arrêté du 9 avril 1916, le préfet maritime prescrit encore cette sanction illégale de conduire au violon municipal à la défense qu’il fait aux filles de racoler et par l’article 2, il interdit à toute fille de tenir un débit de boissons, ou d’y être employée à un titre quelconque ; qu’une telle interdiction va à l'encontre des dispositions de l’article 4 de la loi du 9 novembre 1915, et est contraire à la jurisprudence ;
Vu les observations présentées par le Ministre de la Guerre, en réponse à la communication qui lui a été donnée de la requête, lesdites observations enregistrées comme ci-dessus, le 16 décembre 1916, et tendant au rejet du pourvoi comme mal fondé, par les motifs que les mesures prises par le gouverneur de Toulon semblent être les seules qui puissent avoir un caractère pratique pour empêcher les contacts entre les éléments troubles de la population toulonnaise et les militaires français qui partent pour l’Orient ; qu’il appartient à l’autorité militaire d’assurer le respect, par la force, de ses décisions, et notamment d’ordonner la fermeture des établissements qui contreviendraient aux prescriptions qu’elle croit devoir édicter pour le maintien du bon ordre ; que, d’autre part, les dispositions attaquées trouvent leur justification dans l’article 147 du décret du 7 octobre 1909 qui, combiné avec l’article 7 de la loi de 1849, permet à l’autorité militaire de prendre toutes les mesures que celle-ci juge nécessaires à la sûreté de la place ;
Vu les lois des 9 août 1849, article 7 et 9 ; 5 avril 1884, art. 97 ; 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;
CONSIDÉRANT que par ses arrêtés en date des 9 avril, 13 mai et 24 juin 1916, le préfet maritime, gouver-neur du camp retranché de Toulon, a interdit, d'une part, à tous propriétaires de cafés, bars et débits de boissons, de servir à boire à des filles, tant isolées qu’accompagnées et de les recevoir dans leurs établis-sements ; d’autre part, à toute fille isolée de racoler en dehors du quartier réservé et à toute femme ou fille de tenir un débit de boissons ou d’y être employée à un titre quelconque ; qu’il a prévu comme sanctions à ces arrêtés le dépôt au « violon » des filles par voie disciplinaire ainsi que leur expulsion du camp retranché de Toulon en cas de récidive et la fermeture au public des établissements où seraient constatées des infractions auxdits arrêtés ;
Considérant que les dames Dol et Laurent, se disant filles galantes, ont formé un recours tendant à l’annulation pour excès de pouvoir, des mesures énumérées ci-dessus comme prises en dehors des pouvoirs qui appartenaient au préfet maritime ;
Considérant que les limites des pouvoirs de police dont l’autorité publique dispose pour le maintien de l’ordre et de la sécurité, tant en vertu de la législation municipale, que de la loi du 9 août 1849, ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de l’ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus rigoureuses ; qu’il appartient au juge, sous le contrôle duquel s’exercent ces pouvoirs de police, de tenir compte, dans son appréciation, des nécessités provenant de l’état de guerre, selon les circonstances de temps et de lieu, la catégorie des individus visés et la nature des périls qu’il importe de prévenir ;
Considérant qu’au cours de l’année 1916, les conditions dans lesquelles les agissements des filles publiques se sont multipliés à Toulon ont, à raison tant de la situation militaire de cette place forte que du passage incessant des troupes à destination ou en provenance de l’Orient, présenté un caractère tout particulier de gravité dont l’autorité publique avait le devoir de se préoccuper au point de vue tout à la fois du maintien de l’ordre, de l’hygiène et de la salubrité et aussi de là nécessité de prévenir le danger que présentaient pour la défense nationale la fréquentation d'un personnel suspect et les divulgations qui pouvaient en résulter ; qu’il est apparu que les mesures faisant l’objet du présent pourvoi s’imposaient pour sauvegarder d’une manière efficace tout à la fois la troupe et l’intérêt national ;
Considérant que si, dans ce but certaines restrictions ont dû être apportées à la liberté individuelle en ce qui concerne les filles et à la liberté du commerce en ce qui concerne les débitants qui les reçoivent, ces restrictions, dans les termes où elles sont formulées, n’excèdent pas la limite de celles que, dans les circonstances relatées, il appartenait au préfet maritime de prescrire ; qu’ainsi, en les édictant, le préfet maritime a fait un usage légitime des pouvoirs à lui conférés par la loi ; ... (Rejet).