Bonsoir à tous,
La fin du trois-mâts Marthe-Marguerite
(19 septembre 1917)
Rapport de mer du capitaine Charles Sautrel
(5 novembre 1917)
« L’an mil neuf cent dix-sept, le cinq novembre, devant Nous, Président du Tribunal de commerce de Nantes, assisté de M. Ouvrard, commis greffier, a comparu le sieur Charles Sautrel, capitaine du trois-mâts Marthe-Marguerite, du port de Nantes, jaugeant 525 tonnes, lequel déclare avoir quitté la petite rade de Saint-Nazaire le 12 septembre à 3 h. du soir à la remorque du Marine, pilote et commission de tir à bord. A 4 h. 30, fait les essais de tir sur Pierre percée, distance 4.500 mètres et 5.000 mètres ; terminé à 5 h. 15, mouillé sur rade des Charpentiers à 5 h. 30. Pilote et commission de tir quittent le bord à 5 h. 45 à bord du remorqueur. Appareillé à 7 h. 30 du soir à destination de Fort-de-France, la brise étant favorable et fraîche du N. N.-E. Le 13, dans la soirée, petite brise du Nord. Le 14, vent du N.-O. au O.N.-O., fraîche brise. Le 15, vent d’Ouest, faible brise. Le 16, petite fraîcheur du O.S.-O. au O.N.-O. ; aperçu deux quatre-mâts faisant même route. Le 17, vent du S.-O., petite brise ; rencontré une goélette. Le 18, coup de vent de S.-O. au S.S.-O. ; en cape courante bâbord amure, sous les fixes, misaine, grand-voile, petit et grand foc et foc d’artimon ; mer très grosse, coups de roulis très vio-lents. Le 19, au lever du soleil, vers 6 heures, saute de vent au N., faible brise et calme ; établi per-roquets et brigantine ; le navire roule passablement, cap au O.S.-O. la route. Vers 2 h. 15 de l’après midi, latitude 46° 33 N., longitude 12° O. Greenwich, aperçu un sous-marin se présentant sous l’aspect d’un voilier à perte de vue par 2 quarts à bâbord, distance 5 à 6 milles, temps très clair. Presque aussitôt, un coup de canon cru tiré à blanc, suivi immédiatement d’un obus, passe au dessus de la mâ-ture et tombe à 500 mètres du bord à 2 quarts par tribord arrière, puis le navire se trouve encadré par le feu de l’ennemi qui tire avec deux pièce ; de temps en temps, quelques shrapnells tombent autour de nous et très près ; on entend des chocs sur la coque. Mis au poste de combat dès que le sous-marin fût reconnu, mais nous fûmes dans l’impossibilité complète de faire usage de nos canons, d’abord le sous-marin se tenant à bâbord devant et à une trop grande distance, 10.000 mètres au moins ; de plus, nous étions presqu’encalminés et le soleil se trouvant presque devant à tribord, nous étions dans l’ex-position la plus défavorable. Un obus ayant atteint le roof d’équipage, un autre venant de traverser la coque de part en part, le moment étant critique, décidé d’un commun accord d’abandonner le navire, ce qui s’est passé dans le plus grand ordre, l’équipage montrant beaucoup de calme et de sang-froid. Il était à ce moment 2 h. 25. Je m’estimais à 250 milles de la côte d’Espagne et 330 de la pointe de Pen-marc’h. Fait diligence à l’aviron à la faveur de deux lames, S.S.-O. et N.-O. Il était temps, car les obus et shrapnells pleuvaient dru autour de nous et la mâture était atteinte successivement dans ses parties hautes. A 3 h. 25 le pauvre navire coulait après avoir essuyé plus de 50 coups de canon. Je m’attendais à ce que le sous-marin vint sur moi ; il n’en fut rien. Aussi, à la nuit, après avoir nagé pendant plus de 5 h. environ, j’établis la voilure, une petite brise fraîchissant de l’Ouest.
Fait route à l’Est pendant deux jours, puis le S. S.-E. pour rallier la côte d’Espagne. Le 22 à midi, je m’estimais à 100 milles de la côte ; vent d’Est, mer dure, nous sommes constamment mouillés. Le soir, à 6 heures environ, aperçu un vapeur ; manœuvré pour lui couper la route. A 6 h. 45, nous fûmes re-cueillis ; le vapeur était l’Amiral-Troude, de la Compagnie des chargeurs réunis, se rendant à Dakar ; nous étions exactement par 45° 21’ N. et 7° 39’ O., un peu plus loin que je me m’estimais. A bord, nous reçûmes des soins empressés, des vêtements secs ; un bon repas et un bon gîte nous firent un bien immense. Pendant les trois jours et 4 heures passés dans la baleinière, nous avons souffert affreu-sement de l’humidité et du froid, principalement la nuit, car, en plus des paquets de mer qui embar-quaient, notre embarcation faisait passablement d’eau et ce, à la suite d’un choc lors de la mise à l’eau ; sans arrêt, jour et nuit, un homme a été occupé à vider l’eau. Le 23, vers 8 heures 30 du matin, la sirène de l’Amiral-Troude se fit entendre sinistrement ; une torpille venait d’être lancée par bâ-bord, à 800 mètres environ ; heureusement, elle nous manqua, ne passant qu’à 20 mètres environ de l’arrière. Une fois encore, nous l’échappions. Personne n’avait vu le périscope et le sous-marin ne se montra que 25 minutes après, hors de portée des canons et dans le soleil. Navigué depuis sans en-combre jusqu’à Dakar où nous avons mouillé le 30 septembre 1917. Tel est mon rapport que j’affirme sincère dans toute sa teneur et que je me réserve d’amplifier si besoin est.
Ont aussi comparu les sieurs Sivager et Bocaly faisant partie de l’équipage, lesquels ont juré et af-firmé que le présent est sincère et véritable et le capitaine a signé avec les comparants. [Suivent les signatures]
En conséquence, nous avons reçu le présent sous notre seing et celui du commis greffier après lecture. »
Signé : E. Ouvrard et E. Bégarie.
[Enregistré à Nantes A.J., le 20 novembre 1917, f° 74, C. 8]
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• Archives départementales de Loire-Atlantique, Rapports de navigation des capitaines au long-cours et au cabotage enregistrés par le Tribunal de commerce de Nantes, 16 janv. 1916 ~ 16 déc. 1919, Cote 21 U 77, p. num. 165 et 166.