Bonsoir et bienvenue «
Gloria »,
Bonsoir à tous,
• Annales du sauvetage maritime, T. 47, Fasc. 1, Janv. ~ Mars 1912, p. 46 et s.
« Sauvetage des passagers du paquebot anglais " Delhi "
par le canot à vapeur du croiseur français le " Friant ".
Le Friant venait de mouiller sur la rade de Tanger, après avoir subi pendant cinq jours les assauts d’une tempête furieuse qui le suivait depuis Rochefort ; les feux n’étaient pas encore éteints et chacun, à bord, s’apprêtait à goûter le repos si délicieux que seuls connaissent les capitaines et marins qui rentrent de la mer, lorsque le télégraphe S. F. annonça l’échouage du Delhi au cap Spartel. Aussitôt, le commandant Lequerré, capitaine de frégate, commandant le Friant, demande à se porter au secours ; il appareille à 6 heures du matin et fait force de vapeur ; à 9 heures, il est à 800 mètres du navire naufragé, et le pavillon français est le premier dont la vue vienne réconforter les passagers du Delhi. Il juge immédiatement toute tentative de déséchouage inutile ; mais, il faut sauver les passagers et l’équipage ; une barre dangereuse sépare nos marins des naufragés ; qu’à cela ne tienne : un canot à vapeur est aussitôt amarré, et le brave lieutenant de vaisseau Drujon, second du Friant, revendique comme un honneur le commandement de cette frêle embarcation.
Laissons la parole au lieutenant de vaisseau Drujon.
Rapport au sujet du sauvetage des naufragés du " Delhi ",
au cours duquel ont disparu trois hommes du bord et le canot à vapeur.
DIVISION NAVALE DU MAROC
CROISEUR " FRIANT ", COMMANDÉ PAR M. LEQUERRÉ, CAPITAINE DE FRÉGATE
Le lieutenant de vaisseau Drujon, officier en second du bâtiment,
à M. le capitaine de frégate, commandant.
Bord, Tanger, 15 décembre 1911.
Commandant,
Conformément à vos ordres, j’ai pris à 9 h. 20 du matin le commandement du canot à vapeur " n° 2 ", pour procéder aux opérations de sauvetage des passagers du paquebot anglais Delhi, échoué à la côte sous Spartel.
L'armement était composé de :
— REMOND (Joseph-Noël), Brest, n° 3.791, second maître de manœuvre, patron ;
— BOUSSARD (Louis), Camaret,n° 3.109, quartier-maître de manœuvre, sous-patron ;
— LAGADEC (Grégoire-Marie), Douarnenez, n° 10.818, gabier breveté, brigadier ;
— THOMAS (Jacques), Càmaret, n° 3.654, gabier auxiliaire, brigadier ;
— DURIEU (Albert-Marie), Agde, n° 770, quartier-maître mécanicien ;
— LE CANNELEC (Jean-Louis), n° 92.374-2, chauffeur breveté.
La mer était houleuse, la barre bien formée, mais paraissant praticable. Je réussis à la franchir et accostai le Delhi pour y embarquer les naufragés. A ce moment, le quartier-maître mécanicien Durieu me rendit compte, que le giffard ne marchait plus, et qu’il était impossible d’alimenter autrement qu’en marchant constamment pour actionner les pompes alimentaires. D’autre part, une amarre coulée venant du Delhi se prit dans l’hélice du vapeur. Notre situation était critique. Heureusement, le quartier-maître Boussard, qui s’était mis à l’eau, réussit à nous dégager. Je fis plusieurs tours pour remonter le niveau de la chaudière qui avait disparu, et ensuite j’accostai le Delhi, où on fit embarquer huit femmes et deux enfants. Un officier de ce bâtiment me pria d’attendre au large et fit embarquer environ vingt-cinq femmes dans un canot de son bâtiment. Je donnai la remorque et me dirigeai sur la barre. J’attendis que les trois grosses lames aient déferlé, puis je mis en avant rondement, et passai sans encombre. Le canot remorqué se trouvait à l’accore de la barque quand sa remorque cassa ; la situation était dangereuse. Heureusement, avec l’erre acquise il fit assez de chemin pour se tenir en dehors des brisants et je réussis à lui donner une autre remorque avant qu'il n’ait été entraîné dans la zone dangereuse.
Je gagnai le Friant où vous me donniez l’ordre de conduire les naufragés au croiseur anglais Duke of Edinburgh.
Ma mission heureusement accomplie, je ralliai le bord pour vous rendre compte de l’incident d’alimentation survenu à la chaudière. Pour remettre le giffard en état, il eût fallu environ trois heures. En raison de la situation critique du Delhi, couché sur tribord et battu durement par la mer, vous me donniez l’ordre de repartir en me recommandant de juger moi-même de l’état de la barre pour agir avec les précautions d’usage.
Afin de mieux surveiller la marche de la machine et de la chaudière, vous faisiez embarquer en supplément le second-maître mécanicien Carel (Florent-Émile), Brest, n° 4.212.
En approchant de la barre, je constatai qu’elle était devenue plus mauvaise, néanmoins pas assez, à mon avis, pour m’empêcher de la franchir avec précaution.
Le second-maître de manœuvre Remond était à la barre et manœuvrait sur mes indications.
Je pris la mer bien de l’arrière et m’approchai à vitesse réduite pour passer. Au moment où j’allais franchir, une lame prenait le canot, le mettait en travers, balayait l’arrière et mettait deux pieds d’eau dans le fond. Étourdi moi-même, je ne pus commander : " Stop ! " Le patron fut enlevé ; le gabier Lagadec réussit à mettre de la barre pour redresser, et nous nous retrouvâmes, la barre franchie, les feux éteints, mais pas en péril. Je mouillai l’ancre et commençai à faire vider l'eau avec des seaux.
Le second-maître Remond nageait à la côte avec beaucoup de calme et je le perdis de vue au moment où il allait atterrir. Il m’était impossible de lui porter secours, mon canot ne pouvant plus manœuvrer. Le second-maître Remond ayant disparu, il est probable
qu’il a eu une défaillance en prenant pied et n’a pu gagner la terre ferme. Si les Arabes du rivage, spectateurs du drame, avaient fait le moindre effort, cet homme eût été sauvé. Jusqu’à la fin cependant, j’eus la conviction que Remond était à terre, mais dans l’impossibilité de me signaler sa présence pour me rassurer.
On avait à peine commencé à vider l'eau que l’ancre commença de chasser. Nous étions drossés parallèlement à la côte vers le Nord ; par un courant violent et ramené par le ressac dans les volutes, je fis relever l’ancre et la remouillai en mettant sur les deux maillons de chaîne un ajut en bon filin. L’ancre crocha et nous ne bougeâmes plus à partir de ce moment. On faisait la relève à la barre pour éviter de venir en travers des lames déferlantes qui menaçaient de nous remplir.
Ma montre s'étant arrêtée, je ne puis donner d’heure pour ces diverses opérations.
Je réussis à grand-peine après avoir vidé l’eau à rallumer les feux pour continuer ma mission.
L’équipage était plein d’entrain et de courage et acceptait sans faillir, joyeusement même, son devoir.
Pendant l’opération du rallumage des feux, le Delhi réussissait à établir un va-et-vient à l’aide d’une grosse amarre en filin portée à terre par une embarcation à avirons.
En raison de l’état de la mer et de l’impossibilité où je me serais trouvé de m’approcher suffisamment de la côte pour procéder au sauvetage par voie de terre, je pris la résolution de rentrer à bord.
Pendant tout le temps que le canot avait été indisponible, j’avais observé minutieusement la barre et constaté une régularité parfaite dans son régime. Trois lames brisaient successivement et à courte distance, puis, pendant un laps de temps assez considérable, que
j’évalue à environ 15 secondes au minimum, le calme s’établissait et il était possible de franchir, la distance à parcourir après le passage des lames n'étant que de 25 à 30 mètres au plus.
Ma résolution était prise quand, environ 20 minutes avant de partir, un canot à rames du Duke of Edinburgh était venu m’accoster pour prendre le personnel et le conduire en rade.
Je refusai l’offre et le canot anglais prit le large, réussissant très heureusement à passer la barre.
Je n’avais pas cru de mon devoir d’abandonner un canot à vapeur qu’il me paraissait possible de ramener à bord. L’équipage du vapeur envisageait avec le plus grand sang-froid la tentative que nous allions faire. Le patron Boussard, qui allait tenir la barre du vapeur, plaisantait même, et disait qu’il avait fait plus fort que cela. En citant ce trait, je veux simplement montrer quel état d’esprit réconfortant régnait à bord.
Le canot était sous pression à 8 kilogrammes vers une heure.
Avant de déraper, je fis installer une fougue sur l’avant.
L’ancre fut relevée et je donnai l’ordre aux brigadiers de rallier la chambre du canot.
Je mis en route pour attaquer la barre. Les trois lames furent franchies sans encombres, pas une goutte d’eau n’embarqua à bord. Voulant profiter de l’accalmie, je mis en avant à toute vitesse suivant le programme que je m’étais imposé. Malheureusement la pression de la chaudière avait baissé et la vitesse du canot se trouvait réduite considérablement. Il ne me restait plus que 4 à 5 mètres franchir pour être de l’autre côté de la barre, quand une lame très forte arriva, souleva l’avant du vapeur, le fit tomber en travers et se déversa à l’intérieur. J’avais stoppé bien avant pour amortir le choc ; mais la lame était trop forte et j’étais trop près de l’endroit où elle déferlait.
Tout le monde fut précipité à la mer pendant que le vapeur coulait à pic.
Nous eûmes tous mille peines à nous dégager de la teugue de la machine sous laquelle nous étions entraînés sous l’eau qui s’engouffrait dans l’embarcation.
Etant remonté en surface, je constatai que tout mon inonde nageait vers la côte. Lagadec coula presque aussitôt. Il a dû avoir une blessure car excellent nageur, il n’était pas en peine de faire les 200 mètres qui nous séparaient de la plage.
Dans le tourbillon des lames, il était inutile de chercher à le retrouver.
Le second-maître mécanicien Carel était en avant, Boussard, Durrieu et Le Cannellec en groupe, moi, derrière à environ 10 mètres.
Nageur plus médiocre, je vis de suite qu’il était inutile de m’épuiser. Je fis la planche, avec l’espoir d'être porté à terre par la mer.
J’avais appelé plusieurs fois à l’aide, mû par l’instinct de la conservation ; mais il était impossible aux hommes qui me précédaient de me porter secours.
Au bout d’un temps que je ne puis apprécier, ayant heureusement conservé tout mon sang-froid pour ne pas respirer au moment où j’étais roulé par les lames, je sentais de la résistance sous moi et prenais pied. J’étais dans un état de fatigue extrême. Broussard s’en aperçut et me fit soutenir par Le Cannellec et Thomas qui se remirent à l’eau et me déposèrent sur le sable.
Le quartier-maître mécanicien Durieu était également sauvé. Quant à Carel, qui avait atterri le premier, on ne le voyait nulle part. Il a dû s’affaisser et se noyer dans un endroit où il n’y avait qu’un mètre d’eau. Quant à Lagadec, j’ai déjà dit qu’il avait coulé peu après le vapeur.
Trois de mes hommes me demandèrent d’aller chercher du secours à Spartel et je le leur accordai. Le gabier auxiliaire Thomas resta avec moi pour me ranimer. Pendant une heure environ, je ne pus reprendre le dessus. Enfin, grâce aux soins dévoués de ce brave garçon, je pouvais me relever et faire route sur Spartel. A la plage, les matelots anglais qui s’occupaient du va-et-vient n’avaient rien à nous donner. Ayant fait 200 mètres sur la plage environ, je trouvai le cadavre du second-maître Carel. Je le portai, aidé de Thomas, sur la dune, hors d’atteinte de la mer. J’avais constaté qu’il était trop tard pour lui, que l’asphyxie était consommée. Je lui fermai les yeux et continuai ma route, me réservant de prévenir les gens envoyés de Tanger de l’endroit où j’avais déposé le corps de mon vaillant compagnon. J’explorai encore la côte, mais ne trouvai pas les autres corps. Abandonnant la plage, je gagnai la brousse soutenu par Thomas qui, comme moi, était pieds nus et trempé depuis 10 heures du matin et littéralement mort de faim.
Un peu avant la nuit nous étions à Spartel. Au phare, nous recevions les soins les plus-dévoués du personnel. On nous faisait du feu et nous pouvions boire du thé chaud. Vers 5 h. 30, après vous avoir envoyé un télégramme par les soins de M. Protêt, employé aux postes chérifiennes, je trouvais à louer des montures pour Thomas et moi. M. Protêt partageait ses vêtements avec moi et nous servait de guide.
Je tiens à vous signaler le dévouement absolu de cet employé et vous prie respectueusement, Commandant, d’attirer l'attention de l’autorité supérieure sur lui. A Spartel j’avais des nouvelles de mes trois autres hommes. Ils n’étaient restés qu’un instant au phare et préférèrent continuer sur Tanger malgré leur état de délabrement.
Vers 8 heures, j’arrivais à la Légation de France, où je trouvais tout mon monde déjà ranimé par les bons soins qu’on leur avait prodigués.
Des ordres avaient été donnés pour les faire conduire à l’hôpital et les y traiter avec tous les soins nécessités par leur état.
Tranquillisé à leur égard, j’acceptai l’hospitalité que m’offrait généreusement M. Henry, de la Légation de France, qui a été admirable de prévenance et de dévouement pour moi.
Le lendemain, je ralliai le Friant, encore fatigué, mais nullement malade, physiquement.
Ayant de terminer, je tiens à vous signaler, Commandant, la conduite héroïque de mes compagnons.
Les faits parlent d’eux-mêmes. Mais ce qui est impossible à rendre, c’est cette insouciance admirable de nos hommes devant le danger. Ils ont montré dans ces douloureuses circonstances qu’ils étaient toujours dignes de leurs aînés et qu’ils savaient regarder la mort en face.
C'est un réconfort bien précieux dans le chagrin profond que j’ai éprouvé en perdant trois d’entre eux.
Après avoir pieusement salué leur mémoire, je vous demande respectueusement, Commandant, de bien vouloir attirer l’attention de l’autorité supérieure sur les survivants et de leur faire obtenir la juste récompense de leur dévouement plein de bonne humeur,
de leur sang-froid absolu et de leur admirable courage.
DRUJON. »
• Annales du sauvetage maritime, T. 47, Fasc. 2, Avr. ~ Juin 1912, p. 188, « Discours de Monsieur Jean Aicard, de l’Académie française, administrateur de la société, sur les sauvetages accomplis depuis la dernière réunion ».
« PRIX DU BARON DAVILLIER
Équipage du canot à vapeur du " Friant ".
Le 13 décembre 1911, à la pointe du jour, le paquebot Delhi, portant le duc et la duchesse de Fife et leurs enfants, s’échouait au cap Spartel et demandait du secours. Le croiseur Friant, commandé par le capitaine de frégate Lequerré, appareillait aussitôt de Tanger et mouillait à 9 heures du matin à 800 mètres du Delhi : le pavillon français était le premier dont la vue vint réconforter les cœurs des naufragés.
Un canot à vapeur commandé par le lieutenant de vaisseau Drujon est aussitôt armé et passe la barre ; il revient une heure après, chargé de femmes et d’enfants et remorquant une embarcation du paquebot également chargée de femmes. Un second voyage est décidé, bien que l’escadre anglaise soit arrivée ; le canot repart donc ; il franchissait la barre, lorsqu’une lame le remplit à moitié, éteint ses feux et enlève le patron Remond, second-maître de manœuvre.
Le lieutenant de vaisseau Drujon fait vider le canot, rallumer les feux et, sa présence n’étant plus utile, veut regagner son bord. La barre est devenue plus mauvaise, mais ne semble pas impraticable à ce brave. Le canot se lance à toute vitesse pour la franchir, mais une lame énorme le met en travers et l’emplit ; les cinq hommes et leur officier s’efforcent alors de gagner la terre à la nage ; ils n’y parviennent malheureusement pas tous : trois d’entre eux, Remond, Carel et Lagadec ont payé de leur vie le noble geste de la marine française.
Le quartier-maître Boussard (venu ici représenter tous ces braves, les vivants et les morts), rapportera à ses officiers et à ses camarades les remerciements émus de cette assemblée et le témoignage de son admiration.
Aux matelots du Friant et à leurs officiers, nous devons en effet, Messieurs, un hommage tout particulier. Leur attitude a fait l’admiration des Anglais, qui s’y connaissent en vaillance maritime. Il y a des heures où l’applaudissement d’une grande nation voisine importe à une grande nation ; et il y a certaines actions de paix qui parlent aussi fièrement qu’un haut fait de guerre. »
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