Bonjour à tous,
KERBIHAN
Ministère de la Marine. Télégramme du 19 Février 1918
Prière télégraphier d’urgence à mon cabinet motifs pour lesquels famille du second maître mécanicien Thiéreau, du KERBIHAN, n’a pas été prévenue de la disparition de cet officier marinier comme le prescrivait l’avis du 24 Janvier, et pourquoi il ne m’en a pas été rendu compte.
Réponse de Lorient à Marine Paris
Au reçu de votre dépêche du 24 Janvier, le 3e dépôt a écrit à la mairie de Fouras, lieu de naissance du second maître mécanicien Thiéreau, puis, ne recevant pas de réponse, à tous les bureaux de solde des ports pour avoir renseignements sur le lieu de résidence de la veuve de cet officier marinier.
A la date d’hier, 19 Février, il n’avait reçu que des réponses négatives. Mais dans l’intervalle, à la date du 13 Février 1918, un télégramme de la Préfecture Maritime de Toulon avait informé que Madame Thiéreau habitait Toulon et avait demandé confirmation de la disparition de son mari.
Ce télégramme, transmis par la PM à la Majorité Générale, ne lui est pas parvenu par suite de l’erreur d’un intermédiaire. Aussitôt prévenu, j’ai écrit au Maire de Toulon et télégraphié à la Préfecture Maritime.
Télégramme du 20 Février 1918. Marine Paris à Préfet Maritime Toulon
Prière de faire connaître si, comme vous en informez Lorient, Madame Thiéreau, veuve du second maître mécanicien disparu avec KERBIHAN, a bien été avisée.
Vous prie en outre de lui faciliter les démarches pour obtenir secours d’urgence et paiement solde de son mari pendant les 6 mois suivant la disparition.
Son adresse est : Chez Monsieur De Michelis, Villa Les Troènes, Route de Toulon.
Nota : des propositions de secours d’urgence seront en effet établies pour venir en aide aux familles dans la détresse. Elles varient entre 75 francs et 170 francs de l’époque. Des enquêtes sont faites sur chaque famille et elles sont particulièrement révélatrices de la dureté des conditions de vie de ces gens, souvent modestes, et du drame que représentait alors la disparition du chef de famille. En voici quelques exemples :
CROC Jean
Sa veuve de 27 ans a 2 enfants de 9 et 7 ans et ne possède rien. Elle n’a pour vivre que la ½ solde de son mari et vit au bourg de Lézardrieux.
MORVAN Vincent
Sa mère, veuve avec 5 enfants mobilisés, n’a d’autres ressources que celles qu’elle retire de l’exploitation d’une petite ferme à Saint Divy (Finistère)
(près de l’actuel aéroport de Guipavas)
PIRIOU François
Célibataire. Parents décédés. A 2 frères dont un est second maître fourrier.
THIEREAU Etienne
Sa veuve, avec un enfant de 18 mois, ne possède rien et n’a pour vivre que la ½ solde de son mari. S’est retirée chez Monsieur Thiéreau, gardien de batterie à Boyardville (Charente Maritime)
DREAN Pierre
Sa veuve, avec 2 enfants de 6 et 3 ans, n’a pour vivre que l’allocation militaire pour elle et ses 2 enfants. Bourg de Riantec (Morbihan)
DUBOIS Louis
Son père est veuf et vit avec sa fille dans une situation très nécessiteuse à Vergisson (Saône et Loire)
(juste à l’Ouest de Macon)
GAUTIER Isidore
Sa veuve, avec 2 enfants de 9 et 5 ans, vit avec 405 f de pension annuelle de son 1er mari et 105 f mensuels de pension militaire. Son état de santé ne lui permet aucun travail. Elle habite à La Londe les Maures.
BRUNET Emilien
Famille inconnue
LE GUEN Alexis
Son père (66 ans) et sa mère (72 ans) ne peuvent plus travailler. Ils n’ont pour vivre qu’une pension de 428 f annuels du père et l’allocation militaire. Habite à Loguivy en Ploubazlannec.
ROBIAL Yves
Sa veuve, avec 2 enfants de 5 et 3 ans, ne possède rien et n’a pour toute ressource que l’allocation militaire. Village de Kervinou en Pleguien (Côtes du Nord)
ARZEL Jean
Sa veuve, avec une fille de 11 ans n’a pour seule ressource que l’allocation militaire et la ½ solde de son mari. Vit au village de Venec à Saint Pabu (Finistère)
SCANVIC Joseph
Sa mère (58 ans) est veuve et ne reçoit que l’allocation militaire et une pension de 100 f par an de la caisse des Invalides de la Marine. Le défunt venait en aide à sa mère. 3 rue Pasteur à Lanriec (Finistère)
(près de Concarneau)
ADAMI Toussaint
Sa veuve, avec un enfant de 9 ans, travaille et gagne 2 f par jour. Elle perçoit l’allocation militaire. 3 rue Bompars à Marseille
COLIN François
Son père (53 ans) est journalier agricole et gagne 1,50 f par jour. Il exploite en plus une petite ferme et touche l’allocation militaire.
Sa mère (58 ans) est malade. Habite à Lanmodez (Côtes du Nord)
(Près de Pleubian, vers le sillon de Talbert)
Rapport du CV FAUCON, Commandant du Front de Mer de Marseille au CA commandant la Marine. 26 Janvier 1918. Mesures prises par le Front de Mer le 23 Janvier 1918.
A 05h45, Croisette signale qu’il vient d’apercevoir une grande lueur entre son poste et Civeaux et Pomègues téléphone qu’il a vu une grande flamme en direction de Croisette et perçu un léger bruit.
J’avise sur le champ Pomègues de signaler à PIOCHE, qui était de surveillance à la passe du château d’If, à TARANAKI qui allait prendre le service d’arraisonnement, à l’arraisonneur ORB et au convoyeur d’entrée JEAN D’AGREVE de se porter dans la direction indiquée où devait se trouver un bâtiment en détresse. Je fais aussi prévenir un des petits chalutiers du barrage de se porter au château d’If pour veiller la passe.
Supposant que des mines pouvaient être mouillées dans le chenal, j’interdisais à 06h05 la sortie et mettais les batteries en alerte n° 2. Je vous rendais compte par le bureau de renseignements.
A 06h35, le JEAN D’AGREVE me faisais connaître que DROME venait de sauter. Signalé aussitôt à la flottille d’appliquer mon ordre 786 qui indique à chaque bâtiment le poste qu’il doit prendre en cas de minage du chenal. Donné l’ordre au KERBIHAN, qui venait d’appareiller, d’empêcher les bâtiments de sortir de Marseille.
Demandé aux services du port d’envoyer THESEE draguer le chenal Nord, et le concours de deux petits remorqueurs (PROVENCAL) dont les postes sont prévus dans l’ordre 786. Malheureusement, ces deux vapeurs étaient en mission et ne purent venir se joindre à la flottille déjà privée de 4 bâtiments en réparations (1 arraisonneur, 1 dragueur, 1 chalutier de barrage et torpilleur 281).
Pendant ce temps, JEAN D’AGREVE, ORB, FRANCOIS NICOLAS et SAINT LEON exploraient l’endroit où avait sauté DROME recueillant les naufragés et sauvant du matériel. Des ordres étaient donnés pour le débarquement des survivants à la Joliette.
A 07h40, le commandant de PIOCHE, après s’être porté au secours de GALLIENI dont il avait reçu le SOS, faisait mettre à son bâtiment et à KERBIHAN les dragues à la mer. Ils commençaient le dragage dans le Nord de Maire.
A 08h15, KERBIHAN hissait le signal : « Mines dans le chenal » et le confirmait presque en même temps par TSF. C’est alors qu’il a sauté sur une mine.
Les difficultés que j’ai signalées le 18 Septembre dernier restent toujours les mêmes. Pour exercer une surveillance meilleure, un changement de chenal plus rapide, je demande à nouveau que la flottille de Marseille soit augmentée, comme je l’avais demandé dans le rapport précité, et qu’une section de torpilleurs soit donnée au Front de Mer.
Je demande aussi le remplacement de KERBIHAN par un autre dragueur.
KERBIHAN était commandé par le 1er maître de timonerie CROC, excellent manœuvrier, énergique, aimant son équipage dont il savait se faire comprendre, et respecté. Il a disparu avec la majeure partie de ses hommes à son poste de combat, exécutant jusqu’à la dernière minute les ordres qui lui avaient été donnés.
Je vous demande que le 1er maître Croc et l’équipage de KERBINAN soient cités à l’Ordre de l’Armée.
Rapport de la Commission d’enquête
Cette commission se compose de :
ZAHM Capitaine de Corvette (R)
BERMON Lieutenant de Vaisseau
BARD Lieutenant de Vaisseau (R)
Ont été entendus :
LE TRENT Jacques Second maître de timonerie (passerelle)
GIBLES Antoine Matelot chauffeur (gaillard)
LECARRE Matelot gabier (à la barre)
BOUCHER Matelot fusilier (gaillard)
THOMAS Matelot chauffeur (treuil de la drague)
LEMOURROUX Matelot timonier (passerelle)
FERRERE Louis Soldat réserviste de veille à la vigie Notre Dame.
La commission a jugé inutile d’entendre l’Officier des Equipages ALLOT, commandant PIOCHE, dont le rapport est joint.
A 07h40 le Mercredi 23 Janvier 1918, PIOCHE et KERBIHAN commencent le dragage du chenal principal, cap au Sud sur la ligne Pomègues - Montredon. PIOCHE fait la partie Ouest et KERBIHAN la partie Est. Vers 08h10, KJERBIHAN coupe 2 mines et le signale à PIOCHE ui lui donne l’ordre d’aller les couler. PIOCHE continue le dragage en direction du Sud tandis que KERBIHAN vient sur la gauche pour remonter dans le Nord, direction où flottaient les 2 mines. A 08h23, à peine avait-il commencé son abattée, qu’il saute sur une mine qu’il n’avait pas aperçue car elle était immergée. D’après les dépositions recueillies, il a dû heurter cet engin par la hanche bâbord arrière.
PIOCHE se porte aussitôt au secours de KERBIHAN avec ses youyous et sauve les 6 survivants qui surnageaient au milieu des épaves de leur bâtiment.
Le tirant d’eau arrière de KERBIHAN était sur l’état mensuel des bâtiments de 3,65 m. Le second maître Le Trent le donne de 3,10 m. Les observateurs du ballon estiment que les mines étaient mouillées entre 4 et 6 m. Si le creux de la houle était de 1 m, comme le dit Le Trent, KERBIHAN a certainement talonné sur la mine qu’il a faite sauter.
Avec une pareille immersion, le dragueur EGLANTINE, actuellement en réparation, et qui cale 4,05 m aurait subi le même sort s’il était sorti ce jour.
Tout le monde a fait son devoir et la commission émet le vœu que ni KERBIHAN, ni son vaillant équipage si glorieusement disparu ne soient oubliés dans les récompenses. Le capitaine CROC et son équipage ont fait leur devoir jusqu’au bout, en braves marins qu’ils étaient.
Note du CA MORNET au Ministre. 29 Janvier 1918.
Je relève dans les pièces de ce dossier une légère contradiction entre la déposition du 2e maître de timonerie Le Trent, du KERBIHAN, et celle de l’officier des équipages Allot, commandant de PIOCHE. Alors que celui-ci mentionne avoir donné l’ordre à KERBIHAN d’aller couler les mines, le 2e maître rapporte que la manœuvre du KERBIHAN a été effectuée de la propre initiative de son commandant.
La chose importe d’ailleurs peu puisque la manœuvre s’imposait étant donné que, suite à notre pénurie en petites unités, aucun convoyeur n’avait pu accompagner les dragueurs pour détruire éventuellement les mies draguées.
Etant donnée la position des dragueurs qui plaçait PIOCHE à droite de KERBIHAN par rapport à la route, il eût été préférable pour la sécurité que celui-ci vint sur la droite pour remonter vers le Nord. Il tournait ainsi dans une ère qui avait été partiellement explorée par les dragues de PIOCHE.
Mais on s’explique que le commandant de KERBIHAN, comptant sur la faiblesse de son tirant d’eau pour parer les mines ne se soit pas arrêté à cette considération.
Quoi qu’il en soit, le petit dragueur a trouvé une mort glorieuse dans l’accomplissement du devoir qu’il accomplissait depuis de longs mois avec un dévouement et un rôle qui ne se sont jamais démentis. Ces raisons légitiment les Citations à l’Ordre de l’Armée que j’ai l’honneur de demander pour le commandant de KERBIHAN et pour le bâtiment lui-même.
Note du Contre Amiral de BON au commandant la Marine à Marseille. 12 Février 1918
Le dossier de la perte de KERBIHAN appelle les observations suivantes :
PIOCHE et KERBIHAN ont commencé à draguer le chenal de sécurité de Marseille à 07h40 sans convoyeur, en raison d’un ordre spécial envoyé par le sémaphore de Pomègues suite à la perte de DROME, et non pas en raison d’un service quotidien.
Le rôle des dragueurs THESEE, OUTARDE et SAMVA dans la matinée du 23 n’est pas explicité, non plus que celui du torpilleur 281 détaché au Front de Mer de Marseille.
Ce dossier ne comporte aucun rapport du Lieutenant de Vaisseau Moyon, commandant la flottille du Front de Mer, dont le rôle dans cette matinée n’apparaît pas.
Enfin, ce n’est qu’à 08h23, après l’explosion du KERBIHAN, que le commandant du Front de Mer demande au commandant de la Marine le concours des vedettes.
Je vous prie de me faire connaître :
1) Quels étaient les ordres concernant les dragages devant Marseille avant le 23 Février 1918.
2) Quelle était la situation des bâtiments disponibles au Front de Mer le 23 Janvier au point du jour
3) Quand avait eu lieu le dernier dragage du chenal de sécurité avant les pertes du 23 Janvier
4) Quels sont les ordres intervenus au sujet des dragages devant Marseille depuis le 23 Janvier.
Je vous prie en outre de faire étudier dans quelles conditions pourraient être armés les remorqueurs PROVENCAL XV et PROVENCAL XVII, de 80 t, pour être utilisés comme escorteurs de trains de dragage.
Je souhaite aussi connaître les raisons de la lenteur du déblaiement du champ de mines : 10 jours pour déblayer le triangle Maire – Pomègues – Planier.
Réponse du 7 Mars 1918 du Commandant du Front de Mer
Le 23 Janvier, le Front de Mer disposait :
- Des 3 dragueurs PIOCHE, EGLANTINE et KERBIHAN
- Des 3 arraisonneurs ou convoyeurs SAMVA, JEAN D’AGREVE et OUTARDE, munis de dragues Ronarch
- Des 3 arraisonneurs TARANAKI, ORB et JEANNE D’ARC V, non munis de dragues Ronarch
- De 4 petits chalutiers, soit en tout 13 bâtiments, 14 si l’on compte le torpilleur 281 détaché à Marseille.
Mais 4 de ces bâtiments étaient indisponibles : EGLANTINE, SAMVA, 281 et le petit chalutier BERTHE VALERY. De plus, les dragueurs AT du port PROVENCAL XV et PROVENCAL XVII, ainsi que GLADIATEUR IV prévu comme escorteur de dragueurs étaient en mission hors du port ou en réparation.
Il restait donc 11 bâtiments disponibles si l’on inclut le dragueur THESEE
Organisation du service
1) Il fallait avant tout assurer le fonctionnement normal du chenal auxiliaire pour permettre les entrées et sorties régulières à Marseille. 5 bâtiments y furent employés : ORB au poste 5, JEANNE D’ARC V au poste 6, OUTARDE au poste 7, un petit chalutier par roulement au poste 8, THESEE draguant journellement le chenal. OUTARDE fut distrait de son poste les 23, 24 et 25 pour participer ave PIOCHE au déblaiement du chenal principal. C’était le seul dragueur à employer avec PIOCHE à cause de son faible tirant d’eau. Mais ses mauvaises qualités de dragueur dues à la faiblesse de sa chaudière firent qu’il ne fut d’aucune aide à PIOCHE qui dragua donc seul le champ de mines. OUTARDE fut employé aux opérations de dragage ordinaire aux alentours du Frioul.
2) Il fallait empêcher les bâtiments de présentant devant Marseille de s’aventurer dans la zone minée.
TANARAKI et JEAN D’AGREVE prirent les postes 1 et 2 et assurèrent ce service sur ordre du commandant du Front de Mer. A tour de rôle, un petit chalutier assura la garde à la passe du château d’If.
3) Il restait à déblayer le champ de mines découvert dans le chenal. L’explosion de KERBIHAN avait démontré la faible immersion des mines et des précautions s’imposaient pour éviter le renouvellement de pareil fait.
- L’exploration préalable du champ de mines le 24 à l’aide d’embarcations, ne donna aucun résultat
- L’emploi du ballon captif remorqué par PIOCHE le 25 donna d’excellentes indications quand la visibilité était bonne, ce qui n’a lieu que dans certaines conditions de calme et d’éclairage. Voici le champ de mines tel qu’il a été relevé :
Nota : on s'aperçoit que l'UC 67 a fait preuve d'une audace certaine en venant mouiller ses mines exactement dans le chenal de sécurité, entre Pomègues et l'île Maire
- Il fallait donc employer des dragueurs calant moins que KERBIHAN et c’est pourquoi j’ai employé OUTARDE et non JEAN D’AGREVE ou THESEE au déblaiement de ce champ de mines. J’ai dit précédemment que l’aide d’OUTARDE avait été nulle.
- Malgré l’utilisation de JEAN D’AGREVE et d’OUTARDE au service de garde, deux postes (n°3 et 9) ont été vacants en permanence, et un poste (n°4) vacant le jour. D’autres postes ont été temporairement vacants quand les bâtiments allaient se ravitailler. Il était donc impossible, même si la prudence la plus élémentaire n’avait pas conseillé l’éloignement du champ de mines de JEAN D’AGREVE, de réduire encore la surveillance en employant ce dragueur au déblaiement des mines. Les moyens du Front de Mer sont insuffisants pour assurer le service de sécurité ce qui nous a conduits à demander le concours des bâtiments suivants :
a) D’IBERVILLE soutien d’arraisonneur au chenal principal
b) Vedette CORNILLEAU escorte des dragueurs
c) CHEVALLIER torpilleur de surveillance entre Couronne – Caveaux et Planier
d) MALICIEUSE dragage du chenal auxiliaire
Voici la disposition des diverses unités pendant ces journées.
Cdlt