Voici quelques lettres écrite par le frère du capitaine Cochin annonçant la mort de son frère Jacques.
Je ne peux ici que penser a ce qu'écrivait Claude Chanteloube dans son post 72179: « l’idée de la rédemption par la douleur ou la mort était sans arrêt évoquée » -
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Source Gallica
Titre : Le Dieu allemand. T. 5 / Denys Cochin
Auteur : Cochin, Denys (1851-1922)
QUELQUES LETTRES DE GUERRE
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5608406s
Lieutenant de vaisseau Jean COCHIN. - à propos de la mort de son frère, le capitaine Jacques Cochin.
Paris, 19 février 1915. — Cher vieux Charles (M. Charles Charpentier). — Nous pouvons nous donner la main et pleurer ensemble. Mon frère Jacques vient d'être tué glorieusement au combat de Norroy, le 14 février, en chargeant à la tête de sa compagnie, qui a ouvert l'assaut. Il avait poussé les Boches jusqu'au village, pendant que les deux bataillons de renfort restaient accrochés à 1.500 mètres en arrière, et on n'a retrouvé son corps que trois jours après, quand on a repris ce village. Pourquoi Dieu prend-il ceux-là et pas nous? pourquoi toujours les meilleurs et les plus utiles pour le sacrifice ? Vous pensez si ce glorieux exemple augmente ma hâte de repartir. Je suis honteux d'être encore ici, et pourtant la croix de ma pauvre mère et de mon père est trop lourde pour eux. Quelle chose affreuse de la rendre plus lourde encore ! Je m'arrangerai au moins pour qu'ils me croient toujours au dépôt. Adieu, cher vieux. Quelle épreuve affreuse, et que les risques et le cafard sont peu de chose à côté de l'angoisse d'une mère qu'on est seul à consoler …
Paris, 21 février. — Madame (Mme Firmin-Didot). — Comme vous êtes bonne, en ce premier jour de si profonde douleur, de penser à la nôtre. Il n'en est pas de plus grande. Le coup a porté, malgré tant de risques et de craintes, comme si rien ne l'annonçait. Et pourtant Jacques n'est pas à plaindre. Il est entré dans l'éternité, en pleine jeunesse, par la porte triomphale du sacrifice complet. Il y a bien des façons de se faire tuer à la guerre, il a choisi la plus libre et la plus noble. Il a accepté la mort une première fois en quittant son état-major, où il pouvait rester en toute conscience et servir honorablement; et une seconde fois, dans cette charge de Nprroy, où il a poussé à fond, enlevant sa compagnie jusqu'au village, tandis que le reste des deux bataillons se laissait accrocher à moitié chemin. Et le sacrifice ainsi accepté, les yeux ouverts, était le plus grand qu'un homme puisse faire, celui d'une vie utile et heureuse, bien gagnée par des années de travail, la joie de mener à bien ses travaux, de voir grandir ses enfants, la ten- dresse de Marthe. Il a donné tout cela pour son pays, avec cette fermeté généreuse que seule la foi peut donner. Mourir ainsi n'est pas mourir. A ceux qui sortent ainsi de la vie, Notre-Seigneur ne fait pas attendre un jour le bonheur d'entrer dans sa gloire.
Paris, jeudi 4 mars. — Madame (Mme de Visme). — Aucune sympathie ne pouvait nous toucher plus que la vôtre, vous qui dès le début de cette guerre souffrez les mêmes angoisses que nous. Puisse Dieu vous épargner le coup qui frappe ma mère et mon père ! La mort de mon frère est si libre et si belle, le moment si solennel, qu'on se sent plus exalté qu'abattu, plus près de la vérité divine. Quand on voit une âme faire son choix si librement et quitter sans balancer tout ce qu'on appelle le bonheur, on est bien obligé d'avouer que la réalité n'est pas où la met la vie plate et banale. Et cette vie-là disparaît et s'efface devant la force de tels témoignages.
Plus tard, sans doute, elle reprendra ses droits, et c'est alors que de telles blessures feront souffrir, mais jamais comme avant; l'exemple demeure, et la preuve est faite : et la même Vérité qui a fait dédaigner les joies à ceux qui partent fera supporter les peines à ceux qui restent. C'est du moins ce que je me répète, moi qui ne peut prétendre imiter que de bien loin l'exemple de mon petit frère, car mon sacrifice ne saurait avoir de proportion avec le sien. Quelles actions de grâces ne devons-nous pas à ceux qui donnent ainsi sous nos yeux, en pleine connaissance et en pleine liberté, le démenti à la mort I
18 mars 1915. — Merci, mon.cher ami (M. Antoine de Meaux), de votre si bonne et affectueuse lettre. Oui, sans doute,. mon frère est mort magnifiquement, donnant toute sa mesure dans un hiver d'épreuves et une nuit de combat sans espoir. Robert d'Harcourt, blessé à ses côtés, l'a vu tomber avec les trois derniers de ses hommes, refusant de se rendre. La compagnie tout entière est à l'ordre de l'armée, capitaine en tête. Tout cela est splen- dide, trop beau, et on a peine à se maintenir à
cette hauteur, où il n'y aurait plus de souffrance, mais seulement l'enthousiasme et la gloire du sacrifice complet. Mais on retombe, hélas pour
penser à la pauvre petite veuve, aux orphelins, aux parents accablés, au vide affreux. El pour ceux qui reviendront de tout cela, quel avenir austère et que de devoirs nouveaux sous peine de se montrer indignes de tels exemples et de désavouer ses morts. Tout change de mesure et de valeur et on se trouve bien nul et faible et loin des grandes sources de force et de la vraie foi. Et pourtant, comme les voies sont nettes maintenant ! De notre côté, toutes les ressources de forces, l'esprit du
christianisme. Pas d'erreur possible là-dessus. Les hommes, naysans et ouvriers, retrouvent au feu la confiance et la tendresse du peuple d'autrefois, et valent ce que valent leurs officiers, et les officiers, c'est de nos familles qu'ils viennent en immense majorité (il suffit de voir les listes de tués de Stanislas, Bossuetj etc.), de la bourgeoisie catholique un peu endormie par ces quarante ans de république et qui retrouve tout à coup sa vocation et sa foi. Voilà le vrai et que ne cache plus même à Rome la devanture officielle.
Et, en face, au contraire, c'est le léviathan socialiste, avec toutes ses caractéristiques : force d'inertie jusque dans le courage, organisation suppléant à tout, machinerie humaine qui n'est possible que sur une matière travaillante et combattante, la plus abondante, la plus vivace, mais la plus malléable qu'on ait vu jamais, grégaire par essence, capable de tous les sacrifices en masse et de ce que nous appelons héroïsme, jugeant de notre point de vue, mais anéantie jusqu'aux dernières faiblesses, sitôt désagrégée. Les combats de cette guerre resteront le symbole des deux forces en présence : de notre côté, la mince ligne de tirailleurs, sans même de serre-files, avec toutes ses inégalités, de faux blessés qui se replient à côté de vrais qui chargent quand même et se font tuer plus loin, et, en face, les paquets d'hommes où nos obus font de grands trous, qui se referment comme la gélatine d'une pieuvre. Peu importe les gouvernements, la chrysalide " monarchique du socialisme allemand est encore plus illusoire et factice que notre cocarde à la 93. C'est bien de notre côté qu'est le loyalisme personnel ; du leur, le socialisme et la démocratie.
C'est pour cela, d'ailleurs, que nos pertes sont si cruelles, irréparables, semble-t-il toujours au premier regard : l'homme qui tombe se sacrifie en pleine connaissance et liberté. Ce n'est pas un élément, un atome de la masse, mais un être personnel, unique qui s'est dévoué. Il est mort à sa façon, de son plein gré, sans mitrailleuse derrière, ni trique, ni injures de sous-officiers. L'officier est devant, comme mon pauvre frère, qu'on a retrouvé sans autre arme dans les mains que sa badine et ses gants, le bras tendu dans le geste de la charge, à plusieurs pas en avant du premier tué de ses hommes! Voilà la manière française.
Adieu, mon cher ami, voilà bien bavarder et ratiociner, mais que voulez-vous qu'on fasse dans son sixième mois d'hôpital, surtout quand on est,
comme moi, un vieil intellectuel impénitent? Enfin, je repars incessamment; plus qu'une plaie à fermer qui ne peut larder et je m'en irai donner un salu- taire bain de pieds à ma philosophie dans les tranchées d'Ypres. Il n'est que temps.
sur le site Gallica le reste de la correspondance
Cordialement
JF Genet