Bonjour à tous,
DANTON
On trouve aux archives de Vincennes un récit du torpillage du DANTON qui fut communiqué aux autorités maritimes françaises dès 1917, quelques semaines seulement après la perte du cuirassé.
La source n’est pas mentionnée, mais l’informateur doit être un journaliste qui a recueilli et traduit le témoignage d’un marin.
La seule indication mentionnée est :
« Une personne faisant partie de l’équipage du sous-marin qui a coulé le DANTON m’a fait parvenir le récit suivant sur cette action navale couronnée de succès. »
Ce récit long et détaillé, d’ailleurs fort bien écrit, recoupe les renseignements fournis plus tard par l’ouvrage d’Arno Spindler. Il confirme aussi le témoignage du commandant Hans Wendlandt de l’UC 38, recueilli après sa capture. (voir fiche de ce sous-marin)
Il n’a sûrement pas été publié à l’époque (censure oblige). Mais je ne sais s’il a été publié par la suite.
Récit
« Nuage de fumée à l’horizon !»
De longues heures s’étaient écoulées sans que la recherche attentive de vapeurs fut troublée par une parole. Aussitôt, le léger désappointement de n’avoir rien aperçu jusqu’alors disparut. Comme électrisés, nous braquâmes nos jumelles dans la direction indiquée. Un petit nuage noir se détachait juste sur la ligne nette de l’horizon, troublant le fond bleu pâle. Le nuage grossit. Il monte de plus en plus sur l’horizon.
« Avis au commandant ! Vapeur en vue ! »
L’officier de veille passe cet ordre aux postes en dessous, à travers l’écoutille du kiosque.
Là, quelque chose d’imprécis qui était invisible auparavant. Deux lignes minces au milieu du nuage de fumée. Elles deviennent de plus en plus distinctes. Les mâts du vapeur se dessinent sur le fond, semblables à deux fines allumettes. Ils sont relativement proches l’un de l’autre.
« Mais où est-il ? » demande le commandant en grimpant l’échelle jusqu’à sortir du kiosque. L’officier de veille communique rapidement au commandant les observations faites jusqu’alors : nuage régulier de fumée, approche rapide, mâts rapprochés l’un de l’autre. Sans quitter la jumelle un instant, on continue à observer le navire.
« Mais, c’est un navire de guerre ! » s’exclame soudain quelqu’un au milieu du silence d’attente. On secoue la tête avec un air de doute. Que ferait un navire de guerre dans ces parages ? Pourtant, l’homme n’a pas tort en faisant cette supposition.
Sur les navires de guerre, les chauffeurs sont dressés afin d’assurer la plus grande économie et l’utilisation la plus complète du pouvoir calorifique du charbon. Les foyers des chaudières sont alimentés en continu. Dès qu’on a jeté une petite quantité de houille, les feux sont « soulevés », c’est à dire que le charbon qui vient d’être mis est mélangé à fond avec celui qui s’y trouvait déjà. Ainsi, on empêche les grosses bouffées de fumée de se produire et il ne se manifeste qu’une fumée légère, toujours égale.
Entre temps, les mâts ont sensiblement grandi, mais on ne voit encore rien des cheminées. Ce bâtiment doit avoir de très grands mâts. C’est encore un signe de reconnaissance d’un navire de guerre. Les mâts servent à porter les vigies dans la hune et les antennes de TSF.
Nous avons donc deux indices pour ce « vapeur » comme nous l’appelions encore.
« En voiture ! »
Voilà des mots prononcés pour la première fois sur un sous-marin. « Direction Brême, Hanovre , Francfort… » pense involontairement chacun en entendant ces mots. Il y a une analogie entre l’embarquement dans un sous-marin et l’autre. Mais il y a une différence essentielle : quiconque ne descend pas assez vite dans un sous-marin reçoit sur les doigts les bottes de mer et les 100 kg du suivant. Il s’en suit juron d’une part, pour se soulager, et retrait précipité des doigts touchés d’autre part.
Tout le monde rentre donc en jetant un dernier coup d’œil au vapeur.
« L’équipage aux postes de plongée !» ordonne le commandant. Chaque homme occupe un poste fixe en plongée et ne doit l’abandonner sous aucun prétexte. Il assure le fonctionnement des vannes et soupapes qui lui sont assignées.
Maintenant les cheminées sont bien visibles. Nous devons plonger si nous ne voulons pas être vus et perdre l’occasion d’une attaque.
« Branle-bas de combat ! »
La cloche résonne fortement dans tous les compartiments du sous-marin. Les moteurs à pétrole qui assuraient la marche en surface sont stoppés. Les dynamos sont mises en route. La cloche n’a pas encore fini de tinter qu’on rend compte des compartiments avant : « Ballasts ouverts ». L’arrière l’annonce immédiatement après. Un peu d’eau pénètre dans les ballasts ouverts à la partie inférieure et comprime l’air qui s’y trouve. Celui-ci est expulsé et l’eau remplit alors le ballast.
« Moteurs à pétrole parés pour la plongée » annonce le mécanicien.
On entend un coup sourd dans le kiosque. L’écoutille, notre dernier lien avec l’extérieur est fermée. Nous formons maintenant un petit monde à part.
« Plongez ! »
A cet ordre, on ouvre les chasses d’air. L’air s’échappe des ballasts avec un sifflement aigu. L’eau remplit le réservoir de plongée, supprimant la poussée nécessaire à la flottabilité du sous-marin. Le sifflement aigu diminue et nous entendons le clapotis de l’eau contre le pont. Il devient de moins en moins perceptible. Cà et là un bruit sourd contre le kiosque, puis tout bruit cesse. On n’entend plus que le léger ronflement des moteurs électriques et les ordres de l’officier commandant la plongée .
« Gouvernail arrière cinq en haut…Milieu ! »
Silence de mort. Dans le kiosque le commandant observe le vapeur au périscope. Nous marchons à vitesse maximum pour couper la route à l’adversaire.
L’attaque d’un navire ennemi par un sous-marin comporte deux phases :
- on essaie tout d’abord de se placer droit devant
- puis on s’efforce d’amener le sous-marin à la distance voulue pour le lancement de la torpille.
Pour atteindre une position droit devant, on marche en surface en se servant des moteurs à pétrole grâce auxquels nous avons une vitesse supérieure à presque tous les vapeurs. Nous approchons le vapeur à une distance telle que ces mâts soient nettement visibles sur l’horizon. Nous avons ainsi un contrôle permanent de sa route et de sa vitesse. En fonction de notre évolution, ses mâts paraissent se rapprocher l’un de l’autre et quand nous ne voyons plus qu’un seul mât, c’est que nous sommes exactement sur la route de l’ennemi.
Alors, on plonge. C’est le moment le plus difficile de l’attaque. Il s’agit d’amener le sous-marin à une distance convenable pour lancer la torpille.
L’art de lancer une torpille consiste à bien estimer les lignes de parcours de la torpille et du vapeur jusqu’à leur point de rencontre.
« Celui-ci est extraordinaire ! » pense tout haut le commandant qui continuait à observer attentivement au périscope. « Des mâts de la hauteur d’une maison ! Une grosse cheminée ! » Il laisse l’officier torpilleur regarder à son tour. Celui-ci a à peine jeté un coup d’œil qu’il crie en tremblant d’émotion :
« Herr Kapitanleutnant ! C’est un cuirassé français ! Il vire justement ! »
Le commandant repousse vivement l’officier torpilleur pour regarder à nouveau au périscope.
« C’est vrai ; dommage qu’il ait à nouveau dévié ; mais peut-être réussirons-nous quand même. »
Et il fait savoir à tout le monde que le vapeur a été reconnu comme étant un cuirassé français. L’ordre de préparer les torpilles est aussitôt donné.
« Tous les tubes sont parés »
« Il y a un destroyer qui protège le cuirassé ! » s’écrie le commandant lorsque le bâtiment fut bien visible dans toute sa largeur. « Il vient dans notre direction ! Nous en approchons ! »
Le commandant fait réduire l’allure, jusqu’alors maximum, afin d’obtenir une faible vitesse et de réduire le sillage provoqué par le périscope. Il faut rendre notre sous-marin le moins visible possible.Le destroyer passe devant nous. Il ne voit rien.
C’est le moment le plus émotionnant et le plus absorbant de l’attaque, celui du lancement des torpilles.
« Attention les deux tubes avant ! » dernier commandement avant le lancement. Le commandant a repris le périscope et attend que l’adversaire passe dans la trajectoire.
« Premier tube…feu ! »
« Deuxième tube…feu ! »
On ressent deux petites secousses dans le sous-marin ; les torpilles sont parties. Il règne un silence oppressant. Les machines même semblent avoir cessé leur chant. Une même pensée étreint tout le monde. Iront elles au but ? L’adversaire a-t-il viré, ou continue t-il sa marche tranquillement ? Le destroyer nous a-t-il vu et fonce t-il sur nous pour nous lancer des bombes mortelles sur la tête ?
Boum..boum ! On respire plus librement. Une au but ! Et la deuxième ?
Boum..boum ! pour la deuxième fois. Un « Hourrah » dans tout le sous-marin.
« Le cuirassé a trente degrés de gite » annonce le commandant.
Que fait le destroyer ?
« En profondeur ! A grande vitesse ! » Le destroyer vient sur nous. Nous plongeons à toute vitesse avec dix degrés d’inclinaison. Les moteurs électriques bourdonnent plus clairement et l’on sent la vie reprendre dans le sous-marin. Le manomètre indique déjà une profondeur appréciable lorsque nous entendons une forte détonation sur l’avant. Le destroyer a jeté une bombe marine.
L’explosion d’une bombe marine est des plus facile à reconnaître : d’abord un petit coup, comme lorsqu’on tape d’un doigt sur une paroi en tôle, puis une détonation forte et nette, comme lorsqu’on tape avec un marteau sur cette même paroi en tôle.
La première explosion fut suivie de beaucoup d’autres. Les visages devinrent soucieux. Mais les explosions se perdirent dans le lointain et la détente se fit. Lorsque tout fut tranquille, nous vînmes à nouveau à la profondeur d’attaque pour regarder autour de nous.
Le DANTON avait chaviré. Il resta immobile peu de temps, l’avant hors de l’eau, comme pour se montrer une dernière fois à nous. Il se redressa et le colosse d’acier s’enfonça verticalement au bout de 45 minutes. Non loin de lui, le destroyer repêchait les hommes qui surnageaient.
Le manuel des Flottes de Guerre nous permit d’établir que nous avions coulé un cuirassé de la classe DANTON.
Le hasard voulut que nous repassions exactement sur le lieu du naufrage le jour suivant. Un grand nombre de pièces de liège couvrait un vaste espace et dansait sur les vagues. Beaucoup de pièces de bois éparses, espars, avirons, madriers s’en allaient à la dérive, de même que des hamacs, des sacs et des passavants. Tout cela sans aucune marque.
Mais nous repêchâmes une caisse de vêtements qui contenaient des lettres. Elle nous permit d’identifier notre adversaire : c’était le DANTON lui-même ! »
Un deuxième document, postérieur de plus de deux ans à ce récit, est joint aux archives.
Il s’agit d’une lettre envoyée par un certain capitaine Clément, datée du 30 Décembre 1919, et adressée au lieutenant-colonel Administrateur du district de Trêves. Il s’agit manifestement de deux officiers de l’armée d’occupation en Allemagne.
En voici le texte :
« J’ai l’honneur de vous rendre compte de la conversation que j’ai eue aujourd’hui avec le nommé Philippe BOOS, domicilié à Berncastel, Huitergraben n° 2.
Le 19 Mars 1917, cet individu (sic) se trouvait en Méditerranée à bord du sous-marin U 64. Le bateau venait des côtes de Corse et se dirigeait vers l’île de Malte. A 13h30, ils ont aperçu un cuirassé français convoyé par un torpilleur. Jusqu’à 14h30, le sous-marin est resté en observation, puis a plongé. Il s’est approché à 250 m du cuirassé. Deux torpilles ont été envoyées. Les explosions se produisirent 35 secondes après leur départ. Elles furent si violentes et le sous-marin était si proche du cuirassé qu’il fut soulevé hors de l’eau. Le torpilleur l’aperçut alors et lui donna la chasse. Le sous-marin est resté 40 minutes en plongée. Lorsqu’il est revenu en surface, le cuirassé français disparaissait sous l’eau.
Deux jours après, le sous-marin, croisant dans les parages, a pêché une caisse contenant des effets d’habillement et quelques lettres.
Je joins ces lettres au rapport. Elles ne présentent pas par elles-même beaucoup d’urgence. On peut toutefois les remettre aux familles intéressées.
Il s’agit du cuirassé DANTON. Le sous-marin qui l’a coulé est l’U 64 commandé par le Kapitanleutnant MORATH. L’état-major se composait de l’oberleutnant QUESSE, du leutnant FORRERO
(correction : FORBERG) et de l’ingénieur mécanicien KUSHKE. Il y avait 31 hommes d’équipage.
Pola était sa base de repos et de réparation. Le sous-marin l’avait quitté depuis quinze jours. La base de combat était les Bouches de Cattaro. Le sous-marin effectuait trois voyages de cinq semaines chacun, et entre, venait passer une semaine à Cattaro pour se ravitailler. Après trois voyages, il allait en réparation à Pola où il restait un mois.
U 64 a été coulé à son tour par un bâtiment léger français environ trois mois après l’attaque du DANTON. Le commandant Morath a été fait prisonnier par les Français. »
Ce capitaine Clément pensait certainement détenir un scoop, ignorant que l’état major de la Marine possédait un récit détaillé depuis 1917.
Au passage, on note le peu de cas qu’il fait du courrier équipage, pourtant détenu depuis plus de deux ans par les Allemands. ( « Les lettres ne présentent pas beaucoup d’urgence ; on peut toutefois les remettre aux familles ») De toute évidence, il n’avait pas de proche sur le DANTON. Mais cette désinvolture affligeante concernant le courrier des marins est courante dans les agences et services terrestres et, aujourd’hui encore, j’aurais quelques anecdotes percutantes concernant ce sujet…
L’U 64 a donc bien torpillé le DANTON. Il fut coulé le 17 Juin 1918, donc 15 mois plus tard et non trois, par le navire anglais HMS LYCHNIS. Sur 43 hommes d’équipage, il n’y eut que 5 survivants dont le commandant Robert Morath. Je pense qu’il a été fait prisonnier par les Anglais et non par les Français.
R. Morath était né le 07/09/1884 à Sonderburg. Il avait obtenu la croix
« Pour le Mérite » le 12/11/1917.
Après le DANTON, il avait coulé entre autres les Français AMIRAL DE KERSAINT, LE TARN et MONTENEGRO. Il est décédé à Hambourg le 26/08/1956.
Voici sa photo. (source U-boat.net)
Il serait toutefois intéressant de vérifier les noms des autres officiers de l’U 64 et de savoir qui était ce Philippe BOOS et pourquoi c’est lui qui avait conservé les lettres des marins français.
Cdlt