Bonsoir à tous,
Il y a cent ans, le 5 octobre 1915, disparaissait le patrouilleur auxiliaire
Alose. Récit.
— Paul CHACK : « Sur les bancs des Flandres », Les Éditions de France, Paris, 1927, p. 134 à 137.
« XI. — Comment l’Alose trouve... et meurt...
Embarquons sur l’Alose.
Midi. La bordée non de quart est à la soupe dans le poste de l’équipage. Il faut avoir l’estomac amarré à triple bosse pour pouvoir avaler dans l’atmosphère indicible qui règne en bas. Allumée jour et nuit et suspendue sous barrots, la lampe balance une flamme bleuâtre et quasi mourante. Le panneau de descente est bouclé : pas de rentrée d’eau et pas de rentrée d’air. Les hommes récupèrent les calories dont le coup de Nord-Est les a dépouillés pendant le quart.
Une heure. On " ramasse les plats ". A la sieste à présent ! Huit couchettes se garnissent. Des ronflements s’élèvent, couvrant celui du poêle chauffé au rouge. Remontons au grand air.
C’est le Pas de Calais des après-midi d’automne. Le ciel gris sombre est tout proche de la mer vert sale et striée d’écume. Le patron Ringot est de quart dans la chambre de veille de la passerelle. L’Alose fait route à cinq nœuds vers Gravelines. A 800 mètres, sur sa hanche tribord devant, le Blanc-Nez taille son chemin en roulant bord sur bord. A deux milles dans le Sud-Sud-Est, le bateau-feu du Dyck danse sur ses chaînes. Des " blancs mantiauws ", tel est le nom boulonnais des goélands, suivent l’Alose en vol plané, virant leur tête d’un coup sec pour explorer l’eau de leur petit œil de jais, prêts à se laisser tomber comme des cailloux sur les épluchures que la matelot-coq Wacogne va jeter par dessus bord. Retiré dans sa cabine sous la passerelle, le maître Loisel, légèrement somnolent, car la nuit a été dure, fume sa pipe, l’esprit apaisé. On est à deux heures du bas de l’eau, donc rien à craindre des mines. D’où viendraient-elles d’ailleurs ? Les dragueurs n’en on pas trouvé hier et, sûr et certain, aucun sous-marin n’est venu en pondre ici cette nuit.
Maintenant, le cuistot Wacogne, toutes gamelles lavées, gagne le poste et commence de préparer le repas du soir. Il s’y prend de bonne heure, car les fayots du gouvernement ont besoin d’une cuisson sérieuse. Et, comme l’art de la cuisine exige toute clarté, Wacogne laisse le panneau grand ouvert. Le matelot Fourny, désireux de s’instruire, quitte sa couchette et contemple la confection d’un " chaloupiat " soigné. Pour donner une idée complète de l’Alose en sa dernière minute d’existence, j’ajoute que le fusilier Morel est de veille au canon, le matelot Wadoux en vigie dans le nid de pie, et le maître mécanicien Caron dans sa machine avec Goulet et Leprête, matelots chauffeurs.
Les sept autres dorment toujours. Digestions calmes...
Ainsi se présente l’Alose, à une heure quarante minutes le 6 [en réalité le 5] octobre 1915. A une heure quarante minutes et huit secondes, l’Alose a disparu, et, avec elle, dix hommes de son équipage. Dans un remous noirâtre flottent Loisel, Ringot, Wacogne, Fourny, et les cadavres de Wadoux et de Goulet. Un prisme de drague, un doris chaviré, un caisson à pavillons, deux couronnes de sauvetage et un morceau de la chambre de veille sont tout ce qui reste du bateau ...
Sourcil fendu, figure en sang, Ringot va couler, lorsqu’une main solide le croche par les reins, tandis qu’une autre main lui passe en sautoir une des couronnes de sauvetage ; c'est Wacogne qui opère : " Là, patron, ça y est, vous en faites pas. Le « batiauw » est par le fond, mais voilà le Blanc-Nez qui s’amène. " Dix mètres plus loin, Loisel est accroché à un espar. Fourny, lui, un quart à poche [color=#cBF0000](1)[/color] sous chaque bras, attend la suite des événements.
A l’instant que l’Alose a reçu le coup de la mort, le Blanc-Nez a été si rudement secoué que son capitaine, le maître pilote Huet, a cru que son propre navire venait d’écoper. Il s’est précipité sur bâbord, côté du choc, a vu et a commandé :
— A toute vitesse, la bécane. La barre à gauche toute. Gouvernez sur l’Alose.
Mais il n’y avait déjà plus d’Alose. A sa place, au dessus d’une gerbe d’eau et de flammes livides, roulait lourdement un nuage graisseux couleur de tan. Explosion de mine allemande, impossible à confondre avec celle d’une torpille. Sur les bancs de Flandre, on a payé assez cher pour ne plus s’y tromper.
Un petit liséré de vapeur blanche bordait le nuage, et le maître mécanicien du Blanc-Nez a compris tout de suite :
— La mine a éclaté sous la chaudière. On ne retrouvera pas grand monde.
Des débris tordus ont sauté en l’air pour retomber en averse. Pendant quatre secondes, les gens du Blanc-Nez ont distingué à travers la fumée un tout petit bout de l’Alose qui émergeait encore. C’était l’avant complètement mâté, le pont exactement vertical ainsi que le morceau de quille visible, tandis que l’étrave, elle, était parallèle à la ligne d’horizon comme si le chalutier mourant avait tenté d’éperonner le ciel. Puis le nuage est devenu un gros champignon brun qui semblait enraciné dans la mer. Quatre secondes encore, et le vent l’a arraché et emmené vers l’Ouest, où il s’est déformé, dilué, évanoui. Sur l’eau n’est plus restée qu’une grande tâche noirâtre et huileuse vers laquelle le Blanc-Nez court à toute allure.
Ordre formel : quand un bateau saute sur une mine ou reçoit une torpille, le devoir de ses voisins est de lui envoyer leurs embarcations. Jamais ils ne doivent s’approcher eux-mêmes.
Le maître Huet désobéit donc carrément, sciemment.
Oui. L’esprit de discipline des chalutiers cesse là ou commence le devoir du sauveteur. Et pas un chef, pas même celui qui a signé l’ordre, n’oserait sévir.
Pourtant, c’est une mine qui vient de tuer ; Huet le sait et sait tout aussi qu’il y en a d’autres, je dirai pourquoi tout à l’heure. Malgré quoi il accourt, avec son Blanc-Nez. Son canot, guère plus gros qu’un youyou, et son doris, infiniment plus petit, sont en train de faire bouchon sur les lames dont la flaque huileuse éteint par bonheur les déferlements. Un quart d’heure de lutte dans quatre mètres de houle, puis le canot et le doris reviennent avec deux cadavres et trois survivants. Le quatrième, toujours Wacogne, a refusé d’embarquer dans le doris : " Ya trop de monde, je le ferai chavirer..." et a rallié le Blanc-Nez à la nage.
Tout en capelant des vêtements secs, il explique comme quoi il se trouvait dans le poste avec Fourny, en bas de l’échelle de descente qui longe la cloison. L’explosion a jeté bas l’échelle et les deux hommes, et quand le " batiauw " s’est mâté debout, la cloison est devenue plancher, et il n’ont eu qu’à marcher dessus, " tout comme tu marches sur une plage pour entrer dans l’iauw", laquelle eau arrivait juste au niveau de l’écoutille ouverte. " C’était quidcos’ d’facile et z’ai pons abattu Mastreck. Mais milliard di Dieux, on les argrimp’ra les cin-huit aveuc m’femme et mes quat’fius. " (2) Mais Wacogne refuse net de continuer son récit quand le patron Ringot, qui lui doit la vie, le somme de dire ce qu’il a fait " dans l’iauw " une fois l’Alose disparue...
Combien de femmes, combien d’enfants monteront tout seuls à Boulogne, dimanche prochain, les " cin-huit", les cent huit marches de l’escalier qui conduit à l’église Saint-Pierre des Marins ?
L’Alose a entraîné au fond neuf pêcheurs de son équipage d’avant guerre et trois jeunes de l’active : deux des Côtes-du-Nord et un du Calvados. Sur seize hommes d’équipage, douze sont morts, tués dans la machine par l’explosion ou surpris par l’eau glacée, dans leurs couchettes, en pleine digestion... Les neuf Boulonnais disparus laissent vingt-deux orphelins...
Telle est l’œuvre d’une seule des douze mines mouillées par l’UC. [...]
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(1) Les quarts de poche sont de petits barils vides dont se servent les pêcheurs pour tenir flottante la " tézure ", laquelle est l’immense filet des harenguiers.
(2) " Abattre Mastreck " signifie, dans le pittoresque jargon boulonnais, faire quelque chose (quidcos’) de très difficile. M. Jules Bénard, avocat à la Cour, dans un intéressant article, " Le matelot boulonnais et son curieux jargon ", paru dans la Revue maritime d’août 1925, attribue cette expression au souvenir de la prise de Maestricht (1673), chaude affaire à laquelle, dit-il, a sûrement pris part un contingent boulonnais. »