Bonjour à tous,
MASSUE
Rapport du LV Paul Chack, commandant le torpilleur d’escadre MASSUE. Rencontre avec un sous-marin le 27 Novembre 1916
J’ai l’honneur de vous rendre compte de la rencontre de mon bâtiment avec un sous-marin ennemi le Lundi 27 Novembre 1916 à 20h50.
Conformément à vos ordres j’avais relevé à 16h30 SARBACANE dans le secteur Y2 de la route réglementaire Est, secteur s’étendant depuis la normale de cette route menée par le cap d’Armes, jusqu’à celle menée par la pointe Della Chiappa.
D’après les renseignements donnés par ce bâtiment, je me trouvais être le seul torpilleur en patrouille dans ce secteur et l’on avait eu aucun renseignement sur le sous-marin signalé le 21 à 13h00 devant le cap Della Mele dans le golfe de Gênes.
A 17h00, la nuit faite, temps calme avec petite houle de SW, ciel couvert, visibilité médiocre. Dès lors, désirant avant tout naviguer sans montrer mes feux ce qui est à mon sens la condition nécessaire à une patrouille utile, je fis route sur le feu du cap d’Armes au N36E pendant 10 milles à parir de la limite Ouest de Y2, afin de déboiter franchement de la route des transports que je rejoindrais ensuite au jour.
A 18h00, je donnai la route au N52E, parallèle à celle des transports, vitesse 8 nœuds. Vers 17h30 la lune s’était couchée et la visibilité était devenue franchement mauvaise. A 19h00, le premier maître pilote Caillat, embarqué depuis 3 ans ½ sur MASSUE, excellent officier de quart et très bon pratique des patrouilles et convois, prit le quart de 19h00 à 01h00. A 20h00, je descendis pour diner.
A 20h50, entendant des pas précipités sur le pont et des appels, je montai aussitôt et, me rendant vers la passerelle, croisai un timonier qui me dit « C’est le sous-marin qui passe à nous toucher sur bâbord (Fig.1)
D’un bond je fus en haut. Monsieur l’EV1 André, officier en second, y arriva quelques secondes après. Sur la passerelle, chacun était à son poste. Le 1er maître Caillat me rendit compte que :
- Le sous-marin après avoir passé à 30 m du bord cap sur nous, se trouvait tout près sur bâbord arrière et battait en arrière en plongeant pointe en bas.
- Chacun était à son poste de combat
- La barre était à gauche toute, machine bâbord stoppée et machine tribord avant toute.
Je pris aussitôt la direction et signalai à l’arrière d’être paré aux grenades, immersion 10 m, et recommandai à tous de bien veiller le remous encore visible. Monsieur André se rendit aussitôt à l’arrière pour diriger le lancement. Je mis la machine tribord à 180 tours pour resserrer le cercle de giration. Au même instant, le pointeur du 65 avant, voyant encore le kiosque du sous-marin au milieu du remous, lui envoya un obus. L’éblouissement produit par le départ du coup ayant aveuglé tout le monde, je fis allumer le projecteur. Mais réfléchissant aussitôt que je fournissais ainsi un repère à l’ennemi pour nous échapper, je le fis éteindre.
Dès que le 1er maître Caillat, le second maître de timonerie Heurté et le QM fourrier Moisan, de quart sur la passerelle, m’eurent donné tous les détails sur ce qu’ils avaient vu, je me rendis compte, ayant commandé moi-même un sous-marin en 1906-1907
(nota : le GRONDIN), du trouble qu’avait du causer à l’ennemi cette rencontre brusque : bâtiment de grande dimension obligé de plonger en battant en arrière pour éviter l’abordage et devant, par conséquent, rester longtemps incapable de manœuvrer dans le plan horizontal comme dans le plan vertical. D’ailleurs, tous étaient d’accord et les renseignements me montraient que la plongée commençait à peine et marchait mal. L’air s’échappant des ballasts avant avec un sifflement assourdissant montrait leur remplissage rapide tandis que les ballasts arrière semblaient ne pas se remplir. Le bâtiment avait une pointe en bas considérable. Ces renseignements nets et concordants (le sous-marin étant passé à nous toucher) me furent donnés pendant l’évolution et je fus vite convaincu que le sous-marin était bloqué pour quelques minutes au même endroit où nous le retrouverions.
Les caps m’étaient signalés de quart en quart. Au bout de 3 minutes environ, notre giration était presque terminée et j’aperçus une trace blanche à petite distance droit devant. Je mis bâbord en avant à 180 tours et me dirigeai dessus. Les ballasts arrière devaient encore laisser échapper de l’air en grande quantité car le remous était considérable et rendu bien visible par la phosphorescence de l’eau. J’avais fais mon plein de grenades en appareillant l’après midi et disposais ainsi de 16 grenades dont 2 jumelées.
Le remous phosphorescent semblait former une amorce de sillage sur lequel je m’engageai. Dès que mon arrière eut passé l’origine de cette trainée, je fis envoyer la première grenade jumelée dont l’explosion fut magnifique, puis toutes les 5 secondes une grenade simple dont 6 furent ainsi lancées sans que l’on entende l’explosion. (Fig 2 et 3)
Une 8e grenade jumelée fonctionna parfaitement. Après le lancement de cette dernière, le second maître torpilleur Lieutaud vint me rendre compte que l’on ne percevait pas les explosions des grenades simples. J’en fis cesser l’envoi et explorai le chemin parcouru où je ne pus rien reconnaître, le sillage de MASSUE à 16 nœuds étant la seule trace restée visible sur l’eau. Le sous-marin ayant pu faire surface après avarie, je choisis pour ma recherche la route d’échappement Sud que j’explorai comme l’indique le graphique général de la recherche.
Conclusions
MASSUE a suivi, en lançant des grenades un parcours de 560 m qui a de fortes chances d’avoir coïncidé au début avec la route du sous-marin retrouvée à son origine. Je pense avoir réussi à le détruire avec ma première grenade jumelée, ou peut-être par les deux suivantes dont quelques hommes disent avoir perçu, très faiblement, donc à grande profondeur, l’explosion (grenades provenant du HUSSARD).
Vu le temps nécessaire à la giration de MASSUE avec une seule machine à 180 tours, le sous-marin a disposé de 3 minutes pour se mettre en sureté entre le moment où il est passé à nous toucher et celui où j’ai retrouvé sa trace. Il est certain que battant en arrière au moment où il a tout juste évité mon abordage, il devait, ayant ensuite fait en avant pour retrouver son équilibre d’immersion, se trouver sensiblement à la même place au moment où j’ai rencontré la phosphorescence. Mais je n’ai aucune certitude puisque je n’ai retrouvé aucun débris flottant. C’est pourquoi je n’ai pas exprimé d’opinion sur l’issue de la lutte dans mon télégramme au commandant en chef et aux diverses autorités. J’estime que ce télégramme ne doit être qu’une photographie des faits et non l’expression d’une impression, même profonde. Cependant, ma conviction est très ferme et s’appuie sur :
- Le fait que je suis certain d’avoir retrouvé l’endroit où l’ennemi a plongé en arrière
- Le silence complet de sa TSF depuis la rencontre. A 19h00 le matelot TSF Hugot avait capté des émissions Telefunken rapprochées (distance estimée 20 milles) provenant d’un bâtiment dont l’indicatif d’appel était « äi » et qui discutait avec un poste « oä ». Or depuis le 27, « oä » a souvent appelé « äi » sans obtenir de réponse. Le matelot Hugot avait négligé de me rendre compte de ces émissions le 27, malgré mes ordres formels. C’est la seule critique de détail que je puisse apporter à la conduite de mon équipage qui, sorti de l’arsenal le matin même après un séjour de 2 mois et 20 jours, s’est comporté comme s’il n’avait cessé de tenir la mer et s’est montré à la hauteur des traditions de la 4e escadrille.
Il est vrai que tous à bord sommes persuadés depuis toujours que « nous en aurons un », et à chaque sortie nous pensons « c’est pour cette fois ». J’ai donc été, cette fois comme toujours, merveilleusement aidé par tous.
Je me permets, Commandant, de joindre à ce rapport un état de propositions pour des citations à l’Ordre du jour et vous demande de bien vouloir les transmettre aux Autorités supérieures de la Division des Patrouilles et au Commandant en Chef.
S’il y a eu insuccès, j’estime que cet insuccès est dû, vu les circonstances de visibilité, à la rapidité foudroyante des évènements. Il s’est passé moins de 2 minutes entre le moment où la masse noire a été vue et celui où le sous-marin a dépassé notre arrière, et moins de 40 secondes en l’instant où l’ennemi a été reconnu et celui où le canon a cessé d’être efficace. Malgré cette rapidité, tout s’est passé comme à l’exercice, dans un ordre parfait.
Les circonstances de visibilité étaient telles que j’estime que le 1er maître Caillat a judicieusement manœuvré en cherchant à éviter l’abordage tant qu’il n’a pas été certain d’avoir devant lui l’ennemi. Cette incertitude n’a duré que quelques secondes et il a aussitôt correctement manœuvré pour tenter d’aborder le sous-marin qui n’a échappé que de justesse en battant en arrière. Cette manœuvre s’est révélée dangereuse pour lui-même quelques instants après.
Le sous-marin avait dû nous entendre avant de nous voir puisqu’il était aux postes de plongée et avait même commencé la manœuvre d’immersion quand nous l’avons rejoint.
Le canon de 65 mm de MASSUE n’a tiré qu’un seul coup. L’objectif, dont le gisement se déplaçait très rapidement, se présentait au milieu du bouillonnement de l’air des ballasts avant. Le pointeur de veille a éprouvé les plus grandes difficultés à trouver un point à viser dans les parties émergeant encore. Dès que le pointeur titulaire est arrivé à son poste, il a croché l’objectif du premier coup. L’éblouissement produit l’a empêché d’en tirer un second.
Vous trouverez également le rapport spécial sur le non fonctionnement des grenades embarquées le jour même à bord.
(Nota : le réceptionnaire de ce rapport a noté dans la marge « Rapport sur les grenades retiré du dossier » Effectivement, il ne figure pas aux archives.)
Voici la signature du commandant Paul Chack.
Le sous-marin rencontré
N’est pas identifié.
Mais il s’agit très certainement de l’U 72 du Kptlt z/s Ernst KRAFFT.
En effet, il avait coulé la veille, 26 Novembre, le Grec CHRISTOFOROS à 25 milles du cap Mele (golfe de Gênes) et le jour même l’Italien SALVATORE CIAMPA, au SE de Toulon, donc à proximité du lieu de la rencontre avec MASSUE (le cap d’Armes se situant à Porquerolles).
Il n’aura donc pas été coulé puisqu’il se dirigera ensuite vers les côtes d’Espagne et se manifestera à nouveau le 2 Décembre. Il aura quand même eu beaucoup de chance et il serait intéressant de savoir ce que dit Ernst Krafft dans son KTB.
Note du CA Fatou, Commandant Supérieur des Patrouilles de Méditerranée au VA Commandant en Chef de la 1ère Armée Navale 23 Décembre 1916
Amiral
J’ai l’honneur de vous transmettre le dossier relatif à l’attaque d’un sous-marin ennemi par MASSUE.
J’approuve entièrement les propositions du CV Chef de Division des Patrouilles de Méditerranée Occidentale et du CF commandant la 4e escadrille de torpilleurs. Je vous demande de bien vouloir proposer au Ministre :
- Inscription d’office du LV Chack au tableau d’avancement pour le grade de Capitaine de Corvette
- Inscription au tableau spécial pour la Médaille Militaire du 1er maître pilote Caillat
Je vous adresse un exemplaire de l’Ordre n° 23 de la Division des Patrouilles de la Méditerranée :
Citation à l’Ordre de la Division
Lieutenant de Vaisseau CHACK
Enseigne de Vaisseau ANDRE
1er maître pilote CAILLAT
Second maître torpilleur LIEUTAUD
Matelot sans spécialité VIOLA
Matelot canonnier GUILLOU
Je vous demande de bien vouloir transformer en
Citation à l’Ordre de l’Armée Navale les citations à l’Ordre de la Division des trois premiers.
Commentaire
Le rapport de cette action, écrit par Paul Chack, est fort intéressant. Il tranche par sa forme d’écriture avec bien d’autres rapports de capitaines.
Outre la rigueur, la précision et la clarté dans l’exposé des faits, la langue employée, le style et les tournures de phrase, le choix des mots, révèlent un officier possédant un réel talent d’écrivain et de conteur.
Celui-ci s’est confirmé par la suite dans les nombreux ouvrages d’histoire maritime qu’il publia entre les deux guerres (28 au total).
Engagé volontaire en 1939 pour toute la durée de la guerre, mais farouchement antibolchevique, il se rallia finalement à la politique de collaboration et au fascisme. Jugé fin 1944, il fut condamné à mort et fusillé au fort de Montrouge début 1945. De Gaulle ne put le gracier à cause des communistes, alors entrés au gouvernement, et qui s’y opposaient formellement.
Quant au Kptlt Ernst Krafft, (si c’est bien lui qui est concerné par cette affaire), il est décédé en 1954 dans un camp de prisonniers en Union Soviétique. (Voir ce lien :
http://www.uboat.net/wwi/men/commanders/153.html)
Cdlt