Bonjour à tous,
Un complément sur le naufrage du GANGE
GANGE
Rapport du capitaine
Appareillé de Marseille – Joliette le 12 Avril 1917 à 05h30 avec 236 passagers et 104 hommes d’équipage, la poste et un chargement de marchandises pour l’Egypte, l’Australie et la Nouvelle Calédonie.
Veille organisée avec l’équipage et doublée par les marins militaires passagers sur passerelle, dunette, gaillard et dans les nids de pie. Armement des pièces aux postes de combat. Exercice de combat aux pièces de 90 mm à 14h00 sous les ordres du CF Henry de Villeneuve, du LV Guimiot et des EV Chrétienne et Bourdaut. Excellent résultat. Exercice d’abandon à 08h00, renouvelé à 16h00.
Le 14 à 06h00, croisé les vapeurs MEDINA et ISPAHAN. Ciel couvert, petite brise d’ouest, houle et clapotis.
A 12h10, par 37°21 N et 09°25 E, formidable explosion à l’avant tribord au niveau de cales 1 et 2. Le navire apique aussitôt et prend de la gite sur tribord. Stoppé les machines et lancé le signal de détresse.
A 12h15, fait au sifflet le signal d’abandon, 15 coups longs suivis de plusieurs coups brefs. Envoyé le lieutenant Razimbaud pour sonder les cales. Il revient aussitôt et m’indique qu’elles sont pleines d’eau. Le 1er chauffeur Cervoni, envoyé dans la chaufferie pour soulager les soupapes de sureté, indique que l’eau recouvre les parquets. Le navire a été ébranlé dans toute sa structure. A la passerelle, toutes les vitres ont volé en éclat. Les compas et les taximètres ont été arrachés de leurs assises et projetés au plafond. Plusieurs embarcations ont été projetées en l’air. Les garants ont cédés, et elles pendent verticales, suspendues à un seul bossoir. Les cloisons étanches des cales 1 et 2 ont cédé.
L’explosif est certainement une mine. Il est impossible de croire à un torpillage car les veilleurs auraient vu, sinon le périscope du sous-marin, au moins le sillage de la torpille.
En six minutes, tout le monde est évacué.
A 12h22, je libère les deux télégraphistes qui ont émis les signaux de détresse avec le poste de secours, la grande antenne ayant cassé.
A 12h25, effectué une tournée avec les deux lieutenants dans toutes les parties accessibles du navire et constaté qu’il n’y avait plus personne. Je donne l’ordre à ces deux officiers de prendre place dans la petite embarcation arrière. J’y prends place en dernier avec les papiers du bord et les documents confidentiels (Courrier pour le KERSAINT et pour les consuls à Sydney et Port Saïd). Les deux hélices et le gouvernail sortent de l’eau.
A 12h28, tous les canots sont débordés et s’écartent La canonnière SURVEILLANTE et le chalutier JUPITER II recueillent tout le monde à 12h40.
Je demande au JUPITER une remorque en fil d’acier pour l’un de nos canots, afin de la frapper sur l’étambot du GANGE pour essayer de l’échouer. Mais à 13h00, il faut renoncer en raison des mouvements de plongée du navire et de la gite.
A 13h25, GANGE disparaît dans les flots salué par son état-major, son équipage et tous les passagers. Tout l’équipage a fait son devoir.
Je dois un éloge tout spécial au commandant Henry de Villeneuve qui, depuis le départ de Marseille, a collaboré avec moi pour toutes les organisations. Il était sur la passerelle avec moi au moment de l’explosion. Il n’a quitté le bord qu’au dernier moment, avec les deux lieutenants. Très belle conduite de mes deux lieutenants qui ont exécuté tous mes ordres avec le plus grand mépris du danger. Les deux TSF n’ont quitté leur poste qu’après avoir accompli leur mission.
Je signale particulièrement le 2e capitaine, Mr Panza, qui a dirigé la mise à l’eau des canots et des radeaux, l’officier mécanicien de quart, Mr Taux, et son chauffeur Mr Cervoni, ainsi que le chauffeur Kerouredan et le garçon Ribournel (nota : aussi appelé Ribourel) qui ont recueilli des passagères sur le pont et les ont descendues sur leur dos dans les embarcations.
Rapport du commandant d’armes CF Henry de Villeneuve
Embarqué sur GANGE le 11 Avril au soir avec les passagers militaires. En dehors de la courtoisie, de tradition aux Messageries Maritimes, j’ai trouvé chez le LV Lapousse, commandant du GANGE, le plus grand empressement à collaborer avec moi. J’ai alors donné l’ordre au LV Guimiot, désigné pour embarquer comme officier en second sur le KERSAINT, d’installer le service mis au point entre le commandant et moi-même.
1) Veille :
Veilleurs passagers sur la passerelle supérieure, à l’avant et à l’arrière. Second maître et quartier maître timonier désignés pour le KERSAINT de quart par bordée sur la passerelle de navigation, en renfort de l’équipage.
2) Combat :
Trois armements par pièces pour faire le quart en 3x8.
3) Evacuation :
Répartition des marins dans toutes les embarcations. Effectué, le 12 Avril, 2 appels aux postes d’abandon et 2 appels aux postes de combat.
Le commandant Lapousse a mis gracieusement son salon personnel à ma disposition ce qui m’a permis de ne guère quitter la passerelle pendant toute la traversée.
Le 14 à 12h10, très violente explosion sur tribord. (nota : le CF reprend ensuite le déroulement des faits exposés par le capitaine dans son rapport) Puis il ajoute :
Tous les marins du bord disent que GANGE a touché une mine. Les veilleurs n’ont rien vu, malgré l’intensité de la veille. Le point d’impact s’est révélé être à 6,10 m sous la flottaison, ce qui est trop profond pour un réglage de torpille. Les commandants allemands connaissent trop bien les caractéristiques des navires attaqués et ne prennent pas le risque de voir leurs torpilles passer en dessous. Enfin, le patron du JUPITER, qui regardait justement GANGE au moment de l’explosion, dit que ce n’était pas une explosion de torpille.
Je n’ai aucune qualité officielle pour le faire, mais j’attire l’attention de l’Autorité supérieure sur la très belle conduite du commandant du GANGE. Discipline et entraînement du personnel ont permis que ce naufrage ne tourne pas à la catastrophe. Le commandant Lapousse, qui commande sans discontinuer depuis le début de la guerre mérite la Légion d’Honneur.
Je signale aussi deux militaires, Bascon et Tacot. L’embarcation dans laquelle je me trouvais avait eu tous ses avirons projetés à la mer par l’explosion. Elle était chargée et à moitié remplie d’eau et risquait d’être prise sous le navire s’il venait à chavirer. Ces deux soldats se sont jetés à la mer pour aller chercher des avirons qui flottaient à une trentaine de mètres. Cela nous a permis de nous éloigner du bord.
Observations sur le naufrage du GANGE
Les Allemands mouillent des mines par des fonds allant jusqu’à 150 m. Il faudrait que les routes obligatoires passent soit sur des fonds supérieurs à 200 m, donc au nord de La Galite si l’on se dirige sur Bizerte, soit sur des fonds de seulement 20 à 30 m, donc très près de terre. C’est cette deuxième solution qui paraît la meilleure au commandant Lapousse et à moi-même. Mais les routes à suivre étant impératives, nous ne pouvons pas agir ainsi. Pourtant, si GANGE avait navigué sur des fonds d’environ 15 m, il eut été facile de l’échouer puis de le renflouer.
Ces routes obligatoires ne sont pas bonnes. Les Allemands n’ont même pas besoin d’espionnage pour les connaître. Il suffit qu’un sous-marin reste quelque temps en observation pour qu’elles soient identifiées et l’action devient alors des plus simples. Ils savent à coup sûr où se mettre à l’affût au large et où mouiller leurs mines.
Autre observation importante : les militaires permissionnaires pour Tahiti et Nouméa sont arrivés à bord le 10 Avril sans chef de détachement. Ils se considéraient comme des permissionnaires soustraits à tout contrôle.
J’ai du imposer mon autorité et les placer sous les ordres du LV Guimiot, secondé par un lieutenant d’infanterie coloniale, pour mettre de l’ordre dans cette cohue, véritable danger pour le bord.
Que se serait-il passé au moment du naufrage si ces hommes ne s’étaient pas sentis encadrés, solidement tenus, soumis à tous les exercices ? D’autant plus que ces hommes ne connaissent rien au langage maritime. J’ai vu au cours du sauvetage, que même la discipline avait parfois du mal à mater la bête humaine.
Cette façon d’embarquer sur un paquebot des hommes non encadrés sous prétexte qu’ils sont permissionnaires est des plus dangereuse, et plus encore lorsqu’il s’agit de Canaques.
Dernier point : un marin du GANGE est porté manquant. Blessé en débordant l’embarcation bâbord qui était restée collée au navire, il est tombé à la mer. Il s’est soutenu quelque temps à un radeau, puis n’a pas été revu. Il s’appelle Toussaint Carducci, originaire de Bastia. Bien que malade, il avait accepté de partir de Marseille avec le navire. Il est mort en faisant tout son devoir et il laisse cinq enfants.
Conclusions de l’officier enquêteur CF Wolff
De toutes les dépositions recueillies auprès des naufragés à Sidi Abdallah, il résulte que GANGE a coulé sur une mine. Rien ne pouvait être tenté pour sauver le bâtiment dont les chaufferies ont été immédiatement envahies par l’eau.
Si l’on ne déplore la perte que d’une seule vie humaine, c’est que l’évacuation s’est faite dans le plus grand ordre et dans le plus grand calme, suivant le rôle prévu, grâce aux exercices et appels faits à Marseille avec beaucoup de minutie.
Le mérite de cette bonne organisation revient d’abord au lieutenant de vaisseau Lapousse, commandant du GANGE, à ses officiers et au commandant d’armes, le Capitaine de Frégate Henry de Villeneuve, ainsi qu’aux officiers passagers qui ont tous fait leur devoir.
Il faut signaler aussi la bonne attitude de la totalité de l’équipage du GANGE et des marins passagers qui, loin d’être aidés dans leurs manœuvres par les soldats, ont eu à combattre, comme presque toujours dans les naufrages, contre l’ignorance et l’affolement des soldats passagers. Il faut aussi signaler que la plupart des soldats ne comprennent pas le langage des marins…
Récompenses
Citation à l’Ordre de l’Armée
LAPOUSSE Joseph Marie Laurent Guillaume LV auxiliaire CLC Marseille 296
Pour le sang froid et l’énergie dont il a fait preuve lors de la destruction de son paquebot par l’ennemi. A réussi, grâce aux dispositions parfaites qu’il avait prises, à assurer le sauvetage de tous les passagers et de l’équipage
HENRY de VILLENEUVE Guy Désiré Louis Marie Capitaine de Frégate
Pour l’énergie et le sang froid dont il a fait preuve lors du torpillage du GANGE à bord duquel il était commandant d’armes
CARDUCCI Toussaint Matelot Bastia 798
Disparu en faisant son devoir lors du torpillage du GANGE le 14 Avril 1917
Citation à l’Ordre de la Division
GUIMIOT Octave Louis Hippolyte Lieutenant de Vaisseau
PANZA Emile CLC 2e capitaine Bastia 962
TAUX Bernard OM1 2e mécanicien Bordeaux 8328
Pour leur belle attitude et leur action coopérative au sauvetage du personnel du GANGE lors du torpillage de ce bâtiment
Citation à l’Ordre de la Brigade
KEROUREDAN Arthur Chauffeur Douarnenez 3622
CERVONI Vincent Chauffeur Marseille 5436
RIBOURNEL Henri Garçon Marseille 9495
BASCON Soldat au 7e groupe d’artillerie d’Afrique
TACOT Soldat au 5e régiment d’infanterie coloniale
Ont fait preuve de courage et de sang froid lors du torpillage de leur bâtiment
Témoignage Officiel de Satisfaction du Ministre
GANGE pour l’attitude disciplinée et énergique de son équipage lors du torpillage de ce bâtiment le 14 Avril 1917
(A suivre prochainement, la liste des passagers)
Cdlt