"Flirey" = "les sentiers de la gloire"

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alain51
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"Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par alain51 »

Bonjour,

Le film "les sentiers de la gloire" me semble directement inspiré de l'affaire des "fusillés de Flirey" : on y trouve plusieurs points similaires. Qu'en pensez-vous ?

Par contre, ce qu'on oublie généralement de dire dans les nombreuses variantes qui relatent cette affaire, c'est que le général Deletoille (avec 2 L, semble-t-il) a par la suite été nommé Grand Officier de la Légion d’Honneur.

Ce général avait quand même : Ordonné de faire fusiller une compagnie entière ; Accepté un tirage au sort des fusillés ; Ordonné de faire fusiller sur le champ ; Demandé un tribunal d'exception... Ce qui n'est pas vraiment à son honneur.

Une bonne biographie du général Deletoille me parait être celle-là ...


Né le 18 septembre 1856 - Amiens, 80 (Somme)
Décédé le 9 octobre 1938, à l'âge de 82 ans
Général


Polytechnique 1873 sortie en 1874 93/242 Artillerie (taille 174 cm)

Général Gaston-Sosthène-Emile Delétoille: chef de la 25e division, puis chef du corps provisoire "Delétoille" qui devient 31e corps, puis directeur des étapes et services du groupe d'armées Est , puis chef de la 7e région militaire).

Lundi 19 avril 1915

Sous un effroyable tir de barrage les sections tassées dans les tranchées de première ligne se préparent à l'assaut, un coup de sifflet retentit. En tête des sections les gradés de la 5e compagnie ( tirée au sort pour participer à l'assaut) s'éjectent en terrain découvert mais ils ne sont suivis que par une poignée de soldats, les autres, la grande majorité, 'n'a pas bougé, les soldats refusent de monter sur le glacis, « Sur quinze hommes qui venaient de franchir le parapet, douze sont tués ou blessés et gisent devant les yeux de leurs camarades » (R.-G Réau, Les Crimes des conseils de guerre, Paris, 1926, 324 p.) .

Voyant que leurs camarades ne suivent pas, les quelques soldats qui avaient franchi le parapet, reviennent en arrière, les officiers, le capitaine et les lieutenants, tout en lançant des jurons, ne peuvent que rebrousser chemin. (Extrait du JMO >166)

Le capitaine Dubost précisera, en 1934, devant la cour spéciale de justice militaire que ces hommes « étaient victimes d’une injustice. J’aurais sorti mon révolver que cela n’aurait rien changé. J’insiste sur ce point : c’est parce qu’ils étaient victimes d’une iniquité qu’ils n’ont pas marché » (Roger Monclin, Les Damnés de la guerre, Paris, Mignolet et Storz, 1935, 143 p).

Les hommes se plaignent en disant que ce n'est pas leur tour de franchir le parapet, que ce sont toujours les mêmes qui vont au feu sans tenir compte de leur épuisement.

Sur rapport du lieutenant-colonel Paulmier, le général Delétoille (chef du 31e corps d'armée de 1914 à 1916) a ordonné de faire un exemple et de faire fusiller la compagnie entière ! ... Après de pénibles tractations avec le lieutenant-colonel Paulmier, qui, lui, essayera jusqu'au dernier moment de sauver ses hommes, il sera décidé de désigner six soldats dans la 5e compagnie et de les fusiller sur-le-champ pour refus d'obéissance. Ce nombre sera réduit à cinq grâce au courage du sous-lieutenant Boulant chef de la 4e section, qui s'interposera malgré le risque de sanctions très graves auxquelles il s'expose. Une deuxième concession sera faite ; celle de faire passer les soldats désignés devant un tribunal d'exception.

Le général Joffre de passage dans le secteur, ayant eu vent de l'affaire aurait rejeté la clémence et exigé la plus grande sévérité, menaçant même de retirer son drapeau au 63e pour cette défaillance qu'il jugeait inadmissible.

Le lieutenant-colonel Paulmier ne peut que s'incliner devant cet ordre qu'il juge injuste mais, jusqu'au bout, il refusera que le peloton d'exécution soit composé de soldats du Limousin. On éloigne les vieux briscards du régiment et, pour composer le peloton d'exécution, on choisi les nouvelles recrues de la classe 15 qui viennent d'arriver au front et qui ne connaissent pas les victimes désignées.

Après un tirage au sort trois soldats seront désignés, le caporal Morange (choisi au hasard dans le carnet du sergent Chaufriasse), les soldats Baudy et Prébost. La faute impardonnable qu'on leur reproche (non confirmée) : c'est d'être dans le civil des ouvriers affiliés au syndicat de la C.G.T (la Confédération Générale du Travail a été fondée à Limoges le 23 septembre 1895).

Le soldat Fontanaud et le soldat Coulon seront semble t'il, quant à eux véritablement désigné par un tirage au sort de numéro effectué par les chefs de section, le lieutenant M. et les adjudants D. et C. -- François Fontanaud est désigné après que le lieutenant Mesnieux ait demandé à un soldat de dire un nombre. Il choisit le 17. François Fontanaud est le dix-septième nom de la liste. Le soldat Coulon sera sauvé in extremis devant la cour martiale pour avoir suivi une ligne de défense qui impliquait l'irresponsabilité " simplicité d'esprit ", ligne de défense que ses camarades d'infortune, trop francs et trop las de ces sacrifices inutiles n'ont pas voulu suivre malgré les injonctions de leur défenseur désigné, le lieutenant Minot.

Conseil de guerre spécial du 63e Régiment d'Infanterie séant aux carrières de Flirèy

Président : Commandant Bonnal Juges : Capitaine Barthélémy, Adjudant Choupinaud Commissaire du gouvernement : Capitaine de Roffignac Greffier Adjudant Julien Tous nommés par le Lieutenant-Colonel Commandant du 63e Régiment d'Infanterie.

Voilà pourquoi ce mardi 20 avril 1915 à quinze heures, le 2e bataillon du 63e RI est aligné devant ce petit bois, face à quatre hommes agenouillés qui ont les yeux bandés. Alors, comment ne pas penser, à la vie, à la mort et certainement à l'injustice.

Une salve suivie de coups de grâce met fin à la vie des quatre suppliciés qui furent aussi, ne l'oublions pas, quatre braves du 63e.

Le lieu de l'exécution se situe dans le vallon à un kilomètre au nord-ouest de Manonville (sources militaires)

*lieu supposé d'après nos recherches : en bordure de la départementale D907 aux alentours du ruisseau d'Esch -- non confirmé)

Les quatre procès-verbaux de décès et d'inhumation ont été rédigés par le Docteur Puifferat. Les quatre corps furent inhumés à environ six cents mètres au nord-ouest du village ( Manonville)

Vous trouverez-ci dessous leurs noms et prénoms et je crois que, même après tant d'années écoulées, la plus belle marque de respect que nous puissions offrir à ces soldats, c'est de graver leurs noms dans notre mémoire car, eux aussi, sont également tombés pour la France.(Article journal 1925)

Caporal Morange Antoine, né le 20 septembre 1882 à Champagnac (Haute-Vienne) -- Employé de Tramway à Lyon -- réhabilité en 1934. Une rue porte son nom à Villeurbanne (Rhône)

Soldat Baudy Félix François Louis, né le 18 septembre 1881 à Royére (Creuse) -- Maçon --réhabilité en 1934

Soldat Présbot henri-Jean, né le 1er septembre 1884 à St-Martin-Chateau (Creuse) -- Plombier -- réhabilité par jugement de la cour spéciale de justice militaire le 30 juin 1934

Soldat Fontanaud François , né le 10 décembre 1883 à Montbron (Charente) -- Cultivateur -- réhabilité en 1934

Les corps de Prèbost et Fontaneaud sont rendus à leur famille le 17 novembre 1922.

Ceux de Baudy et Morange ne seront restitués que le 19 mars 1923.

La cour spéciale de justice militaire fut saisie le 2 juin 1934 aux fins de révision.

Les poilus de Flirey seront réhabilités par l’arrêt rendu le 29 juin 1934.



Documents d’archives

Cliché de Jean Combier pris le 20 avril 1915 à Flirey

Source © Regard de soldat : La Grande Guerre vue par l'artilleur Jean Combier
source : https://gw.geneanet.org/domblond?lang=f ... e&p=gaston
Ingouf
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par Ingouf »

Bonjour,

Le film Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick est une adaptation d’un roman éponyme moins connu de Humphrey Cobb, publié aux États-Unis en 1935. Il s'inspire directement de la tragédie des "fusillés pour l'exemple", notamment de l'affaire des caporaux de Souain (1915). Bien que fictif, le film dépeint avec force les injustices de la Première Guerre Mondiale et surpasse le livre par son impact visuel et émotionnel. Le film est souvent considéré comme très supérieur au livre.

Au bas de l'affiche : "BASED ON THE NOVEL BY HUMPHREY COBB"

Affiche source Wikicommons
Affiche source Wikicommons
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Cependant il y a un regain d'intérêt pour ce livre, qui a connu une réédition en anglais dans la collection Penguin Classics en 2010. Ce n'est pas le prestige d'une édition dans la collection la Pléiade, mais tout de même une consécration. En français, la traduction d'André Falk a été rééditée en 2014 aux éditions Les Bons Caractères (Pantin).




Extrait de la préface à la réédition de "Paths of Glory" / "Les Sentiers de la Gloire" de Humphrey Cobb, dans la collection Penguin Classics, éditions Penguin, Londres, 2010. Par le journaliste et scénariste américain David Simon (notamment créateur de la série "The Wire" sur HBO). Traduction rapide :


Dire que Paths of Glory (Les Sentiers de la Gloire) est un roman en avance sur son temps est problématique. Les représentations précises de Cobb sur l’état de l’humanité, l’usage de la terreur institutionnalisée et la sauvagerie de la guerre moderne sont des reflets parfaitement appropriés de ce qu’il a vécu jeune homme, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Son roman était exactement en phase avec son époque ; c’est nous qui avons tardé à en comprendre les implications.

Américain engagé très tôt sur le front ouest aux côtés des forces canadiennes, Cobb aborde son récit avec le regard désabusé d’un vétéran, loin de la grandiloquence et de la sentimentalité qui accompagnent tant de récits de guerre. Il se méfie, à juste titre, même des œuvres les plus sincèrement antimilitaristes, suspectant qu’elles contiennent malgré elles les germes nourrissants de l’héroïsme et du nationalisme dans leurs descriptions de la souffrance quotidienne :

« Là où tous ces Journey’s End et All Quiet on the Western Front échouent complètement comme propagande anti-guerre — et deviennent même de la propagande pro-guerre — c’est le stoïcisme, l’abnégation, l’idéalisme et la noblesse romantique qu’ils dépeignent », écrit Cobb début 1933, deux ans avant la publication de son chef-d’œuvre. « Comme ils détestent la guerre, etc., mais bon sang, comme ils souffrent noblement ! Et un régiment défilant au son d’une bonne fanfare — tout le monde sait ce que cela fait à votre bon sens et à votre logique. La seule propagande anti-guerre réellement efficace que je connaisse, ce sont des photos de cadavres mutilés — plus c’est horrible, mieux c’est. »

Les mots de Cobb ne s’attardent ni sur la pathos ni sur l’héroïsme stoïque de l’homme ordinaire. Il se concentre sur les faits pratiques, et Paths of Glory se focalise sur la chaîne de commandement. La véritable cible, c’est l’armée en tant qu’institution — un organisme maladroit et inflexible, avançant d’une horreur meurtrière à une autre, guidé uniquement par la combinaison fluctuante des ambitions et des vanités du moment. Aucun être humain n’y dépasse l’institution ; aucun n’a assez d’agence pour la transcender. La mort soudaine et inévitable est la seule constante dans Paths of Glory, son omniprésence n’étant atténuée que par le hasard.

C’est un livre pour un monde où des hommes lancent des avions contre des immeubles en se prenant pour des martyrs religieux, où décapitations et attentats à la bombe font l’objet de vidéos sur YouTube, où l’on appuie sur un bouton à des milliers de kilomètres pour envoyer un missile sur un marché de village ou une noce.

Malgré notre hyperbole humaniste, tel est le véritable héritage du XXe siècle. Les exterminations de masse et les guerres totales ont tourné en dérision le Code napoléonien et les conventions de Genève. Le capital-risque, la culture d’entreprise mondialisée et l’automatisation ont réduit les syndicats à l’impuissance. Et tandis que les plus chanceux ou talentueux parmi nous valent peut-être plus que jamais, l’âme humaine moyenne n’a jamais été aussi jetable.

L’œuvre de Cobb affirme que la valeur de l’être humain diminue chaque jour. Cette vérité imprègne l’expérience de la Première Guerre mondiale et de ses suites, et c’est cette vérité que Cobb, dans une prose sèche et nette, refuse d’édulcorer.
Le désastre de la Grande Guerre a mis à nu la fraude dissimulée derrière tant d’idéaux institutionnels. Le nationalisme s’est révélé boucher ; la religion, encore plus inutile face à l’horreur incessante. Et les institutions étatiques censées incarner un recours — gouvernement, diplomatie, clergé, commandement militaire — se sont toutes rendues complices de l’acceptation d’une normalité sanglante, d’une certaine fatalité même, face à la mort violente quotidienne.

Dans Paths of Glory, Cobb trouve l’allégorie juste pour souligner cette idée. Il s’inspire de l’histoire vraie des caporaux de Souain, où quatre soldats du 336e régiment d’infanterie furent fusillés arbitrairement « pour encourager les autres », après l’échec d’une attaque en mars 1915 sur une colline près de Souain, en Champagne. L’absurdité de cette action, combinée à l’ambition aveugle du commandement, annonce clairement ce qui allait suivre au cours du siècle — une époque où la barbarie frapperait autant les civils de Varsovie, Dresde ou Nagasaki que les soldats armés.
....

C’est un siècle où nos institutions les plus puissantes se sont calibrées contre l’idée même d’innocence. Et Cobb, ne décrivant que les débuts sanglants de cet âge, dépeint l’armée française non pas comme un bloc sans âme ni pensée, mais comme un organisme vivant, opérant toujours au-delà de la somme de ses parties, passant de certitude en certitude, d’opportunisme en opportunisme, broyant des vies au passage.

C’est l’ambition d’un général. Le sens du devoir d’un colonel. La lâcheté d’un lieutenant. L’incapacité d’un sergent à désobéir à un ordre immoral. C’est tout cela à la fois, en conflit ou en synergie, chaque rouage de la machine de mort jouant son rôle — rien de plus. Et au bout du compte, ce sont les innocents qui meurent.

Pour écrire sa grande tragédie, Cobb n’a pas eu besoin de grands méchants ni d’incarnation du mal. Avec les mitrailleuses et le gaz toxique de ce nouveau siècle qui rendait possible l’extermination de masse, le récit ne requérait que des ambitions ordinaires et des vanités banales pour que de bons hommes meurent. Ce n’est pas tant une décision vile d’un seul scélérat qui condamne les innocents, mais l’absence de décision de tous les autres. L’inertie de la bureaucratie moderne est immuable. L’institution réclame du sang, et les individus qui la composent haussent les épaules, incapables de résister ou de se rebeller.

Cela ne veut pas dire que Cobb épargne les architectes de la guerre. Dans sa description du Château de L’Aigle, où son roman culmine, il s’écarte légèrement du récit pour désigner quelques responsables. Il note que von Kluck, John French, Foch y étaient passés, sans oublier Joffre, qui avait « dîné là, silencieusement mais avec appétit, avant de se coucher sans être troublé par aucun cauchemar de Verdun. Haig s’y était arrêté, saluant les régiments canadiens en route pour la boucherie de Passchendaele… »

Et pourtant, Cobb savait que ce qu’il avait vu était trop diffus, trop subtil pour être entièrement imputé aux seuls « Grands Hommes de l’Histoire ». Dans ses écrits, il exprime sa propre complicité, ainsi que celle de ses camarades vétérans :

« J’ai souvent eu le sentiment qu’un homme écrivant un livre personnel sur la guerre le remodelait selon la mode et la tendance d’après-guerre », écrivait-il en 1933. « C’est pathétique, car cela exprime clairement la honte d’avoir, qu’on ait été dupé ou non, été un chauvin ridicule, terriblement naïf. Ce que je ressens — et ressens depuis des années — c’est de la fierté pour mon endurance physique et mentale, et de la honte pour mon aveuglement intellectuel, mon ignorance. »

Cobb ne ménage pas non plus les spectateurs de la Grande Guerre, ceux qui ont repris leur vie comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé à l’humanité dans les tranchées : « Vu des images de guerre — des films tournés à l’époque », écrit-il en 1933. « J’étais content que plusieurs plans de cadavres mutilés aient été montrés. Je suis sorti du cinéma intérieurement très en colère contre la guerre, et d’autant plus que je lisais — saturés de mesquinerie, de bassesse et de querelles — les récits des hommes qui avaient envoyé ces pauvres diables à cette boucherie. Et puis je suis sorti dans la foule de Broadway, cette cohue pâteuse, maladive, aux yeux de poisson — maquereaux et boys de revue — et j’ai souhaité qu’ils soient tous fauchés par une belle et nette rafale de mitrailleuse. »

Un homme en colère — et avec raison, compte tenu de ce qu’il avait vu. Mais le mépris de Cobb pour ce que l’humanité s’est infligée ne brûle jamais avec violence dans les pages de son roman. C’est dans sa retenue que Paths of Glory trouve sa clarté et, en réalité, sa passion.

Pas étonnant qu’un jeune Stanley Kubrick de quatorze ans l’ait lu et s’en soit souvenu assez profondément pour y revenir plus tard. Pas étonnant non plus que Kirk Douglas — un acteur capable de choisir n’importe quel rôle — ait risqué son propre argent pour l’adapter à l’écran.




:arrow: Lien vers une passionnante interview de David Simon sur le film "Paths of Glory", sa valeur universelle, comment il se compare au livre d'origine. "The film never stops being amazing to me", ce film ne cesse jamais de m'émerveiller. Sur YouTube :

https://youtu.be/FR9Kc7U4mzE?si=FOkkYaTrLCK-wfYX




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Quelles sont les sources de Humphrey Cobb ?

Note de Humphrey Cobb sur ses sources, à la fin de son ouvrage :

Toutes les personnes, unités et lieux mentionnés dans cet ouvrage sont fictifs.

Toutefois, si le lecteur se demande "Est-ce que pareilles choses se sont produites ?", la réponse de l'auteur est "Oui", et pour se faire, il se réfère à ces sources, qui ont en partie inspiré son récit:

- Les Crimes des conseils de guerre, de R. G. Réau

- Les Fusillés pour l'exemple, de J. Galtier-Boissière et Daniel de Ferdon

- Les dessous de la guerre révélés par les comités secrets et Images secrètes de la guerre, de Paul Allard

- Mention doit aussi être faite d'un article paru dans l'édition du 2 juillet 1934 du New York Times, sous ce titre :

"FRENCH ACQUIT FIVE SHOT FOR MUTINY IN 1915; WIDOWS OF TWO WIN AWARD OF SEVEN CENTS EACH" / "LES FRANÇAIS ACQUITTENT 5 FUSILLÉS POUR MUTINERIE EN 1915: les veuves de deux d'entre eux obtiennent sept centimes de dédommagement."

Je suppose que ces "sept centimes" en anglais traduisent le "franc symbolique". Le journaliste américain reflète ici la consternation et le dérisoire. (New York Times, 2 juillet 1934).


- Ainsi que du Fusillé, de Blanche Maupas, le récit d'une de ces veuves qui obtint la réhabilitation de son époux et reçut un franc symbolique au titre de dommages et intérêts.




Édition française des Sentiers de la Gloire, note à la fin de l'ouvrage.
Édition française des Sentiers de la Gloire, note à la fin de l'ouvrage.
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On trouvera sur ce Forum de nombreux articles sur les Fusillés de Souain, en tapant dans le moteur de recherche : "Fusillés" + "Souain". Les travaux des historiens Nicolas Offenstadt et André Bach sur les fusillés pour l'exemple font référence.


- Concernant Humphrey Cobb, des interventions sur ce Forum dès 2010 :

viewtopic.php?p=424507&hilit=Humphrey+cobb#p424507


- Concernant Blanche Maupas, on pourra lire le travail de Skellbraz sur ce même Forum Pages 14-18 :

viewtopic.php?t=10828&hilit=Blanche+Maupas&start=1160



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Donc, plutôt les Fusillés de Souain comme source d'inspiration, même si Kubrick y intègre des échos d'autres injustices. Mais le propre d’un film — et d’une œuvre d’art en général — n’est-il pas que le spectateur y voit plus que l’auteur ? Un spectateur français aura d’autres références qu’un spectateur américain en regardant ce chef-d’œuvre … ma foi, pourquoi pas ?

Bonne journée.
Bien cordialement.
Eric
Dernière modification par Ingouf le mer. avr. 16, 2025 12:34 pm, modifié 1 fois.
alain51
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par alain51 »

Bonjour,

Un tour bien fourni du film ! Et les écrits ne manquent pas sur ce sujet !
....

Les fusillés de Souain comme source d'inspiration, plutôt que ceux de Flirey : OK !

Par contre, le fusillé sur un brancard -dans le film- est directement inspiré de l'affaire Chapelant.

Le film n'a pas été censuré, mais auto-censuré jusqu'en 1915 1975:

Il existe une forme de censure plus douce et plus efficace : l'autocensure. C'est de celle-ci que souffrent Les Sentiers de la gloire en 1958-59. En effet le film de Kubrick n'a jamais été soumis à la censure officielle française. Mais, montré en Belgique, il subit bien vite les attaques de militaires et d'anciens combattants choqués par la vision de l'armée française que propose le réalisateur. En outre, la diplomatie française déclenche une violente offensive à destination des Artistes associés, distributeurs du film en Europe. Malgré le succès du film à Bruxelles (il y obtient le prix du Chevalier de La Barre), le Quai d'Orsay demande à Washington de suggérer aux distributeurs de renoncer à une exploitation des Sentiers de la gloire en Belgique. Autocensuré, le film n'a donc plus aucune chance de sortir en France. Il faut attendre 1975 pour que, les passions étant apaisées et la censure assouplie, le film de Kubrick puisse enfin être projeté... pendant l'été. » Source : https://www.guichetdusavoir.org/question/voir/56707


J'ai eu la chance de visionner ce film au début des années 1970, dans un ciné-club de jeunesse qui se l'était procuré.

Au revoir.

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alain51
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par alain51 »

Bonjour,
Certainement le film le plus poignant de tous !
On le trouve au complet sur 2 sites :
- https://www.tokyvideo.com/fr/video/les- ... -gloire-vf
- https://m.ok.ru/video/1522252385019 (site russe ?)

Au revoir.
Ingouf
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par Ingouf »

Bonjour Alain,

Merci pour votre message et votre appréciation. J’ai poursuivi quelques recherches de mon côté. Si l’adaptation de Kubrick est parfois infidèle au roman de Humphrey Cobb, l’épisode du soldat fusillé sur son brancard est bien présent dans le livre. Épisode reminiscent de l'affaire Chapelant, vous avez raison. Cet officier fusillé le 11 octobre 1914 pour reddition. Gravement blessé, il est passé par les armes ligoté sur un brancard.

Là encore, de nombreux articles très informés sur ce Forum :

viewtopic.php?t=38145&hilit=Chapelant


Kubrick pendant le tournage de &quot;Paths of Glory&quot;, 1957.<br />Photo Wikicommons.
Kubrick pendant le tournage de "Paths of Glory", 1957.
Photo Wikicommons.
Kubrick_on_the_set_of_Paths_of_Glory_(1957_publicity_photo).jpg (569.67 Kio) Consulté 717 fois


"Des trois, c'était Didier qui maintenait avec le plus de constance l'illusion que l'on procédait à une crucifixion. Il était accroché à son brancard, que l'on avait relevé contre le poteau, sa carrure exagérée par les liens qui le retenait, exactement de la même manière dont les béquilles déforment les épaules des estropiés. Sous la toile, le sommet du poteau poussait la tête du pauvre diable en avant et vers le bas. Ses deux bras s'ouvraient en grand avant de se casser à l'articulation des coudes, en une sorte de salut aviné. Sa langue pendait de sa bouche ouverte. Il ne respirait qu'avec difficulté, bavant et manquant parfois de s'étouffer. Chaque fois que cela arrivait, sa tête repartait en arrière afin de libérer sa trachée, mais il ne s'agissait que d'un réflexe. Didier était plongé au plus profond d'une stupeur morphinique. Devrait-il rester là qu'il en mourrait de toute façon, puisque sa position le faisait s'étrangler lentement. Mais il ne s'en rendait pas compte. Il ne se rendait plus compte de rien."
Humphrey Cobb, "Les Sentiers de la Gloire".
Traduction Eric Holstein, éditions Altal 2014.



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Une analyse du film, bien plus précise que la mienne, recense trois affaires sur lesquelles Kubrick s’appuie :
• Roye, dans la Somme (octobre 1914) / affaire Chapelant
• Souain (mars 1915)
• Flirey (avril 1915)

Vous n’êtes donc pas le seul à établir un lien entre ce film et l’affaire des fusillés de Flirey. Je cite l’historien Clément Puget :
« Kubrick, fidèle à l’ouvrage de Humphrey Cobb, a repris les trois affaires dites des fusillés de la Grande Guerre pour bâtir son récit. Ce sont d’abord des lieux : Roye dans la Somme (septembre 1914), Souain (mars 1915), Flirey (avril 1915). »
Il semble y avoir un consensus sur l'importance de l'épisode de Souain comme source d'inspiration centrale, tant pour le livre que pour le film. Toujours selon le même historien : « De Flirey, en avril 1915, Stanley Kubrick retient surtout le personnage du capitaine — ici le colonel Dax, interprété par Kirk Douglas — chargé de la défense, seulement quelques heures avant le procès, de cinq hommes condamnés pour avoir refusé d’aller au combat. »

Lien vers l’article de cet universitaire :

https://journals.openedition.org/essais/574



On trouve quelques éléments sur le parcours militaire de Humphrey Cobb — citoyen américain engagé volontaire au Canada — sur le site The Great War Forum, qui semble être l’équivalent britannique de celui-ci. Un clic droit sur "traduire" permet de lire les messages en français :

https://www.greatwarforum.org/topic/217 ... hrey-cobb/



Private Humphrey COBB, matricule 1054426, 244th &quot;Overseas Battalion, Canadian Expeditionary Force&quot;, embarqué depuis Halifax (Canada) pour l'Europe le 25 mars 1917, débarqué à Liverpool (Royaume-Uni). Puis déployé avec son unité en France. <br />Document Bibliothèque et Archives du Canada / Library and Archives Canada.
Private Humphrey COBB, matricule 1054426, 244th "Overseas Battalion, Canadian Expeditionary Force", embarqué depuis Halifax (Canada) pour l'Europe le 25 mars 1917, débarqué à Liverpool (Royaume-Uni). Puis déployé avec son unité en France.
Document Bibliothèque et Archives du Canada / Library and Archives Canada.
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Le dossier militaire ("Personnel records of the First World War") de Humphrey Cobb est disponible sur le site des Archives du Canada, en suivant ce lien :

http://central.bac-lac.gc.ca/.redirect? ... 7&lang=eng


Enfin, en appendice à son roman Les Sentiers de la Gloire, il y a quelques extraits du journal de Humphrey Cobb, avec ses propres annotations, relatant ses activités au sein de son bataillon canadien, d’octobre 1917 à novembre 1918. Cet ancien combattant y raconte notamment ses préparatifs à la veille de la bataille d'Amiens en août 1918 :


« Nous autres, de la section de renseignement du 14e bataillon d’infanterie canadienne, avions passé la journée dans un verger du village de Cachy, un peu au sud-est d’Amiens. Avec nous, il y avait les autres Canadiens ; sur notre gauche, les Australiens ; sur notre droite, la Première Armée française. Mais la journée paressait au soleil de l’été, et on ne voyait pas trace de soldats. Pas plus que des 400 chars d’assaut, des 2 000 canons, ou de la moindre trace de l’incroyable cohue qui avait encombré les routes et les sentiers la nuit précédente. On ne voyait rien : tout était sous le couvert des bois, caché dans les blés ou enfoui sous terre.
Un obus tombait de temps à autre. Une mitrailleuse rafalait paresseusement dans le lointain. Avions et abeilles bourdonnaient de concert en voletant dans le ciel. Nous flemmardions dans les hautes herbes du verger. Pour sûr, il n’y avait, à cet instant, rien de nouveau à l’ouest.

Mais, à la nuit tombée, tout le secteur revint à la vie. Vous preniez soudain conscience d’avoir été au milieu d’une immense, mais invisible, foule. D’un coup, il y avait pas mal de raffut : le bruit de quelques avions dans les airs, vite noyé par le fracas des chars. Avec quatre ou cinq autres gars de ma section, je me mis en route pour rejoindre les pelotons de la première vague d’assaut auxquels nous avions été affectés. Nous avons atteint la ligne de front au niveau des premiers contreforts de la colline où se trouvait notre verger, et avons continué d’avancer en empruntant le marchepied d’une tranchée pleine à craquer. Je laissai Tatton et McLaren à leurs pelotons. Ce dernier étendit sa toile cirée sur le parapet : « C’est pour garder mon froc propre pour l’attaque », me dit-il. Nous nous souhaitâmes bonne chance, et je continuai mon chemin pour me présenter à l’officier commandant mon peloton. Je dirais qu’il devait être entre onze heures et minuit. J’avais sommeil, et c’est à peine si je parvenais à garder les yeux ouverts. Je trouvai un trou où m’allonger. D. R. McClare, qui avait été affecté au même peloton que moi, me dit qu’il me réveillerait quand tout commencerait.
J’avais l’impression d’avoir tout juste fermé les yeux quand il me secoua : « Lève-toi ! On y va d’ici une demi-heure. » Je pris ma place à ses côtés, vérifiai mes munitions et me sentis soudain fatigué. Il faisait noir comme dans un cul. J’étais là, à attendre avec mon fusil, dos aux Fritz. Un ou deux obus passèrent au-dessus de nous pour aller exploser plus loin. Une voix, avec un accent cockney, chantait à mi-voix : « Just before the battle, Mother, I was eating bread and cheese. » Je me souviens m’être dit de ne pas partir trop vite, si je ne voulais me retrouver sous notre tir de barrage. Il semblait y avoir comme un mouvement derrière nous, mais à part cela, c’était le silence le plus complet.

Soudain, un grand éclair blanc embrasa tout l’horizon, à l’ouest. Aussi loin que portait notre regard ? Puis, en un instant, le ciel tout entier s’emplit de drôles de sifflements et de borborygmes. Un rugissement, une explosion, et la terre se mit à trembler. Puis d’autres éclairs. Toujours plus. L’odeur des explosifs, et pratiquement au-dessus de nous, la masse écrasante de deux ou trois chars.
Une batterie tirait pile sur notre tranchée, et avant même qu’on ait pu progresser d’un centimètre, on entendait déjà appeler les brancardiers (pour préserver le secret de l’attaque, aucun artilleur n’était venu en repérage). Deux minutes s’écoulèrent dans cette atmosphère, au milieu de ce séisme. Puis les sifflets retentirent tout le long de la ligne de front. Nous attrapâmes nos fusils et montâmes.
»
Traduit de l'anglais par Eric Holstein, éditions Altal.


Un lien vers le site du Royal Montreal Regiment, page consacrée à notre auteur :

https://royalmontrealregiment.com/paths ... r-soldier/


Bien cordialement.
Eric
Ingouf
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par Ingouf »

Bonjour,

Quelle réception pour le roman "Paths of Glory" / "Les Sentiers de la Gloire", de Humphrey Cobb, à sa sortie aux États-Unis ? Traduction d'un article de "The Saturday Review of Literature" de juin 1935. Revue littéraire américaine influente, qui promouvait les nouveaux talents. Titre original anglais "Zero Hour", Heure H.


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"Zero Hour"


LES SENTIERS DE LA GLOIRE. Par Humphrey Cobb. New York : The Viking Press. 1935. 2,50 $

Critique par Louis Henry COHN

Il est toujours risqué de prédire les ventes d’un livre, mais celui-ci a toutes les chances de figurer sur la liste des best-sellers et d’y rester un certain temps. Car il est résolument d’actualité. Le monde entier se demande quand l’étincelle mettra feu à la poudrière, et le monde entier insiste pour qu’il n’y ait plus jamais de guerre. Il peut être intéressant de rappeler que "Par-dessus les tranchées" ("Over the Top", Arthur Guy Empey, 1917), "Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse" ("Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis", Vicente Blasco Ibáñez, 1916), et "À l’ouest, rien de nouveau" ("Im Westen nichts Neues", Erich Maria Remarque, 1929) étaient également des œuvres en phase avec leur époque. Donne-leur ce qu’ils veulent, mon garçon. Ils en redemanderont !

M. Cobb offre une peinture d’un petit groupe de soldats français dans des circonstances particulièrement éprouvantes, et il s’en sort remarquablement bien pour dépeindre le Poilu. On ne voit qu’un petit nombre d’hommes, mais ils forment une coupe transversale représentative de la composition d’un régiment. Il est difficile de croire que l’auteur n’a pas lui-même servi dans une telle troupe, tant il décrit avec justesse les sons, les visions et les odeurs. En réalité, il a vu le feu au sein des Forces expéditionnaires canadiennes.
Les événements qu’il relate de façon dramatique ont été rapportés dans les journaux américains l’année dernière, mais les récits étaient si brefs qu’il était impossible de se faire une opinion. Il s’agissait de simples dépêches sur les procès dans les tribunaux français, lorsque les familles de soldats fusillés réclamaient justice pour leur mémoire.

Nous sommes au bord de la route avec un jeune homme sur le point de rejoindre son régiment et une connaissance rencontrée par hasard qui revient de permission pour rejoindre la même unité, lorsque le régiment redescend de la ligne de front pour aller cantonner. Les hommes sont épuisés et au bout de leurs forces. Ils sortent d’une période particulièrement difficile dans le secteur et sont reconnaissants de pouvoir enfin se reposer.

Nous retrouvons ensuite le général commandant l’Armée, au quartier général de division, où il informe le général Assolant, commandant la division, qu’en vue d’une grande offensive, un point stratégique appelé "le Bouton" doit être pris pour redresser la ligne, et qu’Assolant doit s’en charger. Assolant, homme d’une ambition dévorante, refuse d’abord car ses régiments sont épuisés, mais il est vite convaincu par la promesse du commandement d’un corps d’armée en cas de succès.

Les pauvres diables que nous avons vus redescendre sont renvoyés en ligne après à peine cinq heures de repos. La description de la reprise du secteur est tout simplement remarquable. On vit avec les hommes, on partage leurs peurs, on pousse un soupir de soulagement lorsque la plupart passent la zone dangereuse. Et on a la gorge serrée lorsque Paolacci, un officier admirable, est tué. Nous participons à une patrouille de reconnaissance et retenons notre souffle jusqu’à ce que nous soyons de retour dans nos tranchées.

L’attaque a lieu le lendemain matin après une courte préparation d’artillerie et échoue totalement. Quelques sections sortent et sont fauchées dans leurs propres barbelés ; d’autres ne parviennent même pas à quitter leurs tranchées.
Le général Assolant, depuis un poste d’observation d’artillerie, ordonne à une batterie de 75 de tirer sur ses propres tranchées pour forcer les hommes à avancer. Le commandant de la batterie refuse sans ordre écrit. Assolant annule l’attaque, relève le régiment et le fait mettre en état d’arrestation collective.

Il ordonne une cour martiale et s’arrange pour que quarante hommes soient fusillés pour lâcheté, malgré les protestations du colonel commandant le régiment, qui soutient que l’échec n’est pas imputable aux hommes. Seule l’intervention du chef d’état-major de l’Armée, inquiet des répercussions qu’un tel événement pourrait avoir, le convainc de réduire le nombre d’exécutés à quatre.

Nous voyons comment les hommes condamnés sont choisis, nous assistons à la cour martiale expéditive où le verdict est couru d’avance, et nous les voyons fusillés.
Tout cela est d’un réalisme saisissant, les incidents secondaires sont magnifiquement rendus, et nous refermons le livre avec le sentiment que tout cela est d’une horreur indicible. Ces choses ne doivent plus jamais se reproduire. C’est si bien raconté qu’on reprend le livre pour relire certains passages — le prêtre donnant l’absolution à des hommes qui n’en voulaient pas, l’adjudant-chef tirant au sort, la lettre du condamné.

Il y a cependant un problème : ce n’est pas fidèle à la réalité. C’est un livre basé sur des demi-vérités, bien pires que de purs mensonges. ( ... "There is just one problem with the book: it isn't true to reality. It is a book based on half-truths which are considerably worse than downright misstatements.") Certes, des hommes ont été exécutés pour servir d’exemple, mais ces exécutions ont eu lieu lorsqu’ils refusaient de sortir des tranchées ou de retourner au front. L’attaque du Chemin des Dames, le 16 avril 1917, avec ses pertes massives, a provoqué une vague de mécontentement dans toute l’armée française. La propagande défaitiste s’est répandue, amplifiée par des rumeurs délirantes selon lesquelles des troupes annamites tiraient sur des femmes à Paris. Une femme aurait été tuée dans une rixe entre soldats annamites et français. Les permissions avaient été suspendues, le front russe s’était effondré, et les poilus étaient convaincus qu’il n’y avait plus d’espoir. Des mutineries ont eu lieu et des conseils de guerre sommaires ont bien existé. Mais prétendre qu’un général a fait tirer sur ses hommes pour un échec mineur, c’est un non-sens, même si cela fait une belle histoire pour M. Cobb.

J’ai dit plus tôt que l’auteur connaissait bien le Poilu. Une chose est certaine : il ne connaît pas les officiers français. Il semble croire que les galons transforment le caractère d’un homme (..."He seems to think that gold stripes change a man's character" ...). Presque tous ses officiers sont animés d’un cynisme absolu, ce qui est loin de la vérité. Le critique que je suis a servi comme simple soldat, puis comme officier, et de mon point de vue des deux côtés de la barrière, je puis affirmer qu’on ne trouvera pas d’hommes plus dignes. Certes, il y avait des « brutes galonnées », mais elles étaient l’exception.

Feu John Galsworthy mettait en garde les critiques contre les points de détail, mais il me semble nécessaire d’en souligner quelques-uns ici. Assolant, qui a servi en Afrique, n’aurait jamais qualifié les Marocains de « Noirs ». Le général d’armée peut discuter de l’attaque avec Assolant, mais le commandant du corps d’armée serait présent et donnerait les ordres. Le général d’armée ne distribue pas des corps d’armée comme des bonbons, ce pouvoir revient au ministre de la Guerre. Il est absurde de penser que l’adjoint d’un régiment se présenterait au général de division, surtout un général omniprésent comme Assolant. Et Assolant n’aurait jamais été général s’il croyait qu’un réseau de barbelés en profondeur pouvait être détruit par quelques obus. Il faut mille obus de 75 pour ouvrir un couloir de quinze mètres.

Mais la question qui me préoccupe le plus est : pourquoi l’auteur a-t-il choisi l’armée française pour cet épisode ? On sait bien que des incidents similaires ont eu lieu dans toutes les armées. Était-ce par animosité envers la France, ou simplement parce que l’affaire française avait eu plus de publicité ? Si c’est la seconde option, alors on ne peut que douter de l’adage : « En France, on fait mieux les choses. »
La lecture du livre de M. Cobb fera bien plus pour condamner la guerre que n’importe quelle propagande pacifiste lancée par des associations subventionnées. Il faut le lire, non pas pour l’horreur d’un incident isolé, mais pour l’obscénité inhérente à la guerre dans son ensemble.

Le capitaine Cohn a servi dans l’armée française dès le début de la guerre, et exerce désormais — comme il le dit lui-même — « le métier bien plus périlleux » de libraire.

Fin de l'article.



« Soldats britanniques et français combattant côte à côte ». Cette photographie illustre l’article original de 1935. Référence photo : IWM Q 10810. Auteur : sous-lieutenant Thomas Aitken. Prise le 25 mars 1918, près de Nesle (Somme) : infanterie française de la 22e division et soldats britanniques de la 20th Division.
« Soldats britanniques et français combattant côte à côte ». Cette photographie illustre l’article original de 1935. Référence photo : IWM Q 10810. Auteur : sous-lieutenant Thomas Aitken. Prise le 25 mars 1918, près de Nesle (Somme) : infanterie française de la 22e division et soldats britanniques de la 20th Division.
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L’auteur de cette critique, Louis Henry Cohn — souvent appelé Captain Cohn — selon le site de l'Université du Delaware, s’engagea dans la Légion étrangère, puis servit avec distinction lors de la Première Guerre mondiale. Il était né d’une mère alsacienne. Il fonda après la guerre, à New York, la librairie House of Books avec son épouse Marguerite, un haut lieu pour les collectionneurs de premières éditions d'auteurs modernes. Spécialiste de littérature américaine contemporaine, Cohn joua un rôle déterminant dans la promotion d’Ernest Hemingway.

Critique fraîchement accueillie par l'éditeur des Sentiers de la Gloire, qui exerça dès la semaine suivante son droit de réponse. Je traduis sa lettre publiée dans l'édition du 8 juin 1935 de la même Saturday Review of Literature, rubrique "lettres à la rédaction".


Les faits dans Paths of Glory

Monsieur,

Il ne devrait guère être nécessaire de défendre une œuvre de fiction en invoquant sa conformité aux faits. Toutefois, puisque le capitaine Cohn a soulevé la question de la vérité dans sa critique de Paths of Glory, nous prions The Saturday Review, par souci d’équité envers l’auteur, de bien vouloir porter à la connaissance de ses lecteurs les sources citées en fin d’ouvrage, et que le capitaine Cohn semble, à l’évidence, avoir omises :

Tous les personnages, unités et lieux mentionnés dans cet ouvrage sont fictifs. Cependant, si le lecteur venait à se demander : « De tels faits se sont-ils réellement produits ? », l’auteur répondrait : « Oui », et le renverrait aux sources suivantes, qui ont inspiré son récit : Les crimes des conseils de guerre, de R.-G. Réau ; Les fusillés pour l’exemple, de J. Galtier-Boissière et Daniel de Ferdon ; Les dessous de la guerre révélés par les comités secrets et Images secrètes de la guerre, de Paul Allard ; une dépêche spéciale adressée au New York Times, en date du 2 juillet 1934, parue sous le titre suivant : « LA FRANCE RÉHABILITE CINQ FUSILLÉS POUR MUTINERIE EN 1915 ; DEUX VEUVES OBTIENNENT CHACUNE 7 CENTS DE DOMMAGES-INTÉRÊTS » ; ainsi que Le fusillé, de Blanche Maupas, l’une de ces veuves, qui fit réhabiliter la mémoire de son époux et obtint un franc de réparation.

Quant à la remarque du capitaine Cohn — « Il est notoire que de semblables incidents se sont produits dans toutes les armées » — les chiffres ci-après pourront éclairer le lecteur :
Condamnations à mort par conseil de guerre, suivies d’exécution, durant le conflit :
Dans l’armée française : 1 637 ;
Dans l’armée américaine : aucune (pour des infractions militaires).

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués,

Marshall A. Best
The Viking Press, Inc., New York City.



On voit que le caractère historique de Paths of Glory a été immédiatement remis en doute, bien avant Kubrick. C'est ce que l'on appellerait de nos jours une "fiction documentée". Ou pour reprendre l'avertissement qui précède chaque épisode d'une récente série britannique : " ... d'après une histoire vraie ... mais gardez à l'esprit ... qu'il ne s'agit PAS d'un cours d'histoire."

Bien cordialement.
Eric
Dernière modification par Ingouf le lun. avr. 21, 2025 3:22 pm, modifié 2 fois.
Ingouf
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par Ingouf »

Bonjour,

L'inspiration du roman Paths of Glory (1935) de Humphrey Cobb est française. Elle puise ses racines dans son expérience de combattant en France pendant la Première Guerre mondiale, au sein de la Force expéditionnaire canadienne. Il s’est documenté à partir de sources françaises traitant des fusillés pour l'exemple, citant notamment le témoignage de Blanche Maupas au sujet des fusillés de Souain. Un article au titre particulièrement provocateur, publié par le New York Times en 1934, semble aussi avoir constitué un élément central de son inspiration.
Vous trouverez ci-dessous une traduction de cet article américain :


LES FRANÇAIS ACQUITTENT 5 FUSILLÉS POUR MUTINERIE EN 1915 ; DEUX VEUVES REÇOIVENT CHACUNE 7 CENTIMES

PARIS, 1er juillet. — Cinq soldats épuisés par la guerre, choisis par tirage au sort et fusillés pour la mutinerie de leur compagnie en 1915, ont été réhabilités aujourd'hui, et les veuves de deux d'entre eux ont reçu chacune une indemnité de sept centimes. Un tribunal militaire spécial a acquitté les soldats de l'accusation de mutinerie afin de laver leur honneur.

Depuis plus de dix ans, l’affaire de la Cinquième Compagnie passe de tribunal en tribunal, les veuves du sergent Morange et du soldat Prévost cherchant à obtenir justice. Les éléments du dossier proviennent d’archives officielles jaunies et poussiéreuses.

Le 19 avril 1915, le 63e régiment d’infanterie retourne dans les tranchées après une expédition sanglante dans les lignes allemandes du secteur de Saint-Mihiel. La Cinquième Compagnie, à laquelle appartenaient le sergent Morange et le soldat Prévost, a été presque entièrement décimée. Pourtant, la Cinquième avait le meilleur palmarès de combat du régiment, et le commandement supérieur avait besoin de ses hommes. Les rangs furent alors complétés avec des recrues inexpérimentées, supposées être encadrées par les vétérans aguerris. Tandis que les autres compagnies se reposaient, la Cinquième retourna immédiatement en première ligne.

« Au moment où la Cinquième retourna au front », indique le rapport officiel, « les mitrailleurs allemands déclenchèrent un feu terrifiant et ininterrompu. Les tranchées étaient un véritable enfer. Les morts de l'attaque précédente s'entassaient les uns sur les autres, et il n'y avait pas un seul bout de terrain sans un cadavre. »

Les officiers de la Cinquième donnèrent l’ordre de sortir à l’assaut, mais les hommes ne bougèrent pas. Les officiers supérieurs se réunirent peu après et décidèrent que des représentants de l’ensemble de la compagnie seraient traduits devant le Conseil de guerre. Cinq hommes furent désignés par tirage au sort, un par escouade. Ils comparurent devant le conseil et furent condamnés à être fusillés.

Lors de la réouverture de l'affaire devant la cour de révision, un des juges déclara que le Conseil de guerre n’aurait jamais prononcé la peine capitale s’il avait su comment les hommes avaient été choisis.

The New York Times, 2 juillet 1934.





Transcription :

FRENCH ACQUIT 5 SHOT FOR MUTINY IN 1915; WIDOWS OF 2 WIN AWARDS OF 7 CENTS EACH

PARIS, July 1. – Five war-weary soldiers, chosen by lot and shot for the mutiny of their company in 1915, were vindicated today and the widows of two of them received awards of seven cents apiece. A special military tribunal acquitted the soldiers of the mutinous offense to clear their names.

For more than ten years the case of the Fifth Company has gone from court to court as the widows of Sergeant Morange and Private Prevost sought vindication. From musty, yellowing official records came the background for their suit.

On April 19, 1915, the Sixty-third Infantry returned to the trenches after a bloody expedition into the German lines in the St. Mihiel sector. The Fifth Company, of which Sergeant Morange and Private Prevost were members, was almost cut to pieces. But the Fifth had the best fighting record in the regiment, and the superior command needed the men. The ranks were filled with raw recruits, who were expected to be counter-balanced by seasoned veterans. The Fifth returned immediately to the front lines while other companies rested.

"At the moment when the Fifth returned to the front," says the official record, "the German machine gunners set up a terrific, endless fire. The trenches were a living hell. The dead from the preceding attack were piled one upon the other, and there was not a foot of ground on which there was not a corpse."

The officers of the Fifth gave the order to go over the top, but the men did not move. The commanding officers met shortly afterward and decided that representatives of the whole company should be taken before the Council of War. Five men were chosen by lot, one from each squad. The men appeared before the council, and were ordered to be killed by a firing squad.

When the present review court opened, one of the justices remarked that the War Council never would have sentenced the men if it had known how they were chosen.

The New York Times, July 2, 1934.



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Cet article du New York Times fait clairement référence à l'affaire des fusillés de Flirey, bien que quelques inexactitudes s’y glissent, notamment concernant le patronyme de l’un des soldats.

À titre de comparaison, on peut consulter l’arrêt de la cour de justice militaire acquittant les soldats en question et allouant aux veuves « une somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par les condamnations injustement prononcées ».
Lien vers le Journal officiel du 28 juillet 1934 sur le site BnF Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k ... t%22).zoom#

La traduction inexacte de « franc symbolique » par l’anglais seven cents est problématique : elle ne rend pas compte de la notion juridique bien établie en droit français que constitue cette condamnation symbolique. Maladresse délibérée ou journalisme sensationnaliste ? Une traduction plus fidèle aurait pu inclure une note explicative ou utiliser une expression comme symbolic franc ou nominal damages of one franc pour préserver le sens.

Par exemple : French authorities acknowledge injustice in 1915 mutiny executions; widows of two soldiers awarded symbolic damages of one franc each.

Humphrey Cobb a sciemment fusionné plusieurs événements afin de livrer une critique universelle des injustices militaires. Si les critiques américains mettent fréquemment en avant le cas des fusillés de Souain, le plus connu à l'étranger, et mentionnent plus rarement l’affaire Chapelant, on peut penser que le contributeur de ce forum, qui a suggéré un lien entre Flirey et Les Sentiers de la Gloire, a vu juste. Cette affaire de Flirey est d’ailleurs évoquée dans l’ouvrage de R.-G. Réau, Les Crimes des conseils de guerre, que Humphrey Cobb cite parmi ses sources documentaires.

Bien cordialement.
Eric
Pièces jointes
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air339
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Re: "Flirey" = "les sentiers de la gloire"

Message par air339 »

Bonjour Eric/Ingouf,

Merci pour cette recherche minutieuse sur le livre d'Humphrey Cobb.

7 cents de juillet 1934 font bien un franc, le rédacteur de l'article aurait pu effectivement tourner différemment sa phrase pour donner le sens exact de l'aspect symbolique de cette somme.

Bien cordialement,

Régis R
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