Bonjour,
Complément de documentation sur l'attitude britannique à la fin du conflit. Une contribution pour répondre à la question : pourquoi les Alliés n'ont-ils pas attaqué et envahi l'Allemagne fin 1918 ? Perspective du commandant en chef des forces britanniques en France.
Extraits des
Dépêches de Sir Douglas Haig, édition 1919 de son secrétaire personnel le Lieutenant-colonel Boraston (publié par Dent & Sons, Londres, Toronto).
Traduction des deux extraits en français et transcription de l'original anglais.

- Sir Douglas Haig, 1917. Photo Wikicommons.
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Dans sa préface, le maréchal Foch situe l'importance de ce recueil :
"De tout temps, le Commandant en Chef des Armées Britanniques a adressé à son Gouvernement des Comptes-Rendus sommaires des périodes principales d'une campagne. Le Maréchal Sir Douglas Haig s'est conformé à cet usage. Il a rédigé, deux fois par an en moyenne, un aperçu des faits les plus saillants des opérations britanniques sur le front occidental. Les Comptes-Rendus embrassent la période où il commandait en Chef et s'étendent par suite de la fin de 1915 au début d'avril, 1919. Ces rapports, établis avec un absolu souci de la vérité et scrupuleusement exacts dans les moindres détails, sont marqués d'une hauteur et d'une largeur de vue incontestables. Ils constituent des documents historiques de premier ordre (...)."

- Dépêches de Sir Douglas Haig, éditions Dent & Sons, Londres 1919.
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Extrait N°1. Dépêche du 21 décembre 1918.
"La situation militaire sur le front britannique dans la matinée du 11 novembre peut être résumée très brièvement. Lors des combats depuis le 1er novembre, nos troupes avaient brisé la résistance ennemie au-delà de toute possibilité de reprise et l'avaient contraint à une retraite désordonnée sur l'ensemble du front des armées britanniques. Par la suite, l'ennemi n’était plus en mesure ni d'accepter ni de refuser la bataille. La confusion totale de ses troupes, l'état de ses chemins de fer encombrés de trains abandonnés, la capture de quantités considérables de matériel roulant et d’équipements, tout cela montrait que notre attaque avait été décisive. Elle avait été suivie, au nord, par l'évacuation du saillant de Tournai, et, au sud, où les forces françaises avaient progressé en coordination avec nous, par un retrait rapide et coûteux jusqu'à la ligne de la Meuse.
Le plan stratégique des Alliés avait été réalisé avec une complétude rarement vue en temps de guerre. Lorsque l’armistice a été signé par l’ennemi, sa capacité défensive avait déjà été définitivement anéantie. La poursuite des hostilités n’aurait pu signifier que le désastre pour les armées allemandes et l'invasion armée de l'Allemagne.
Les raisons qui ont poussé les Alliés à ne pas continuer les hostilités sont mentionnées dans le dernier rapport, page 316 ci-dessous. Les difficultés d’approvisionnement auraient considérablement retardé notre avancée. Des destructions étendues auraient été causées dans les territoires traversés, et d'autres pertes auraient été inévitables. D'autre part, l'Armistice équivalait en fait à une reddition complète de l'ennemi, et tout ce qui aurait pu être gagné par les combats nous revenait plus rapidement et à moindre coût."
Transcription : The military situation on the British front on the morning of the 11th November can be stated very shortly. In the fighting since the 1st November our troops had broken the enemy's resistance beyond possibility of recovery, and had forced on him a disorderly retreat along the whole front of the British Armies. Thereafter, the enemy was capable neither of accepting nor refusing battle. The utter confusion of his troops, the state of his railways congested with abandoned trains, the capture of huge quantities of rolling stock and material, all showed that our attack had been decisive. It had been followed on the north by the evacuation of the Tournai salient, and to the south, where the French forces had pushed forward in conjunction with us, by a rapid and costly withdrawal to the line of the Meuse.
The strategic plan of the Allies had been realised with a completeness rarely seen in war. When the armistice was signed by the enemy his defensive powers had already been definitely destroyed.
A continuance of hostilities could only have meant disaster to the German Armies and the armed invasion of Germany.
The reasons which decided the Allies not to continue hostilities are referred to in the final Despatch, page 316 below. Supply difficulties would have very greatly delayed our advance. Widespread damage would have been caused to the country through which we passed, and further casualties must have been incurred. On the other hand, the Armistice in effect amounted to complete surrender by the enemy, and all that could have been gained by fighting came into our hands more speedily and at less cost.

- Dépêches de Sir Douglas Haig, éditions Dent & Sons, Londres 1919.
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Dans sa "Dernière Dépêche", datée du 21 mars 1919, depuis le GQG britannique à Montreuil-sur-Mer, Douglas Haig insiste sur la nécessité imposée aux troupes britanniques, déjà exsangues, d'assurer le ravitaillement des populations civiles françaises nouvellement libérées, environ 800 000 personnes, soit 5 millions de rations sur une période excédant six semaines, avant que l'administration française ne soit capable de prendre le relais. Haig détaille ensuite pourquoi il n'était pas raisonnable de poursuivre en Allemagne :
Extrait N°2 :
"On comprendra aisément d’après ce qui précède que si notre avance s’était déroulée face à une opposition active, même de la part d’un ennemi vaincu et démoralisé, notre progression aurait été considérablement ralentie. Les difficultés d’approvisionnement auraient été énormément accrues de multiples façons, notamment par la nécessité d’acheminer de grandes quantités de munitions. Ponts, chemins de fer et routes auraient été détruits devant nous, ou dynamités après notre passage par des mines à retardement. D'immenses pertes auraient été infligées aux biens de toutes sortes et des souffrances incalculables imposées aux habitants des régions envahies de Belgique, de France et du Luxembourg."
Transcription : It will readily be understood from the foregoing that had our advance been conducted against active opposition, even from a beaten and demoralised enemy, our progress must have been greatly delayed. The difficulties of supply would have been enormously increased in many ways, among which would have been the necessity of bringing forward large quantities of ammunition. Bridges, railways and roads would have been destroyed in front of us, or blown up after we had passed by delay-action mines. Immense loss would have been caused to property of all descriptions and incalculable suffering inflicted upon the inhabitants of the invaded districts of Belgium, France and Luxembourg.

- Londres, 19 juillet 1919. Défilé des troupes alliées.
Photo Fernand Cuville, musée Albert Kahn, Boulogne-Billancourt. - Londres-AngleterreDefiledestroupesallieesdanslacapitalebritannique_A18231S.jpg (1003.06 Kio) Consulté 1848 fois
La plupart des habitants du Royaume-Uni ont éprouvé une grande fierté d'avoir gagné cette guerre sur le continent européen, mais aussi un immense soulagement qu'elle s'achève enfin. Une guerre bien trop longue explique Douglas Haig dans sa dernière dépêche : "Sans doute, la fin aurait pu arriver plus tôt si nous avions été capables de développer les ressources militaires de l'Empire plus rapidement et avec un plus haut degré de concentration, ou si la défection de la Russie en 1917 n'avait pas donné à nos ennemis un nouveau souffle."
À la Chambre des communes, le 11 novembre 1918, le Premier ministre David Lloyd George déclare : "À onze heures ce matin a pris fin la guerre la plus cruelle et la plus terrible ("
the cruellest and most terrible war") qui ait jamais ravagé l'humanité."
Un terrible bilan outre-Manche, l'historien britannique Eric Hobsbawm souligne que "la Grande-Bretagne ne fut plus jamais la même après 1918, car le pays avait ruiné son économie en menant une guerre bien au-delà de ses ressources." (The Age of Extremes, 1994).
Les pertes humaines sont évaluées par de prestigieuses références comme l'Encyclopædia Britannica à 886 000 militaires britanniques tués pendant le conflit (avec comme triste record le 1er juillet 1916, premier jour de la Bataille de la Somme, avec 57 470 hommes mis hors de combat ce seul jour, près de 20 000 morts). Le traumatisme est profond, aujourd'hui encore, par exemple en Écosse, dont les régiments écossais ont été terriblement éprouvés à Loos-en-Gohelle en 1915. Un cénotaphe temporaire est érigé à Londres dès 1919.
Bien cordialement.
Eric