SURPRISE (Suite)
Rapport complet de l’agent consulaire de France à Funchal, Monsieur Paul Labordere, au Consul de France à Lisbonne.
La canonnière française SURPRISE, le vapeur français KANGUROO de la maison Schneider servant de transport de sous-marins, le vapeur anglais DACIA loué par le gouvernement français pour le relèvement des câbles sous-marins et dont les opérations techniques étaient dirigées par Monsieur Schaeffer, ingénieur des PTT, ont été coulés dans la baie d Funchal le Dimanche matin 3 Décembre par un sous-marin allemand.
Le commandant Ladonne, deux enseignes de vaisseau et 30 hommes de SURPRISE (en tout 33) ont péri, ainsi que 6 Portugais qui travaillaient à fournir du charbon à SURPRISE, et 1 Portugais qui travaillait dans les cales de KANGUROO.
Tout le personnel de DACIA et de KANGUROO a été sauvé.
SURPRISE escortait DACIA depuis Gibraltar et fut obligé de s’arrêter à Madère pour charbonner. La veille, elle avait attaqué en vain durant des heures le poste anglais de TSF de Madère. Même échec était advenu il y a quelques mois au SURCOUF qui s’en était plaint. Mr l’EV1 Jouglard, qui est devenu du fait de la mort de Monsieur Ladonne le chef de l’équipage de SURPRISE, signale dans son rapport à la Marine le mutisme obstiné du poste radiographique anglais de Funchal.
Le 2 Décembre, le capitaine du port avait reçu de Lisbonne un câblogramme lu signalant la présence de sous-marins aux Canaries. Monsieur Schaeffer me dit que depuis un an, DACIA, qui s’emparait des câbles allemands, était spécialement visé par les sous-marins ennemis. Il avait encore un an de bon travail devant lui.
J’ai demandé à Mr. Jouglard, officier survivant de SURPRISE, à Mr. Doré, docteur de la même canonnière, à Mr. Bernard, capitaine de KANGUROO, à Monsieur Schaeffer, ingénieur français du DACIA un bref récit de ce qu’ils ont vu ou appris.
Les trois torpillages ont eu lieu entre 08h45 et 09h00 approximativement. KANGUROO tira sur le périscope du sous-marin jusqu’à ce qu’il fut envahi par l’eau. Les forts de Funchal tirèrent aussi. Le sous-marin gagna le large en plongée, pus vers 09h30 vint à la surface et, à une distance que je ne saurai évaluer avec exactitude mais qui le mettait hors de portée des canons de terre, bombarda Funchal jusqu’à 11h30, soit pendant deux heures. Les 9/10e de la population s’enfuirent ou se cachèrent, affolés. Tous les magasins fermèrent. Il fallait cependant s’occuper de nos marins à moitié nus et à demi morts de faim. J’allai trouver le gouverneur qui mit quelques agents de police à ma disposition. Monsieur Jouglard, Mr de Cunha et moi fîmes ouvrir par force les portes des boulangeries et des merceries. Un négociant en vins nous livra sa marchandise. Si bien qu’ayant obtenu le lazaret pour loger nos hommes, à 13h00 ils pouvaient se restaurer largement.
Le lendemain matin, grâce à Mr. De Cunha, les marins de SURPRISE et de KANGURRO étaient habillés et chaussés. Le soir, ils purent assister aux funérailles du second maître Guicheux dont le cadavre avait été retrouvé la veille au soir.
L’évêque se fit représenter aux obsèques et en même temps il m’écrivit une lettre me disant qu’il avait offert le sacrifice de la messe pour les victimes de la « barbarie allemande ». Ensuite, il m’a fait dire qu’il irait visiter le 8 Décembre nos marins au lazaret. Mr. Jouglard, Mr. Bertrand et moi étions là pour le recevoir. Il parla en français et cria : « Vive la France ». Il déclara que notre victoire serait celle de la civilisation. Nous le remerciâmes.
Le Lundi 11, des obsèques solennelles furent célébrées à la cathédrale. L’évêque lui-même dans l’absoute, et le prédicateur s’adressant à la multitude qui remplissait le vaste temple parlèrent en français et proférèrent les paroles les plus enthousiastes pour notre pays.
(Voici une photo de la cérémonie dans la cathédrale de Funchal)

Le Samedi 9 eut lieu l’enterrement du premier Portugais retrouvé et tous les Français y assistèrent. Je tins à prononcer un bref discours. Deux ouvriers portugais de la maison Blandy retrouvés et identifiés, l’un à son tatouage et l’autre à un bandage. Ils se trouvaient au moment de l’explosion sur le chaland de charbon, par bâbord milieu. L’un d’eux portait des traces de brûlures dans la région sternale.
Une dizaine de nos morts ont été rejetés par la mer, identifiés et enterrés. Les corps de ces Français paraissent appartenir à la partie de l’équipage qui se trouvait sur le pont milieu. Ils ont été victimes directement de l’explosion qui a déshabillé les membres inférieurs de deux d’entre eux. Quelques minutes après l’accident, un paquet d’entrailles a été vu flottant sur les lieux. Par la faute d’un subalterne, un corps a été porté à travers la ville à demi nu jusqu’au cimetière, avant d’être couvert. J’ai protesté contre cette indécence qui ne s’est pas renouvelée. Il est probable qu’on ne retrouvera pas d’autres cadavres, ou bien qu’ils seront tellement décomposés qu’on ne pourra les identifier. L’acte de décès des disparus sera dressé après jugement du tribunal, conformément aux lois portugaises. Nous avons pris toutes les mesures touchant à ces formalités, d’une très haute importance.
J’ai obtenu de l’Etat Civil qu’en mentionnant les causes du décès on inscrive « Mort pour la France à la suite du torpillage de SURPRISE par un sous-marin allemand ». Les objets recueillis sur les cadavres sont soigneusement conservés pour les familles. Tous ont été enterrés avec l’assistance des prêtres de leur religion. Tous ont une croix sur leur tombe avec ces mots : « Mort pour la France ». Leur tombe est fleurie par des mains pieuses, surtout par les sœurs françaises de l’hospice Marie-Amélie.
(Voici quelques photos prises lors des obsèques des marins de SURPRISE)




DACIA paraît pouvoir être renfloué. KANGUROO l’est sûrement. Mr. Schneider a chargé les assurances maritimes de Paris de s’occuper du renflouage et les assureurs ont chargé leur agent à Funchal de cette mission. Il s’agit de mon gendre, Mr. De Cunha.
SURPRISE paraît avoir été coupé en deux par l’explosion. La Marine a adressé à Mr. Jouglard un câblogramme demandant la situation de l’épave. A-t-elle l’intention d’envoyer des appareils de sauvetage ou de profiter de ceux qui viendront forcément pour le KANGUROO ? Je ne sais. Toujours est-il que Mr. Jouglard a demandé par dépêche à son département la permission de confier à un industriel de Madère le sauvetage du matériel de guerre. Il va sans dire que tous les papiers ou objets trouvés en mer sont mis sous clé à la douane.
Le bombardement de Funchal ne paraît pas avoir fait de victimes dans la population de cette ville. Seul un militaire portugais a été blessé au ventre par un incident de tir. Le tir du sous-marin paraît avoir eu spécialement pour objectif des buts militaires : câbles anglais, batterie de Quista Vigial, mais plusieurs obus sont tombés en nombre d’autres endroits au moment où le sous-marin s’est approché.
La population de Funchal, ou plutôt la population maritime et la police ont été au dessus de tout éloge. Je procède à une enquête rigoureuse et vous citerai quelques nos portugais par un prochain courrier.
Des actes admirables d’abnégation se sont produits entre les Français de SURPRISE et Mr. Jouglard m’a dit qu’il les mentionnait dans son rapport. Je vous signale tout particulièrement Mr. Bernard, capitaine de KANGUROO, le canonnier Tonnerre et le jeune Provenzalé qui sont restés à bord jusqu’à la dernière seconde, canonnant le sous-marin.
Mr. Jouglard est tout à la fois un homme froid, énergique et tendre. Il s’est dépensé sans compter.
Mr. De Cunha a joué un rôle que je ne veux pas mettre en évidence car notre parenté me gêne. Je laisse à Mr. Jouglard, à Mr Schaeffer et à tous les survivants le soin de lui rendre justice.
Mr. Jouglard vous a expliqué comment le sous-marin a profité du voilier américain ELEANOR A. PERCY, mouillé au beau milieu du port. Y a-t-il complicité ? Le capitaine de ce voilier a tenu certains propos bizarres. Mais c’est un ivrogne et une brute. En tous cas, je le fais surveiller. Si nous n’avions pas débarqué le blé d’ELEANOR, il est probable que les 4000 tonnes débarquées seraient au fond de l’eau. Le sous-marin ne s’est pas préoccupé du voilier américain, voyant qu’il était vide.
Cdlt
(à suivre)