L'honneur d'un capitaine (américain)

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Eric Mansuy
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L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par Eric Mansuy »

Bonjour à tous,

1937 : Ernesto Bisogno, barbier new-yorkais, a soif de justice. Non pas pour lui, qui a combattu en France comme tant d’autres Américains, mais pour un ami qu’il y a laissé, Charles G[aston] Clement. Aussi est-ce pourquoi il ne manque jamais de conter à ses clients l’histoire de ce dernier, histoire qui va faire surface dans les pages de trois numéros de l’American Legion Magazine, début 1938. Surprenante, instructive, émouvante, elle a été détaillée dans sa thèse de doctorat, dont il a tiré le livre « The School of Hard Knocks. Combat Leadership in the American Expeditionary Forces », par le professeur Richard S. Faulkner. Elle vaut la peine d’être traduite.

Charles G. Clement fait ses humanités (Latin, Grec, Histoire…) à Mercer University (Macon, Géorgie), qu’il quitte avec le grade de Bachelor of Arts, avant d’enseigner à Americus, puis au lycée de garçons d’Atlanta. Il intègre les camps d’entraînement des officiers, Fort McPherson d’abord (en mai 1917), puis Camp Gordon, où il se distingue rapidement par son implication et son abnégation. Il y prend le commandement, en tant que capitaine, de la compagnie E du 328th infantry regiment (82nd division), en cours de formation. C’est également là qu’il fait la connaissance d’Ernesto Bisogno, déjà barbier, qui a en charge les officiers, sous-officiers et soldats de la compagnie de commandement du 328th infantry regiment. Lorsqu’ils se revoient, en France, c’est au moment où un lieutenant demande à Bisogno de couper les cheveux de Clement, avant la comparution de ce dernier devant une cour martiale.

Image

Dans la nuit du 1er au 2 juillet 1918, le capitaine Clement ordonne à une patrouille d’entrer dans le no man’s land en vue d’y tendre une éventuelle embuscade. Il a l’intention d’accompagner cette patrouille, et en informe le sergent Cunningham. Ce dernier remarque immédiatement que son capitaine est sous l’emprise de l’alcool, et tente de l’en dissuader, aidé par un lieutenant. Rien n’y fait. La patrouille s’égrène, et peu de temps s’écoule avant que Cunningham ne ramène le capitaine Clement vers la tranchée de départ, considérant qu’il faisait tellement de bruit qu’il aurait été stupide de s’entêter. En conséquence, le chef de bataillon de Clement, le commandant Buxton, le fait traduire en cour martiale pour avoir enfreint l’article 85 du code militaire pour le temps de guerre : un officier trouvé ivre durant le service.
Dans son témoignage, Bisogno indique que le capitaine Clement n’était qu’un consommateur d’alcool très occasionnel, ne l’ayant vu boire du vin que deux ou trois fois, ne l’ayant jamais vu ivre.

En attendant sa comparution, Clement passe de l’aigreur à l’apaisement, sûr de pouvoir faire valoir son point de vue ; il reçoit de nombreuses visites d’officiers ; d’autres évoquent son cas chez le barbier, et surtout l’extrême sévérité qui l’a déjà suffisamment frappé.

Le jour de la comparution devant une cour martiale générale est arrivé. Bisogno coiffe et rase Clement avant qu’il ne s’y présente. Le capitaine, selon ses dires, est certain d’être acquitté, et impatient d’être confronté à ses accusateurs. Devant la cour, Clement reconnaît sa culpabilité : il dit s’abstenir généralement de boire – ce qu’approuvent les officiers qui viennent témoigner – et est incapable d’expliquer pourquoi il a consommé tant d’alcool durant la nuit de la patrouille (même s’il écrit à ses parents, en septembre 1918, qu’il s’est enivré, dans un abri, la fatigue lui ayant fait perdre ses repères). Il s’exprime alors ainsi – je traduis :
« Je suis coupable, mais si le verdict de la cour est la peine de mort, je n’ai rien à ajouter. S’il s’agit de me relever de mon commandement, en revanche, j’ai ceci à déclarer : dans le no man’s land, j’ai déshonoré ma personne, mon uniforme, et mon pays ; dans le no man’s land, je voudrais avoir la possibilité de me racheter, ne serait-ce qu’en partie. Relevez-moi de mon commandement, mais permettez-moi de rejoindre ma compagnie en tant que 2e classe, pour que j’y serve côte à côte avec les hommes que j’ai commandés, et pour y effectuer les missions les plus périlleuses. Et quand cette guerre aura pris fin, j’effectuerai quelque peine que ce soit dans un pénitencier.
Messieurs, je ne suis pas un buveur. J’ai été diplômé de l’université à 19 ans. Pendant 19 ans ½, je n’ai pas touché à l’alcool, et seulement extrêmement rarement ces 6 dernières années. Cette triste nuit, j’ai décidé de boire à une bouteille de Scotch qui m’a été offerte par deux capitaines anglais. Je l’avais amenée du secteur d’Abbeville 3 ou 4 semaines plus tôt. Environ 10 minutes plus tard, j’étais sur le départ, et j’en ai repris. J’étais sûr que je me sentirais tout à fait bien. J’en avais bu plus que je n’en avais l’intention. J’aurais mieux fait de ne pas y toucher. Je ne suis pas fier de moi.
Messieurs, pendant presque 26 ans, j’ai vécu sans entacher ma personne et mes actes. Quand le premier appel à une candidature d’officiers a été lancé, je me suis porté volontaire. A cette date, le 20 avril 1917, il n’y avait en moi ni perspective de récompense financière, ni crainte de la conscription. Je n’implore pas votre pardon. Messieurs, tout ce que je demande à cette cour, est d’être frappé de la peine maximale, ou d’être autorisé à servir jusqu’à la fin de la guerre en tant que soldat de 2e classe, avec la possibilité de me racheter aux yeux de ma compagnie, de mon peuple et de mon pays, afin que mon nom ne puisse être éternellement inscrit dans les annales des Etats-Unis comme celui d’un officier déloyal envers lui-même, envers son pays, et envers Dieu. »

Le 15 juillet 1918, le verdict tombe : 5 ans de travaux forcés à Fort Leavenworth. Clement le dit à Bisogno : il n’est plus un officier, plus un citoyen, il ne peut même plus voter, il a tout perdu. A l’unanimité, les membres de la cour martiale, sous la présidence du colonel Bryan Conrad, signent une demande de clémence en faveur du capitaine condamné.
Le 13 août, la sentence est transmise à la révision, au quartier général du corps expéditionnaire. Il y est répondu : « Sentence cas capitaine Charles G. Clement, relevé de son commandement : confirmée. Il cesse d’être officier le 14 août 1918. Autorisé à s’engager s’il le désire, sinon envoyé à Blois, France, avant retour aux Etats-Unis. »
Autorisé à rejoindre le service de renseignement du 2e bataillon de la compagnie de commandement, en tant que 2e classe, Clement se distinguera, entre autres, près de Vandières, en septembre, en prenant une mitrailleuse après avoir rallié une quinzaine de traînards.

En octobre 1918, Bisogno et l’aumônier du régiment s’affairent à donner une sépulture aux hommes tombés près de Châtel-Chéhéry, dans les Ardennes après, comme le dit Bisogno, « quatre jours de carnage ». Sur la crête de Cornay, deux corps gisent dans un trou d’obus. L’un des deux est face contre terre, mais il a pour Bisogno quelque chose de familier. Il tient encore son pistolet, et a une grenade à portée de son autre main. Bisogno tourne le corps, et reconnaît Clement : son casque a été troué, il a été tué d’une balle en plein front. Il est mort depuis peu, son corps n’est pas encore rigide. Sa manche porte la ficelle de 1re classe, gagnée pour ses actions des 10 et 15 septembre.
Clement avait d'abord reçu pour mission d’éclairer la cote 223, ce dont il s’est acquitté de telle sorte que sa citation indiquerait plus tard : « au cours de cette dangereuse mission, a rassemblé des renseignements de grande valeur sur les positions ennemies. » Il s’est ensuite consacré aux liaisons entre les P.C. du bataillon et du régiment. Le 9 octobre, alors qu’il se trouvait aux côtés du lieutenant Hugh Cochran, il avait été abattu par un tireur d’élite.

Bisogno et l’aumônier du régiment placent Clement dans une couverture, puis le transportent au cimetière de Châtel-Chéhéry. Il a toujours au cou la plaque portant son grade de capitaine de la compagnie E du 328th infantry regiment. Dans un ultime hommage, c’est le grade que Bisogno et l’aumônier inscrivent sur sa croix.

La reconnaissance du sacrifice de Clement se limite à une citation régimentaire. Une demande de Distinguished Service Cross sera faite, sans succès, semble-t-il. Le général Lindsey, commandant la 164th brigade, écrira : « Il était un excellent soldat, et sa courageuse conduite donnait un splendide exemple à ses camarades. » Quant au colonel Conrad, président de la cour martiale ayant condamné Clement à 5 ans de travaux forcés, il a déclaré : « C’est une marque de haut courage moral. S’il avait demandé à être intégré à un régiment qui ignore son histoire, s’il y avait eu le moindre soupçon que sa demande de réintégration soit une manœuvre pour éviter l’emprisonnement, s’il avait invoqué l’épuisement pour excuser son enivrement, je n’aurais certainement pas demandé la clémence en sa faveur. Je sais que je ne l’aurais pas fait. A la lumière de la manière dont il s’est brillamment racheté, je suis d’avis que l’état de Géorgie devrait élever un monument à la mémoire du capitaine Charles G. Clement. »

Sa mère est venue sur sa tombe, à Romagne, en 1930, avec le pèlerinage des « Gold Star Mothers ». En 1938, une proposition au Congrès était en suspens, pour que Clement retrouve son grade de capitaine à titre posthume.

Parmi le très grand nombre de mots françaises utilisés en anglais, il en est deux qui viennent à l’esprit, concernant les vicissitudes de Charles Gaston Clement : « beau geste » et « panache ».
Une formule très émouvante nous a été léguée par Bisogno, qui s’est bien battu pour que Clement ne soit pas oublié : « L’homme le plus petit qu’il m’ait été donné de voir, l’homme le plus grand qu’il m’ait été donné de connaître pour ce qui est de l’âme. »

Si vous passez par Romagne-sous-Montfaucon, vous y verrez peut-être la tombe de ce « capitaine de 1re classe » :
https://images.findagrave.com/photos/20 ... 254994.jpg

Bien cordialement,
Eric Mansuy
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Charraud Jerome
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par Charraud Jerome »

Bonjour
Un simple mot: "Merci"
Une simple expression: "Rest in peace"

Merci Eric de nous faire partager ce tragique parcours.
Cordialement
Jérôme
Les 68, 90, 268 et 290e RI dans la GG
Les soldats de l'Indre tombés pendant la GG
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bernard larquetou
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par bernard larquetou »

Bonjour,

Magnifique portrait !

Oui, merci Eric pour ce partage.

Bien cordialement,

Bernard.
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alvin17
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par alvin17 »

Bonjour Eric

un grand MERCI pour tes écrits sur ce "Captain" CLEMENT Charles
Décédé le 09 octobre 1918 originaire de Géorgie sa tombe se trouve à Romagne en Parcelle B, rangée 33 et croix 39

Un petit acticle de journal US ou il est fait mention qu'il est soldat, mais sur la photo il a la tenue d'officier
Q1.jpg
Q1.jpg (80.42 Kio) Consulté 4335 fois
Bon dimanche
alvin17
recherche cartes postales, photos, historiques et objets personnalisés sur les troupes Américaines en Europe de 1917 à 1919
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Eric Mansuy
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par Eric Mansuy »

Bonjour à tous,

Le témoignage de Bisogno, confirmé par le contenu du relevé du cimetière de Châtel-Chéhéry en 1919 ; Clement y repose, tombe 23, avec le grade de capitaine (source : National Archives, Record Group 92, Records of the Office of the Quartermaster General, 1774-1985, Initial Burial Plats for World War I American Soldiers, 1920) :

Image

Une vue de ce cimetière au moment de quelques inhumations, vue prise le 15 octobre 1918 :

https://catalog.archives.gov/id/55213817

Bien cordialement,
Eric Mansuy
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garigliano1
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par garigliano1 »

Bonsoir Eric

Beau récit que tu nous as fait partager.

Amicalement

yves

http://prisme1418.blogspot.com/
alioult
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par alioult »

Beau récit merci
fouga
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par fouga »

une belle histoire pour honorer un héros
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Eric Mansuy
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par Eric Mansuy »

Bonsoir à tous,
Merci pour vos aimables commentaires.

Non loin de Clement, à Romagne, repose un autre capitaine, avec un autre sort funeste : Joseph D. Carter, du 537th engineers.

Blessé à l'automne 1918, comme nous l'apprend l'une des listes de pertes publiées dans la presse d'El Paso...

Image

... cet officier avait donc échappé à l'hécatombe, au moment où l'armistice a sonné. Il n'a, hélas, pas survécu longtemps à la fin des combats. Le 21 mars 1919, en tentant de désarmer l'un de ses hommes, pris de boisson, il était tué par celui-ci. Il n'avait pas encore fêté ses 40 ans.

Image

https://images.findagrave.com/photos/20 ... 577991.jpg

Bien cordialement,
Eric Mansuy
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Eric Mansuy
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Re: L'honneur d'un capitaine (américain)

Message par Eric Mansuy »

Bonjour à tous,

Objection de conscience et héroïsme peuvent aller de pair. Le Washington Times du 11 mai 1919 posait cette question : « Qu’est-ce que le courage ? Est-il possible qu’un homme habité de « scrupules de conscience » au sujet de la guerre, et qui déteste tuer des êtres humains, puisse cependant être courageux ? »

Il n’est pas rare que des soldats américains, quoique ne voulant pas combattre, aient néanmoins reçu la Médaille d’honneur du Congrès en récompense de leur courage hors du commun, tels Thomas W. Bennett (à titre posthume, tué au Vietnam, à 21 ans, en février 1969) et Joseph G. Lapointe (à titre posthume, tué au Vietnam également, à 20 ans, en juin 1969), et surtout Desmond T. Doss, qui s’est illustré à Okinawa, et dont l’histoire est passée à la postérité dans le film « Tu ne tueras point », en 2016 (décoré, quant à lui, par Harry S. Truman en octobre 1945).

Même si celui-ci n’a pas été gratifié des mêmes honneurs, un homme, un autre au moins, les a précédés durant la Première Guerre mondiale, dont le moins que l’on puisse dire est que son parcours a été extrêmement agité : Richard L. Stierheim, objecteur de conscience, déserteur, condamné à mort, gracié, et héros.
Voici son histoire, compilée à partir des sources suivantes : « The Conscientious Objector », du juge avocat Walter G. Kellogg (1919), « War No More », de Lawrence Rosenwald (2016), et divers titres de la presse régionale ou nationale, entre 1919 et 1927 (Cumberland Evening Times, Evening News, Evening Star, Glasgow Courier, Junction City Weekly Union, Los Angeles Herald, New York Tribune, Philadelphia Inquirer, Pittsburgh Press, Pittsburgh Post Gazette, The Sun, Washington Herald, Washington Times, Wellsboro Gazette, Wilmington News Journal, Yorkville Enquirer).

Charpentier sur un chantier naval, Richard L. Stierheim ne s’est certes pas engagé, mais n’a pas « été moins patriote que des milliers d’autres », comme le dit son père (News Journal de Wilmington, 21 janvier 1919). Ses parents, habitants d’Ingomar, en Pennsylvanie, disent qu’il ne s’est jamais déclaré objecteur de conscience, et n’a cherché aucun moyen d’être exempté lorsqu’il a été mobilisé. Lui-même s’est exprimé sur ses convictions : « Je me suis entraîné avec un fusil pendant deux jours, puis j’ai décidé d’avoir le courage de mes convictions, et de ne plus porter de fusil. […] Je ne revendique de penchant pour aucune croyance religieuse. Je suis né catholique et ai été élevé comme tel, mais ne suis pas membre de ce culte. J’allais à la messe quand j’étais à la maison parce que c’était ce que voulaient mon père et ma mère. Je ne suis pas allé à l’église depuis que je suis à l’armée. Je crois en Dieu, et je crois en la Bible. Ce livre contient dix commandements, et l’un de ceux-ci interdit de tuer votre prochain. Et alors des décideurs se réunissent et disent : « Au diable les Dix Commandements ! » Ils vont de l’avant et agissent à leur guise. Je suis opposé à toute guerre. Je suis opposé à ce que les Etats-Unis fassent la guerre à l’Allemagne, comme je suis opposé à ce que l’Allemagne fasse la guerre aux Etats-Unis. Il n’y a pas de différence. » (Pittsburgh Press, 19 juin 1919)

Le 14 septembre 1918, Stierheim quitte sa compagnie – la compagnie D du 315th infantry – aux environs de Brocourt. Ayant réussi à traverser la France, c’est à Cerbère, près de la frontière espagnole qu’il comptait franchir, qu’il est arrêté le 22 septembre suivant. Stierheim comparaît en cour martiale, et y plaide coupable : il est condamné à mort, et sa peine est approuvée par le juge avocat divisionnaire après son examen du dossier. Stierheim rejoint alors sa compagnie, au sein du 315th infantry, en tant que prisonnier. Il tentera de s’évader, mais la sentinelle tirant sur lui à deux reprises le manquera, avant que Stierheim ne change d’avis et ne rebrousse chemin, avouant plus tard ne pas avoir voulu attirer de problèmes au factionnaire. C’est peu après que sa vie sous l’uniforme prend une autre tournure… La manière dont il entre alors dans la légende a été relatée dans un courrier reproduit par le juge avocat Walter G. Kellogg :
« Durant la nuit du 3 novembre 1918, alors que sa compagnie attaquait la cote 378, au Nord de Verdun, Stierheim s’est porté volontaire pour parcourir le no man’s land à la recherche de blessés. Seul, il a secouru six blessés tout en étant sous le feu de mitrailleuses. L’un d’eux, porteur de six blessures, était derrière un arbre, et ne pouvait bouger ; Stierheim l’a rejoint puis ramené. Après que sa compagnie avait été relevée et était à l’arrière, il s’est à nouveau porté volontaire, cette fois afin d’enterrer les morts en compagnie de l’aumônier du régiment. Il s’est ensuite porté volontaire pour intégrer une équipe de brancardiers évacuant des blessés vers un poste de secours de bataillon dirigé par le capitaine Bulford dans un abri situé dans un vallon, en contrebas d’une ferme, puis vers un poste de secours régimentaire. Ce vallon subissait un bombardement constant, lequel compliquait l’évacuation des blessés vers le premier poste de secours puis vers le second, tâche rendue plus ardue encore par la boue, les trous d’obus et la déclivité. Malgré cela, Stierheim, au cours des huit jours suivants, et jusqu’à l’armistice du 11 novembre 1918, n’a cessé d’évacuer des blessés dans ce vallon, avec le plus complet mépris du danger. Il a également fait de nombreux déplacements vers la ferme voisine, sous un feu violent, afin d’y trouver de l’eau pour les blessés. »

A divers niveaux hiérarchiques au sein de son régiment, l’on ne tarit pas d’éloges à son sujet. Le colonel Knowles, commandant le 315th infantry, déclare : « C’est le plus grand fait d’armes individuel qu’il m’ait été donné de voir durant la guerre. Cet homme n’éprouvait absolument aucune peur. Comment il s’y est pris pour échapper à la mort sur un terrain arrosé d’obus, je l’ignore. » Le capitaine Bulford écrit de lui : « Cet homme a fait montre d’un courage et d’un dévouement dans l’exercice de son devoir qui sont bien au-delà de la moyenne, et il est souhaitable que son supérieur hiérarchique immédiat soit informé du courage ayant caractérisé son activité. » Quant au lieutenant Gallagher, il dit de la conduite de Stierheim : « Je n’ai jamais vu tant de bravoure, et mon sentiment est qu’un homme de ce calibre mérite quelque considération ; je recommande la clémence au regard de sa vaillance et de ses efforts inlassables et désintéressés. »

Si Stierheim mérite « quelque considération », il l’obtient finalement. Le général Pershing, en effet, transmet le dossier de procédure de son cas, agrémenté du texte suivant, au Juge Avocat Général :
« Je n’ai pas confirmé la peine parce que, alors que les preuves montrent sans ambiguïté que l’accusé est coupable de désertion – ce pour quoi il est poursuivi – et que la peine est justifiée, ses actes volontaires et méritoires, subséquemment, tels que relatés dans le courrier du général commandant la 79th division, ainsi que la recommandation du commandant de compagnie de l’accusé, m’amènent à recommander que l’ensemble des charges soit abandonné, qu’il soit renvoyé à son corps et affecté à un service non-combattant. C’est avec cette recommandation que je transmets le dossier au président. »

Divers articles du premier semestre de l’année 1919 nous apprennent que le président Wilson a rejeté la peine de mort visant Stierheim et a décidé un renvoi à son corps. Revenu aux Etats-Unis, il était détenu au Camp Dix dans l’attente d’une décision le concernant. Plusieurs journalistes semblent l’y avoir rencontré, et certaines de ses déclarations, publiées dans la presse, permettent de connaître un homme singulier. En voici un florilège traduit, mais non exhaustif :
- Sur l’humanité : « Un homme n’est pas un homme s’il laisse tomber ses camarades quand ils sont dans la difficulté. Alors, bien entendu, je les ai aidés. J’ai vu de nombreux amis tomber autour de moi, des morts, des blessés. Ça m’a mis mal à l’aise. Ça ne m’a pas mis en colère contre ceux contre lesquels on se battait. Je voyais ça simplement comme un fait de guerre. Les gars dans les tranchées d’en face ne pouvaient pas moins être là que nous. Ils essayaient de tuer nos gars tout comme on essayait de les tuer. Je n’éprouvais pas plus de colère envers eux après que nos camarades avaient été abattus que je n’en avais éprouvé avant cela. »

- Sur la peur : « Est-ce que j’avais peur ? A quoi ça ressemble quand on a peur ? J’étais tellement occupé que je n’avais pas le temps de savoir ce que j’éprouvais. Aucun lieu n’était sûr trois kilomètres autour des tranchées, ça ne servait à rien de penser au danger en première ligne plus qu’on ne le faisait au cantonnement – la possibilité d’être frappé était grande partout. »

- Sur la mort : « Nous devons tous mourir un jour. Ça peut être aujourd’hui, tout comme n’importe quel autre jour. » [...] « Les journaux de ce matin publient que la peine pour la désertion – comme je pensais que déserter était la seule chose à faire pour un objecteur de conscience – est la mort. Si tel est le cas, je n’ai pas peur. Je ne crains pas la mort. Mais je ne veux pas aller en prison, je préfère me trouver face au peloton d’exécution si ce que j’ai fait est un crime si terrible. »

- Sur la reconnaissance (Stierheim ne veut pas recevoir la Distinguished Service Cross, ou quelque autre décoration que ce soit) : « Oh, je suppose que je la prendrais si on me la donnait. Mais je ne rêve pas de décorations. Ce sont ceux qui ont fait quelque chose qui devraient en recevoir. Je vais vous dire qui en mérite une. C’est le padre Lancaster. C’est un homme qui a fait un sacré boulot, et je l’ai vu le faire. J’ai travaillé avec lui un bon moment quand on était au front. » [...] « Ils ont pensé que j’étais un lâche quand j’ai refusé de me battre, mais je crois leur avoir prouvé que je n’en étais pas un. Dans tous les cas, je n’ai rien fait dont il vaille la peine de parler.

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De quoi méditer, entre contradictions, convictions, hauts, bas, chemins de traverse, petitesse et dépassement de soi. Un parcours comme il en a sans doute existé peu, mais bien salutaire, tant il permet de contrecarrer le regard souvent trop simpliste porté sur les hommes qui ont fait de l'Histoire ce qu'elle est.

Bien cordialement,
Eric Mansuy
"Un pauvre diable a toujours eu pitié de son semblable, et rien ne ressemble plus à un soldat allemand dans sa tranchée que le soldat français dans la sienne. Ce sont deux pauvres bougres, voilà tout." Capitaine Paul Rimbault.
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