Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Organisation, unités, hôpitaux, blessés....
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

bonjour à tous,

bonjour Sylvain,
les chiffres que j'ai mis m'ont aussi un peu surprise,mais comme cela vient d'une revue d'histoire,et d'un spécialiste je présume,je leur ai accordé crédit;
mais l'auteur dit "à la fin 1914",donc après 4 mois de guerre,et il additionne blessés et morts:
peut-être est-ce alors plausible,ces 1 million 200 000 pertes?

sinon,merci pour toutes vos précisions,notamment le zemstvo,que je pensais être tout bonnement un hôpital.
puis-je vous demander d'où vient votre intérêt pour l'armée russe et le front oriental?
c'est vrai que c'est très intéressant bien que méconnu finalement,alors que la France et la Russie étaient très liées avant la Révolution,révolution encouragée par les Allemands (qui ont fait se libérer au bon moment un dénommé Vladimir Illitch...) dans un but que l'on devine évidemment.

bonjour Guy,
merci pour la référence du livre que je ne connaissais pas.
concernant les femmes-soldats,je crois que c'était une spécificité essentiellement "russe",mais il y en a eu chez les Serbes...et les Allemands

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j'ai pris ces photos sur ce lien bien intéressant mais en anglais sur les femmes-soldats:
http://www.greatwardifferent.com/Great_ ... ors_01.htm

on peut traduire (à peu près bien) ces pages ici:
http://babelfish.altavista.com/



amicalement,
Mireille
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(...suite)


Voilà le San.Le train s'arrête sur la rive même.Nous sortons des voitures.Nous voyons un autre train qui vient dans le même sens.Les officiers en sautent sans attendre l'arrêt.
Ce sont ceux que nous avons quitté tout à l'heure.Et notre volontaire est parmi eux.
"-En voilà,une surprise! Allons à pied par le pont.Le train y passe très lentement et nous rejoindra de l'autre côté."
Le pont nous conduit aux anciennes tranchées autrichiennes.
"-Qu'elles sont solides,ces tranchées! s'écrie un des officiers.Et les nôtres! Nous avons passé ces derniers temps dans des tranchées abominables."
Il raconte que son régiment se battait dernièrement dans le Nord.
"-Après tout ce que j'ai éprouvé là-bas,je suis devenu fataliste.A côté de moi tombaient des hommes,et moi,je suis resté sain et sauf.Aujourd'hui même,nous allons à une mort presque certaine.Nous devons en remplacer d'autres qui sont au feu,et les plus terribles coups seront pour nous."
Il ramasse une douille de shrapnell brisée et continue:
"-Oui,on devient fataliste quand des choses comme celle-ci volent au-dessus de votre tête."
Je lui prends la douille en souvenir.Notre train arrive.Nous faisons signe au machiniste.Il ralentit et nous montons.
"-Au revoir! au revoir!"
Une heure plus tard,leur train nous dépasse de nouveau,et nous ne l'avons plus revu.
Trois jours après nous avons reçu la nouvelle que cet échelon a déjà participé à la bataille et qu'il n'en reste à peu près rien.
Vit-elle encore,notre volontaire? Vit-il encore,le joueur d'accordéon aux yeux bleus? Et ce petit soldat qui dansait si adroitement le krakoviak avec sa jeune paysanne? Et le colonel,à la moustache de Tarass Boulba,et les officiers qui nous accompagnaient,vivent-ils encore ?.......
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A Lublin,nous arrivâmes pendant le jour.
Le train devait y stationner trois heures,nous avions le temps d'errer dans les rues de la ville.Il y a là de beaux édifices anciens et des églises.
A côté de ces splendeurs de l'histoire et de la religion,on voit des quartiers sales,avec des maisonnettes étroites et des boutiques juives.C'est le tableau qu'on rencontre dans toutes les villes de Pologne,où les descendants de la noblesse catholique voisinent avec la petite bourgeoisie israélite.
Le train quitte la gare et se dirige vers les positions.Plus nous nous éloignons,moins nous rencontrons de civils.
Les soldats,les officiers,les soeurs,les médecins abondent.Les trains postaux ne dépassent pas Lublin,et les régions au delà sont coupées du reste du pays et constituent "la zone militaire".
A grand bruit roulent les trains transportant les troupes,formés de wagons à marchandises,tous bourrés de chineli grises et de fusils.Les trains d'approvisionnement les suivent,et,sur leurs wagons à plateformes découvertes,on voit des roues,grandes et étranges,des canons et des affûts,des automobiles et des voitures pour les blessés qui me rappellent celle dans laquelle Charles XII,blessé devant Poltava,traversa la rivière.
Deux cents ans se sont écoulés depuis:tout a changé;une quantité de perfectionnements ont été introduits dans la manière de faire la guerre,qui est devenue une technique;seules,les voitures pour les blessés restent chez nous les mêmes,ce qui signifie que les routes restent les mêmes aussi.
A une station avant Iv....,un officier monte dans notre train.Il a été malade et renvoyé à l'arrière.Guéri,il retourne au combat et recherche son régiment.
Il nous raconte beaucoup de choses intéressantes sur les opérations qui ont eu lieu sous Iv...Il dit que,là,les Russes avaient très peu de monde,mais que néanmoins,ils ne laissèrent pas approcher les Autrichiens.Les engagements furent extrêmement durs.Un train sur l'autre amenait des renforts presque aux positions mêmes,et nos soldats sautaient des wagons pour aller immédiatement à la bataille,sans le moindre repos.L'officier est enthousiasmé du moral de notre armée.
"-Nous avons maintenant une armée civile", dit-il ,pour qualifier la composition de l'armée,recrutée parmi les réservistes,"pris à la charrue",mais se battant admirablement.
"-Oui,c'est une armée civile",répète-t'il.
Quant à lui,il a l'aspect typique du militaire.Et cela augmente encore la valeur de son jugement.
En arrivant à Iv...,nous remarquons que cette place est bien fortifiée.Les abords des forts sont pleins de soldats prêts à l'action.Tout autour,les réseaux de fils de fer s'étendent sur un espace infini,tendus en lignes droites,ou se croisant en noeuds formidables,ou formant des cercles.
De la fenêtre de mon wagon,ils me font l'effet d'une quantité innombrable de filets de pêche d'une longueur gigantesque et d'un dessin extraordinaire,qu'on a mis à sécher.
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Notre train opère comme une grande pompe.Il s'approche de la ligne de combat,se remplit de blessés,s'éloigne pour les déverser dans les villes russes et retourne vers les positions pour y enlever les flots de pauvres corps mutilés.
Nous marchons de nouveau vers les champs de bataille.Nous sommes près de Kh...La voie ferrée traverse un pays boisé.Les coups de canon se font entendre.Notre moral n'est pas bon:nous sommes sur le théâtre même de la lutte.Le personnel du train s'inquiète.Après une demie-heure de trajet,la locomotive s'arrête:le sémaphore est fermé.Les détonations deviennent de plus en plus fortes.....Le train s'arrête encore une fois.
"-Messieurs,allons dans le bois cueillir la myrtille,propose quelqu'un:ça sera tout de même plus gai."
Nous sommes descendus.Nous nous promenons près de la voie pour pouvoir sauter dans le train quand il s'ébranlera.
Pas une seule âme vivante dans le bois......Soudain,nous voyons devant nous,dans une éclaircie,un groupe caché derrière un buisson: deux paysannes vieilles,et un petit garçon de six à sept ans.Tous tiennent des paniers contenant de la myrtille.
"-Voulez-vous nous vendre cela? crions-nous aux vieilles.
-Qu'est-ce que Madame veut de nous? demande l'une d'elles en polonais.
-Nous voulons acheter de la myrtille.Combien prendrez-vous pour ce panier?
-Comment! Madame nous donnera de l'argent? demande l'une des vieilles avec méfiance.
-Oui,oui.Allons vers le train.Nous avons laissé notre argent là.
-Tu entends? On nous donnera de l'argent!" dit une vieille à l'autre.
Elle rajuste le mouchoir sur sa tête,saisit son panier,prend son garçon par la main et nous suit hâtivement.Mais,avant de parvenir au train,elle s'arrête.
"-J'ai peur de lui,dit-elle en le montrant.
-Mais il n'y a rien à craindre.Allons,plus vite.Le train peut partir à tout instant."
Nous montons dans la voiture et en sortons avec de l'argent,que nous remettons à la vieille,et avec du pain blanc,que nous donnons au petit.La vieille est visiblement surprise,mais elle n'a pas le temps de nous remercier.Le train s'en va,et elle reste sur place,immobile comme une souche.

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Le lendemain,vers sept heures du matin,nous arrivons à la station de R..,et le train commence à charger immédiatement.
Les blessés "légers" viennent à pied.Des automobiles nous amènent de grands blessés qu'elles sont allées chercher presque sur la première ligne;elles les y ont reçus de mains du "détachement sanitaire volant",qui travaille dans les tranchées.
D'autres autos évacuent le "point de pansement d'avant-garde" qui se trouve à cinq verstes des positions.
On nous autorise à aller en auto au "point de pansement" pour reccueillir des blessés sur place.
Nous partons par une route vicinale,le long des champs et des villages.Le blé n'a pas été moissonné.Par ci,par là,des soldats fauchent l'herbe et l'avoine et en bourrent des sacs.
Nous rencontrons des groupes:cinq,sept,dix personnes,des vieillards,des femmes jeunes et vieilles,des enfants.Ce sont des fugitifs.Ils ont quitté leurs foyers,et ils vont devant eux.Parfois,un chariot les suit,traîné par un cheval ou une vache et portant des enfants ou quelque pièce du pauvre mobilier paysan.
Le lieu du combat n'est pas très éloigné.Un aéroplane ennemi évolue du matin jusqu'au soir.
Le jour même de notre arrivée à R...,deux bombes furent jetées par lui, dont une frappa une chaumière habitée par une famille de paysans.Une autre tomba sur une maisonnette où était installé le détachement sanitaire volant.Elle arracha une partie de la bâtisse,et on dut déplacer le détachement.D'autres bombes,tombant sur la route,tuèrent un soldat et un petit enfant et blessèrent grièvrement une vieille femme.Les paysans se sont enfuis où ils ont pu.
Les coups de canon ne cessent pas.C'est notre artillerie lourde qui tire.
Notre automobile,après avoir traversé un pont,s'arrêta.D'autres automobiles étaient déjà là.
"Ici se trouve le point de pansement,dit le chauffeur en indiquant une petite maison.On l'a installé aujourd'hui seulement.Son ancien local a été détruit par une bombe.Entrez:il y a là un médecin."
J'entrai.Le médecin,déjà âgé,était assis tranquiillement sur un banc et examinait un soldat.
"-Comment donc cela t'est-il arrivé? Raconte-moi! lui criait-il.
-Eh bien,notre convoi part.Tout va bien,tout est calme.Mais,voilà,une bombe vient de l'aéroplane et éclate.Ceux qui marchaient en avant ont eu du mal.Quant à nous,nous n'avons pas souffert.Moi seul suis devenu un peu sourd.
-Ferme le nez avec ta main,ferme la bouche et souffle! lui cria le docteur.
-Sourd! dit-il,s'adressant à moi.
-Eh bien,mon cher,reprit-il,prends ce billet:avec lui,on t'enverra à l'hôpital,et,de là,tu rentreras peut-être chez toi.C'est bien possible! cria le médecin.
-Pourquoi dois-je aller à l'hôpital? Je me porte bien.Je ne veux pas retourner chez moi.Je veux rentrer à mon régiment,protesta le sourd.
-On verra plus tard,mon cher",dit le médecin....
Puis,s'adressant de nouveau à moi:
"-Vous avez devant vous un cas touchant,et il n'est pas unique.Il arrive souvent que les soldats ne veulent pas retourner chez eux.On s'habitue à la guerre.Bientôt nous nous habituerons tellement que nous y adapterons toute notre existence.Nous habiterons toujours les tranchées,nous y élèverons nos enfants.
-Qu'est-ce que vous dites,mon docteur? fis-je.
-Je dis qu'on ne doit pas perdre la tête,et nous ne la perdons pas.Hier,on nous a jeté une bombe dans la maison.Aujourd'hui,nous nous sommes installés dans une autre."
L'apparition d'un soldat interrompt notre conversation.
"-Votre Noblesse,dit-il au médecin,on annonce par téléphone que deux officiers sont tués.On demande si on doit amener leurs corps ici ou les laisser là.
-Dis qu'on les amène ici."
Le médecin me dit encore:
"-A cinq verstes de nous sont les positions de première ligne.Un détachement sanitaire d'avant-garde y travaille.

A ce moment-là,on l'appelle pour qu'il donne des instructions concernant les blessés qu'on doit envoyer à notre train.Je les accompagne.Nous dépassons une foule de blessés qui "peuvent marcher".
Les uns s'appuient sur un bâton;d'autres soutiennent leurs camarades,quoique atteints eux-mêmes.Les têtes,les bras et les pieds bandés,en chineli sales et trempées de sang,ils suivent la route.Autour d'eux,des récoltes abandonnées,des coups de canon sans interruption et les petits nuages blancs des obus qui éclatent.....
Le gigantesque baraquement devant lequel s'est arrêté notre train était destiné probablement à abriter les produits de l'agriculture paisible.Maintenant,c'est la guerre qui le remplit d'épaves....
Il est déjà cinq heures du soir.Nous nous empressons de charger le train.Mais on nous amène toujours de nouveaux blessés.
"-Voilà! il est encore une fois là!" crie-t'on autour de moi.
Je lève les yeux et je vois qu'un aéroplane dessine des cercles au-dessus de notre train.Une seconde,et il ne restera rien de nous:telle est ma pensée;mais elle est oubliée tout de suite,car le travail ne me laisse pas de loisir.
Notre batterie tire sur l'aéroplane et le poursuit.Un coup! Tous attendent pour savoir s'il a porté.
"-Eh! il a été manqué de peu!" disent,avec un soupir de regret,les infirmiers et les blessés.
L'aéroplane fait un rapide virage et s'envole;mais,une heure après,il apparait de nouveau au-dessus de la gare.
On continue d'amener des blessés.Les infirmiers nous appellent de tous les côtés: "Une hémorragie!" crient-ils.
Les blessures sont pour la plupart causées par des shrapnells.Elles ont des lèvres déchirées et saignent abondamment.Le travail continue jusqu'à la nuit noire.
Enfin notre train est bien rempli.Nous partons,cédant la place à un autre,qui prendra ceux qui restent.



(à suivre...)

p.s: le verste équivaut à peu près à 1 kilomètre
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Daniel Ruis
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par Daniel Ruis »

Bonjour Mireille,

Pour accompagner votre sujet sur les femmes soldats ( en français )

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Propagande.
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Cordialement [:daniel ruis:1]
Daniel
sylvainbremaud
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par sylvainbremaud »

Alors selon le travail du général Golovine, le chiffre de 1 210 000 tués et blessés correspond à la période août 1914-mai 1915, auxquels s'ajoutent 764 000 prisonniers, soit au total 1 974 000 hommes durant cette période.
Les pertes sont donc énormes, mais les combats sont, contrairement au front de France, constant, et à grande échelle, et au moins jusqu'à fin décembre, une guerre de mouvement fluide, avec manoeuvre et contre-manoeuvre ; l'hiver voit une certaine guerre d'usure dans les Carpates (mais là aussi avec des mouvements de front en profondeur nettement plus important qu'en France) et le désastre de la 10e Armée dans la seconde bataille de Lacs Mazures.

Voilà un petit résumé des opérations :
http://www.1911encyclopedia.org/Eastern ... _Campaigns

trois articles sur les Carpates
http://www.1911encyclopedia.org/Carpathian_Front

Lodz
http://www.1911encyclopedia.org/Battles_Of_Lodz-Cracow

Quant à mes découvertes, une certaine manie pour les batailles inconnues, un peu de chance par le net, et un numéro 1 de la traduction automatique sur le web qui est russe, et on arrive à bricoler avec le temps !
Le site de base : http://www.grwar.ru/news/news.html
Le traducteur : http://www.online-translator.com/text.asp?lang=fr


ps : pour ce qui est du dernier extrait, "Iv.." c'est la forteresse d'Ivangorod, aujourd'hui Deblin. "R.." c'est peut être Radom, mais j'en doute, les voies ferrées étant systématiquement détruite pendant la retraite allemande, je doute que ce train ait put suivre !
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

bonsoir à tous,

bonsoir Daniel,
merci pour vos documents :jap:
la page en français donne plus de force encore aux photos de ces femmes-soldats à l'air très déterminé.
l'image de propagande montre l'importance morale que revêtaient les "soeurs de charité": plus que le Tsar,ce sont elles qui incarnaient apparamment le plus l'âme russe,la patrie russe...

bonsoir Sylvain,
je renouvelle encore mes remerciements envers vous avec l'apport documentaire très intéressant que vous nous fournissez. :jap:
cela enrichit sans aucun doute ce témoignage,par ces explications sur une situation de guerre méconnue;
quand je vois vos chiffres -effarants-,je ne peux m'empêcher de penser que si les Russes ne s'étaient pas tant impliqués et sacrifiés,"qui" aurait eu à subir la formidable (au sens premier du terme) machine de guerre austro-allemande?
La France n'aurait-elle pas rapidement capitulé si la Russie n'avait pas tant encaissé de son côté?
mais ça ne sert à rien de supposer des choses qui n'ont pas été.

pour terminer mon message,voici quelques photos pour illustrer le récit de Tatiana:

-pour distinguer les "voitures" des "autos":
  • blessés autrichiens transportés dans une voiture russe
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  • automobile
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-photos de blessés russes soignés par des "petites soeurs" en attente d'embarquement probablement

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-2 cartes indiquant les mouvements de bataille sur le front russe en 1914
elles correspondent au récit

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(tous ces documents -sauf le 2ème emprunté sur le site russe-sont tirés de l'Illustration/album de la guerre 1914-1918,années 1914-1915)



amicalement,
Mireille
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(...suite)



Les blessés que nous transportons cette fois sont des soldats de la garde impériale.
Ce sont des privilégiés qui doivent être amenés directement à Pétrograd,où les dames du monde les soigneront.
Le trajet jusqu'à Pétrograd dure neuf jours.Les voies sont encombrées.Les arrêts sont longs.Nous devons souvent céder le pas aux trains militaires.
Le nôtre devient un véritable hôpital.Nous pouvons travailler sans hâte,ayant encore beaucoup de temps avant d'arriver à destination.Nous surveillons attentivement nos patients.On craint le choléra.
Pendant ces neufs jours,nous nous sommes étroitement liés avec nos blessés.Ils nous racontent toutes leurs douleurs et toutes leurs joies.Parlant des échecs de notre armée,ils nous consolent en déclarant que les Allemands seront,sans aucun doute,battus par les Russes.Ils imputent notre défaite momentanée à la "ruse" des Allemands.
"-Depuis quarante ans,ils préparaient la guerre.Ils ont adapté toutes les usines et les fabriques aux industries de guerre.Ils ont fait des lâches de tant de gens honnêtes.
-Comment? demandons-nous,ne comprenant pas.
-Oui,ils achètent des gens et en font des lâches,des traîtres,qui leur vendent les plans.Quant à nous autres,Russes ou Français,nous ne le faisions pas.Et,tout de même,nous les vaincrons.Notre esprit est plus fort....Mais c'est la Belgique qui est vraiment malheureuse.Un si petit pays!..."
Parfois,ils nous parlent d'eux-mêmes et de leurs proches.Un soldat ayant le pied gravement endommagé me demande si on lui coupera la jambe et ajoute:
"-Je ne crains pas de retourner chez moi,même sans ma jambe.Ma femme,Macha,c'est une femme remarquable.
Elle m'a dit,quand je suis parti: "Même sans bras et sans jambes,mais reviens chez moi.Il me suffira de contempler tes yeux."
C'est une femme remarquable,ma chère Macha.Nous nous sommes mariés par amour.Mon père et ma mère me disaient: "Pourquoi épouses-tu une fille sans dot?" Mais nous ne leur avons rien demandé.Nous avons travaillé autant que nous avons pu."
Un autre me raconte qu'actuellement il pense souvent à Dieu.Combien de fois a-t'il cru qu'il serait tué,mais a échappé! En des moments pareils,il croyait en Dieu.
"-Ne pense pas,ma petite soeur,que ce soit par crainte de la mort.Non,je ne la crains pas du tout.Notre guerre est juste.Personne ne peut se dérober à elle.Donc personne ne peut éviter la mort,si elle est écrite dans sa destinée."
Notre conversation tourne insensiblement vers Tolstoï et sa doctrine.Le blessé a lu quelque chose de lui et sait ce qu'il pense de la guerre.
"-Savez-vous que la fille de Tolstoï et son exécutrice testamentaire,Alexandra Lvovna,travaillent aussi dans un train sanitaire? lui dis-je.
-Non,je ne l'ai pas encore appris.Mais pourquoi pas? Cela me prouve encore plus que notre guerre est juste.Ce n'est pas nous qui l'avons commencée.La fille de Tolstoï a sans doute la même opinion que son père sur la guerre.Et,cependant,elle est partie pour nous porter secours.Toutes les guerres ne se valent pas."
Un blessé me montre un carnet où il notait tout ce qu'il avait vu et éprouvé,la vie dans les tranchées,les heures de bataille.
"-J'enverrai ce carnet à ma famille pour qu'on sache chez moi ce que nous avons supporté en combattant les Allemands."

En arrivant à Pétrograd,nous échangeons de chaleureuses paroles d'adieu avec nos patients.Ils ont apprécié notre travail et nos soins.Ils nous donnent leur adresse et nous prennent la nôtre.Un des blessés me dit:
"-Ma petite soeur,permettez-moi de vous remercier publiquement par l'intermédiaire d'un journal.J'ai un frère qui travaille au....(il nomme un quotidien).C'est avec un grand plaisir qu'il parlera dans son journal de vous et de ce que vous avez fait pour nous."
Ce naïf désir me met en un grand embarras et même m'effraie.
Le journal qu'il a nommé est un organe de la droite antisémite et réactionnaire,tandis que je suis socialiste.Mes camarades seraient bien surpris s'ils lisaient mon éloge dans cette publication.Je prie mon blessé de se borner aux remerciements verbaux et de ne pas me faire de réclame dans un journal si....important.


Nous voici à Pétrograd.Notre arrivée provoque un incident comique.Comme nous amenons des soldats de la garde impériale,une foule de "chefs" viennent à la gare assister à leur débarquement.Il y a des dames du monde,dont quelques unes ont l'aspect des baronnes baltiques....Tout cela serait peut-être très imposant,mais un mot imprudent prononcé par notre doctoresse gâte la cérémonie.
Avant de commencer le déchargement,le médecin en chef du train fait un rapport aux autorités du point d'arrivée.
"-N'avez-vous pas eu des cas de maladies suspectes durant le voyage? demande un des généraux.
-Nous avons descendu à une des gares intermédiaires deux malades suspects de choléra",répond tranquillement notre doctoresse.
Elle n'a pas encore terminé cette phrase que tous les gens du monde qui se trouvent sur le quai manifestent une inquiétude extraordinaire.Les dames et diverses autorités s'évaporent.En vain notre doctoresse leur crie qu'il n'y a pas de cholériques dans le train,que tous les termes d'incubation sont déjà passés,que tous les blessés se portent bien.Personne ne l'entend.
"-On a amené à Pétrograd un train où il y a le choléra!" crie-t'on dans l'agitation.
Nous,nous regardons ce spectacle sans pouvoir cacher nos sourires.
"-Ma soeur,me dit un officier très chic,comment pouvez-vous apporter le choléra ici,à Pétrograd?"
Je lui réponds:
"-Ce n'est pas nous qui l'avons apporté ici,c'est votre propre imagination."
Il me regarde d'un air déconcerté.
Les personnages venus à la gare pour nous saluer ont disparu complètement.Pendant une demie-heure,nous restons sans rien faire.Enfin on nous donne l'ordre de commencer le déchargement par les deux wagons d'où nous avons descendu deux malades suspects en cours de route.Avec des précautions exagérées,on en retire les blessés et on les emporte.Ensuite,on décharge les autres voitures.
Le travail terminé,je veux remonter dans mon compartiment,mais une soeur court après moi,pâle et troublée.
"-Ma soeur,vous êtes de ce train-ci? me demande-t'elle.
-Oui,ma soeur.
-Vous avez amené chez nous un homme malade du choléra.Nous l'avons trouvé."
Je vais avec elle voir le "cholérique".C'est un de mes blessés,qui s'est porté particulièrement bien pendant tout le voyage.
"-On me prend pour un cholérique,me dit-il.C'est parce que j'ai mangé une petite pomme qui n'était pas mûre.Et ça me coule du ventre."
Je rassure la soeur avec beaucoup de peine,et je m'en vais.
Tout notre personnel se rassemble dans la salle à manger.Nous nous rappelons les détails de la "réception" solennelle qu'on nous a préparée dans la capitale.Tout le monde rit.
"-C'est amusant pour vous,mais pas pour moi,nous dit notre doctoresse.Demain,je devrai me présenter aux autorités sanitaires et leur prouver,encore une fois,que je n'ai pas amené le choléra à Pétrograd."
Nous encourageons notre aimable chef en jupons et nous passons la nuit au travail en commun:réunies autour d'une table,nous,les onze femmes composant le personnel du train,nous faisons un rapport que notre doctoresse remettra demain aux autorités.
Le matin,elle part,assombrie;mais elle revient toute rayonnante.
"-On a fait un examen bactériologique de tous les blessés suspects.On n'a trouvé aucun cas de choléra.On m'a remercié même pour le bon état des blessés",raconte-t'elle.
Tout est bien qui finit bien.On nous donne l'ordre de repartir.Nous allons à Brest par Moscou et Smolensk.



(à suivre....)
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(...suite)




"-Voulez-vous me donner une permission de vingt-quatre heures? dis-je au médecin en chef.Je voudrais aller à Moscou pour revoir mon enfant."
La permission n'est pas difficile à obtenir,parce que notre train doit rester pendant quelques jours à Brest pour y recevoir des réparations;et une heure après je suis déjà dans le train qui va de Brest à Moscou.
Parmi les voyageurs qui se pressaient devant les voitures de troisième classe,il y avait deux soldats blessés.
Je fends la foule,parviens jusqu'à eux et les aide à monter dans le wagon.Ils marchent avec beaucoup de peine ou,pour parler plus exactement,ils ne marchent pas,ils se traînent comme des chiens écrasés par une roue sur la chaussée.
Cependant nous avons pu monter le marchepied tous les trois et entrer dans le wagon,où je leur ai réservé des places.Le moins malade s'est couché sur le banc supérieur;l'autre,sur l'inférieur.Je me suis placée en face.
"-Pourquoi voyagez-vous tout seuls,sans infirmiers? Vous êtes trop faibles pour faire cela.
-Ma petite soeur,répond celui qui est couché en haut,nous sommes de votre train sanitaire.Nous nous sommes enfuis du point d'évacuation sans permission.Notre convoi devait être envoyé dans une ville de province;et ma femme habite Moscou.Nous nous sommes mariés en mai,juste avant la guerre.Je veux la revoir.Je m'ennuie sans elle.Vous me donnez tort,ma petite soeur,n'est-ce pas?
-Non,je vous comprends bien.Je n'ai pas revu mon fils depuis quelques semaines et je suis déjà impatiente de le rejoindre.Et vous,vous n'avez pas revu votre femme depuis des mois entiers.Je vous comprends bien.Mais vous risquez d'être puni pour vous être absenté sans permission.
-A qui peut-elle nuire,mon absence? Je ne me suis pas enfui du combat.Oh! là-bas,sur la ligne,nous tenions bien.Mais,à présent que je suis blessé et ne suis bon à rien,je peux faire une petite promenade.Je verrai ma femme.A qui ça peut faire du mal?"

Un contrôleur passe.Je lui présente mon billet.
"-Et ces hommes,où vont-ils?
-Ils vont à Moscou,à l'hôpital."
Le contrôleur s'en va.Mes échappés deviennent gais.Ils se préparent à dormir.Ils me prient de prendre leurs chineli pour les étendre sur le dur banc de bois qui me sert de lit.Mais je ne veux pas abuser de leur générosité.Pendant longtemps,ils restent sans pouvoir s'endormir et changent de position,en retenant des plaintes:leur corps endolori est devenu sensible.
Le matin,nous prenons le thé ensemble,et ils me racontent leur vie.
L'un d'eux a beaucoup souffert déjà avant la guerre.Au régiment,il eut des différents avec un chef et fut envoyé dans un "bataillon de discipline",où la vie est dure.
Il était en Sibérie,et là il se rencontra avec la jeune Maroussia S.,terroriste bien connue.Il y a déjà plus de dix ans,étant au lycée,elle tua à coups de browning un fonctionnaire provincial qui infligeait aux paysans le honteux supplice des verges.Elle fut arrêtée par deux subordonnés de ce fonctionnaire,qui la violèrent.Peu après,tous les deux furent exécutés,à leur tour,par des terroristes,camarades de Maroussia S....Quant à elle,elle fut condamnée à quelques années de travaux forcés et à la déportation perpétuelle en Sibérie.
L'histoire de la jeune révolutionnaire a provoqué une grande impression sur mon compagnon de voyage.
"-Maintenant,je n'accepte rien sans critique,dit-il pour résumer sa mentalité.Je doute de tout.Mais,vous savez,je bénis cette guerre.Je ne sais pas pourquoi,mais je suis sûr que,si nous écrasons le militarisme allemand,ce sera un bonheur pour tout le monde,et pour la Russie."
L'autre blessé ne ressemble point à son camarade.Il est tout à sa personne.Il aime la vie,telle quelle,il aime la nature,le soleil,la lumière.Son mariage n'est pas ordinaire.Il a rencontré chez sa soeur une camarade de cette dernière.La fille était enceinte.Son amant,père de l'enfant qu'elle attendait,l'avait abandonnée.Le premier sentiment que cette fille lui inspira fut la pitié et le désir chevaleresque de la protéger.Puis ce fut l'amour.
"-Je deviens amoureux d'elle et je l'épousai.
-Et elle,elle vous aime aussi?
-Oh! oui!...Ah! si je pouvais seulement la revoir d'un coup d'oeil!...
-Vous la reverrez bientôt.Nous sommes presque à Moscou.Mais je crains qu'on ne vous reçoive pas dans un hôpital à Moscou et qu'on vous oblige à rejoindre votre convoi.
-Non,ma petite soeur.J'irai directement à l'école technique,où je servais avant la guerre.J'y étais garçon de laboratoire.Dans le bâtiment même de l'école se trouve maintenant un hôpital.Là,on me connait et on me permettra de rester.
-Moscou! clame la voix élevée du conducteur.
-Donnez-moi votre adresse",dis-je au blessé.
Il me donne le numéro de téléphone de l'école et me prie de lui parler demain.
"-Et ceci est pour vous,ma petite soeur,lisez cela."
Il m'offre sa photographie avec une dédicace touchante.Je lui promets de lui envoyer la mienne en souvenir de notre rencontre.

Je soutiens par le bras celui qui est le plus faible,et nous sortons.Le quai est interminablement long.Le blessé gémit,en se traînant vers la sortie,et se mord les lèvres pour ne pas crier.
Les soeurs et les représentants de la Croix-Rouge en permanence à la gare nous arrêtent et proposent à mes compagnons de s'occuper d'eux.Mais ils ont peur d'être retenus et renvoyés immédiatement au lieu d'où ils se sont "enfuis":aussi l'apparition de toute personne plus ou moins officielle les remplit-elle d'inquiétude.
Enfin,nous sortons de la gare.J'appelle un cocher et je les aide à s'asseoir dans la voiture,ce qu'ils ne peuvent faire qu'avec beaucoup de peine.Les passants s'arrêtent et les regardent avec compassion.La voiture s'en va.Dans quelques minutes,l'un d'eux verra sa femme.Et l'autre?

...........(passage censuré)..........

Quand je suis arrivée chez moi,mon petit garçon était déjà au lit et dormait.Ses boucles blondes encadraient ses joues roses.
J'ai pris les numéros du journal qui ont paru pendant mon absence de Moscou et je les ai parcourus dans la chambre de mon enfant....Où prennent-ils tout ce qu'il écrivent sur la guerre,ces journalistes.La véritable guerre ne ressemble pas beaucoup à celle qui est "relatée" dans la presse.

............(passage censuré)...........

Mon garçon se réveille pendant la nuit et se réjouit de me trouver près de lui.
"-Maman,quand es-tu venue? Les petits soldats t'ont laissé aller chez moi,n'est-ce-pas? Tu resteras ici jusqu'à l'arbre de Noël? "
Nous causons longtemps et nous ne nous endormons qu'à l'aube.

...........(passage censuré)............

La journée passe vite.Il faut retourner "là-bas".Avant de partir,je demande par téléphone à l'école si les deux blessés ont été reçus à l'hôpital.
"-Non,me répond-on.Il n'a pas été possible de les recevoir,parce qu'ils n'avaient pas de papiers.On les a mis à la disposition du commandant de la place."
Mais tout de même,l'autre a revu sa femme.

Pendant que je retourne à B...,j'ai pour compagnon de voyage un ouvrier.Comparant la guerre actuelle à la guerre contre le Japon,il me déclare:
"-Cette fois,nous devons vaincre,car la France est avec nous."
Qu'a-t'il voulu dire par là? Devons-nous vaincre grâce à l'aide de la France? ou bien,la victoire étant nécessaire à la France,devons-nous l'avoir aussi?



(...à suivre)
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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

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(...suite)



Très tard dans la soirée,nous passons par la gare de Sk...C'est un grand et beau bâtiment,qui a été incendié.
Les Allemands y sont demeurés trois semaines,et il n'en reste que les murs avec les baies des fenêtres.Le toît s'est écroulé dans le feu.Les murs blancs,noircis par la fumée,paraissent,sous la lune,bleuâtres et funèbres.Je m'étais approchée des murs,et je sentais encore une odeur de brûlé,quoique l'incendie remontât déjà à cinq semaines.
"-Ma petite soeur,ma petite soeur,faites attention! " fit une voix tout près de moi.
C'était une sentinelle.
"-Les pierres tombent du mur,ma petite soeur.Un jour que je montais la garde,une pierre s'est détachée,et j'ai failli recevoir un bon coup."
A la gare,il n'y avait que le personnel de notre train,les sentinelles et deux employés.Tandis que je parlais avec la sentinelle,apparut sur le quai une foule de paysans,la bêche sur l'épaule.
"-Quels sont ces gens-là? D'où viennent-ils? ,demandai-je à la sentinelle.
-Ce sont des paysans polonais des villages voisins.Ils creusent des tranchées du matin jusqu'au soir.Bonnes tranchées! L'Allemand n'y parviendra pas facilement."
Les Polonais s'arrêtent et nous regardent avec curiosité,la soeur qui m'accompagne et moi.Je voudrais causer avec eux,mais la conversation ne va pas:je ne comprends pas leur patois,ni eux le russe.
----------------------------------------------------------------

Le lendemain,vers dix heures du matin,nous sommes à O....C'est le terme de notre voyage.Ici,nous devons prendre des blessés et charger le train.
C'était la veille de Noël,style russe.Le jour était ensoleillé,clair et souriant.On avait peine à croire que ,tout près,avaient lieu des combats et que des hommes s'entretuaient.Mais la réalité s'impose.
Dès l'aube,la canonnade retentissait sans interruption.Depuis longtemps déjà,en avançant vers O..,nous entendions des détonnations;mais,faute d'habitude,nous ne savions pas.....
Les positions de première ligne étaient à une douzaine de kilomètres d'O...La bataille durait depuis deux jours,et le canon ne se taisait pas.
Nous décidâmes de porter aux soldats,dans les tranchées mêmes,du pain,du sel,du linge chaud et des couvertures.
L'autorisation reçue,nous nous mîmes en route.on nous amena un train spécial,composé d'une locomotive et de deux voitures.Nous partîmes:le chef de gare,le médecin en chef,trois soeurs,cinq infirmiers et dix soldats de garde.
Nous,les soeurs,nous avions emporté,pour le donner aux soldats,un petit arbre de Noël,fixé dans un pot,nous l'avions décoré de flocons de coton,de bonbons,de prianiki.
Nous n'avions pas encore réussi à parcourir une dizaine de kilomètres,quand la locomotive stoppa.Nous descendîmes des tieplouchki et remarquâmes un groupe d'officiers près du talus du chemin de fer.
"-Les Allemands se trouvent à vingt kilomètres de distance et poussent leur offensive depuis avant-hier.
Je ne peux pas laisser aller plus loin le train avec le personnel de la Croix-Rouge:si quelque chose arrivait,j'en serais responsble" ,nous dit un des officiers.
Il fut entendu que notre train resterait là et que nous irions à pied aux tranchées.L'officier qui nous accompagne m'offre sa jumelle.Je regarde et,à droite du talus,je vois des colonnes de soldats qui s'avancent en un long ruban;plus à droite,j'en vois encore et encore,marchant en ordre comme une fourmillière alarmée.
"-Qu'est-ce que c'est cela? dis-je à l'officier en lui rendant sa jumelle.
-Ce sont les nôtres.S'il n'y avait pas de brume aujourd'hui,vous pourriez voir aussi les Allemands.Voilà la direction dans laquelle ils marchent",ajoute-t'il en avançant le bras.
Nous faisons encore un kilomètre,en suivant toujours le chemin de fer.
"-Voilà les tranchées!"
Je vois un trou dans la terre,non loin du talus.C'est une entrée.Courbée très bas,je pénètre dans ce trou et je me trouve dans un couloir souterrain,où on ne peut pas se tenir droit.
De la paille est répandue sur le sol.La lumière entre par des meurtrières,où sont posés les canons des fusils.En face de ces meurtrières,dans une petite niche pratiquée dans le mur de terre,il y a un poêle ou plutôt un bûcher au-dessus duquel est disposé un pot avec des pommes de terre.Les branches d'arbre humides font beaucoup de fumée,qui pique les yeux.
On voudrait s'en aller le plus tôt possible et retourner à l'air pur.
"-Vous êtes ici depuis longtemps déjà? ",dis-je aux soldats.
-Nous nous sommes retirés ici aujourd'hui,à six heures du matin,après avoir été relevés dans nos anciennes positions.Nous n'avons ni pain ni sel.Si vous pouviez nous donner du sel,ma petite soeur!"

Nous sortons des tranchées et voyons que notre train nous avait rejoints.
Une des soeurs commence à distribuer aux soldats du linge chaud;moi,avec notre économe,je leur donne du pain et du sel.
Pendant que l'économe verse le sel,je coupe le pain en gros morceaux vers lesquels les mains se tendent.La foule grandit autour du wagon.
"-Ma petite soeur,donnez-moi du pain,donnez-moi! J'ai déjà oublié le jour où j'ai mangé pour la dernière fois du bon pain blanc et tendre.Nous n'avions que du biscuit."
Je vois devant moi des centaines d'yeux me fixant dans une attente impatiente et suivant chacun de mes mouvements.
Je coupe hâtivement morceau sur morceau.Les hommes les enlèvent rapidement.Un d'eux,ne pouvant contenir sa convoitise,ramasse les miettes sur le plancher du wagon et les avale.
Ce spectacle de gens ayant faim me parut plus pénible que toutes les blessures que j'avais vues.
L'économe se rapproche de nous.
"-Ma soeur,on ne peut pas les rassasier tous de cette manière.Notre train ne restera pas longtemps ici.Je vais leur distribuer les pains par compagnie: dix pains pour chacune."
J'y consens et descends du wagon.En causant avec un soldat,je vois qu'il a une baïonnette autrichienne.
"-Voulez-vous me la vendre?
-Oui,ma petite soeur,répond-il avec un air d'indifférence.
-Combien en voulez-vous?
-Pouvez-vous me donner cinquante kopeks? "
Je lui remets l'argent et prends la baïonnette.
Il tient l'argent,le regarde avec la même indifférence.Puis il me dit d'une voix très basse:
"-Ma petite soeur,donnez-moi du pain pour cinquante kopeks."
En me voyant changer de visage et ne comprenant pas pourquoi,il ajoute;
"-Je n'en demande pas beaucoup.Un seul morceau,un petit.Je veux goûter du pain frais:je n'en ai pas mangé depuis longtemps.
-Donnez-moi du pain,je vous en prie! dis-je à l'économe.J'en donnerai à ce soldat séparément."
Et je lui présente un pain:
"-Prenez,mon cher.On ne vend rien chez nous.On donne tout simplement."
Tout à coup,un autre soldat se présente.Il est déjà vieux et a l'aspect d'un Tatare.
Il m'offre une poignée de petites pièces de cuivre.
"-Du pain! Un peu de pain,je vous prie! ",implore-t'il.
Je lui remets un morceau sans pouvoir lui dire un mot:le sifflet léger de la locomotive retentit,et notre train s'ébranle.
"-Au revoir! nous disent les officiers.Il faut que vous partiez sans retard.Il est dangereux de rester ici.Bientôt nous commencerons l'attaque.
-Au revoir,petites soeurs! crient les soldats.Nous partons aussi tout de suite.C'est dommage que nous n'ayons pas eu le temps de faire bouillir les pommes de terre avec du sel",disent-ils plaisamment.
Je les regarde et je m'étonne.Est-il possible que ce soient les mêmes soldats qui nous entouraient,il y a quelques minutes,fatigués et ne songeant qu'au pain! Voici le moment d'aller à la rencontre de l'ennemi,et le courage,la fermeté,leur sont immédiatement revenus.
Que penser d'eux? Sont-ils ce qu'on appelle des héros?

(...censuré...)

Le train marche de plus en plus vite,et,bientôt nous sommes de nouveau à la gare d'O...En quittant ma tieplouchka,je remarque notre petit arbre de Noël.Nous l'avons oublié ici en allant visiter les tranchées.

(...censuré...)

Le soir de cette même journée,on nous amène des blessés de ces tranchées que nous avons visitées.
Peut-être est-ce une illusion,mais il me semble reconnaître parmi eux des soldats auxquel j'ai distribué du pain.
Il y a beaucoup de blessés et beaucoup à faire.Je panse jusqu'à trois heures du matin.
Le travail n'est pas encore terminé qu'on nous apporte un nouveau convoi de patients.




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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

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(...suite)


Jusqu'ici,j'avais presque toujours eu à soigner des blessés auxquels on avait fait le premier pansement au poste de secours d'avant-garde.
Mais,cette fois,on nous en a envoyé directement du champ de bataille,et qui n'ont pas encore reçu de soins médicaux.
La plupart n'ont pas été pansé du tout.Quelques uns l'ont été par eux-mêmes ou par leurs camarades.
Les plaies ont un aspect terrible.Ce ne sont pas celles qu'on voit dans les hôpitaux,qui ont passé par plusieurs étapes et ont été pansées plusieurs fois.Celles-ci sont remplies de boue et de terre;au sang coagulé se sont mêlées des arrachures d'uniforme.
"-Pourquoi avez-vous tant de boue dans votre blessure et sur les mains? demandai-je à un homme dont les paumes sont couvertes d'une couche de terre desséchée.
-Nous avons avancé contre les Allemands,ma petite soeur.Puis nous avons commencé à nous retrancher.Mais j'avais perdu ma bêche.Et,comme la terre était dégelée,je l'ai creusée avec mes mains.Je savais bien que je ne ferais pas grand'chose,mais je travaillais tout de même.Juste à ce moment-là,j'ai été touché.
-Ma petite soeur! ma petite soeur! appelle quelqu'un.C'est votre train que nous avons vu aujourd'hui.Notre compagnie était de l'autre côté du chemin de fer.Nous nous étions réjouis de voir une locomotive.Il y avait longtemps que nous n'en avions pas vu.Les trains ne parvenaient pas jusqu'à nous.
-Ma petite soeur,commence un autre,quand vous êtes partie de là-bas,notre compagnie a occupé précisément les tranchées où vous êtes allés.Le soir,nous avons commencé l'attaque,et j'ai été blessé.

Les blessés étaient excités.Ils voulaient parler beaucoup,nous faire participer à leurs émotions.
Je les écoutais attentivement et les encourageais en les pansant.
Ces hommes qui sont allés à la guerre,qui ont supporté le froid et les privations en remplissant leur devoir,les voilà couchés,faibles comme des enfants et attendant avec patience les soins de la petite soeur.
Pendant tout mon travail du soir et de la nuit,je n'ai entendu aucun gémissement ni aucun cri.Seulement,plusieurs hommes ont appuyé la tête au mur et,perdant connaissance,se sont affaissés sur le plancher.

Le lendemain,de nouveau beaucoup de besogne.D'autres convois de blessés arrivèrent.
Vers midi,tous les wagons en étaient remplis.Il nous fallait partir,mais les blessés affluaient toujours.Les ambulances voisines,ayant appris la venue d'un train sanitaire,nous envoyait du monde en foule.
Je savais que,deux heures plus tard,un autre train sanitaire allait continuer l'évacuation,mais il m'était pénible de laisser des hommes ici,même pour deux heures.
J'entrai dans la gare.Les salles étaient pleines de blessés.Au milieu des nôtres,il y avait des Autrichiens.
Les nôtres m'entourèrent,et nous causâmes.Ils me prièrent de demander aux Autrichiens leur lieu d'origine,s'ils avaient des femmes,des enfants,des mères,et si leurs femmes pleuraient en leur faisant leurs adieux.
Je posai toutes ces questions aux Autrichiens très ponctuellement et je traduisis leurs réponses.
"-Bien! bien! Celui-ci donc a une femme? disaient les nôtres en indiquant un Autrichien.Il a trois enfants,et sa femme pleurait quand il est parti pour la guerre? Tout à fait comme chez nous...,remarquaient-ils,attendris.
-Que veux-tu ajouta quelqu'un,ce n'est pas de leur propre gré que ces pauvres diables sont allés à la guerre.On les y a envoyés aussi."
Cette attitude si simple et si bienveillante de nos soldats vis-à-vis de leurs ennemis blessés me troubla.
Quand j'étais à Moscou,parmi les civils,je ressentais une sorte de haine pour eux.Nos soldats donne une leçon à l' " intellectuelle" que je suis.Ils me rappellent que je ne suis qu'une "soeur de charité"....



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mireille salvini
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Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

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(...suite)



Tout le personnel s'est réuni dans la salle de pansement.Nous avons préparé tout ce qui est nécessaire pour poser les bandages,puis nous allons dans les voitures,auprès des blessés.Nous devons examiner toutes les blessures,pour séparer ceux qui sont gravement atteints de ceux qui le sont légèrement et pour savoir si le pansement est à renouveler tous les jours ou tous les deux jours.
Je travaille rapidement,aidée d'une infirmière.Nous plaisantons pour détourner l'attention des soldats de leurs blessures,nous mettons les bandages doucement,et une bonne atmosphère s'établit.
"-Que les ennemis viennent se faire panser maintenant,dis-je.
-Quels ennemis,ma petite soeur? Ils n'ont pas d'armes! " m'objectent les nôtres avec reproche.
Un des "ennemis" est magyar et ne comprend rien ni en français,ni en allemand,ni en polonais.Nos soldats ressentent une extraordinaire sympathie pour lui.Ils lui achètent du tabac,lui roulent des cigarettes,lui donnent du pain.Un d'eux lui change même un billet autrichien de deux couronnes pour cinquante kopeks.
"-Je veux garder ce billet en souvenir de l'ennemi" explique-t'il.
Comme je les avais appelés "ennemis",ce nom leur reste.Mais il n'empêche pas nos soldats de bien les traiter.

Le matin,quand je revins dans la même voiture refaire les pansements,les soldats me crièrent:
"-Ma petite soeur,notre "ennemi" magyar nous a donné,hier,une représentation.Oh! comme on a ri! Nous n'avons pas dormi avant deux heures du matin! Il a montré comment les Russes tirent,comment "eux" se cachent des "nôtres" dans les tranchées,comment les Russes poussent leurs hourras et "eux" se rendent,font des signes avec leurs mouchoirs,la figure apeurée.
-Mais...attendez un peu! interrompis-je...Comment avez-vous pu le comprendre puisqu'il ne parle ni russe ni polonais?
-Mais il a représenté tout cela avec des gestes et en faisant une figure effrayée.Nous avons compris tout.C'était si amusant! "
Je regardai "l'ennemi".Il était assis sur son lit,au troisième étage,et me contemplait de haut,comme un aigle,sentant qu'on parlait de lui.
"-Ma petite soeur,il est marié,il a un bébé d'un an",continuaient à me raconter les blessés.
Mais ce qui me plut surtout,c'est l'entrevue que les nôtres ménagèrent à ce Magyar avec un autre prisonnier autrichien qui se trouvait dans la voiture suivante.J'étais dans cette voiture,occupée à panser.Les infirmiers étaient allés chercher le dîner.
Soudain la porte s'ouvre,et notre Magyar entre en robe de chambre (dans notre train,on change les vêtements à tous les blessés),sans coiffure.Un autre blessé,russe celui-là,l'accompagne:
"-Nous l'avons amené ici,ma petite soeur,pour qu'il puisse voir son camarade.Car ici,il y a aussi un "ennemi".
Les blessés russes qui se trouvent dans ce wagon collaborent énergiquement à l'entrevue des deux prisonniers et commencent à réveiller l'Autrichien.
"-Lève-toi! Lève-toi! lui crient-ils.Ton compatriote est ici."
Les nôtres sont émus plus que le Magyar lui-même.Ils réveillent l'Autrichien;mais ce dernier,encore à demi endormi,ne comprend pas ce qu'on lui veut.Je n'interviens pas,quoique cet Autrichien comprenne un peu l'allemand.Enfin,l'affaire a réussi:les deux "ennemis" sourient et,bienheureux,se regardent.
"-Eh bien,grâce à Dieu,ils sont ensemble",disent les nôtres,tout réjouis.
Mais leur joie ne dure pas longtemps.L'infirmier vient de la voiture voisine et emmène le Magyar.
"-Le médecin va me rabrouer.On ne doit pas se promener dans le train."

Un jour que je retournais dans mon compartiment après le travail,je fus arrêtée par les blessés d'une des voitures:
"-Ma petite soeur,il y a chez nous un "Guerman" blessé.Voulez-vous lui demander s'il se plaît en Russie.Demandez-lui aussi s'il a une femme et des enfants.
-Nos soldats voudraient savoir comment vous vous sentez au milieu des Russes?
-Pas mal.Mais ce qui me fait de la peine,c'est que je n'ai pas pu passer la Noël parmi les miens.Mais les Russes ne sont pas méchants.
Après un moment de silence,il ajouta:
"-C'est la guerre qui rend les hommes méchants."
Il se retourna vers le mur,comme s'il ne voulait pas continuer la conversation.
Je traduisis aux nôtres les paroles du "Guerman".
"-Que voulez-vous! Il a raison.Une si grande fête,et il a dû la passer avec ses "ennemis"!,disent les soldats.

Nous devons décharger le train à M...et y laisser tous nos blessés.Nous nous hâtons:il faut que les blessés soient remis à l'administration hospitalière dans un parfait état de propreté.Enfin,tout est fini.Je parcours pour la dernière fois les voitures;à un des soldats je donne un morceau de coton,à un autre je mets le bras en écharpe.
Le train ralentit sa marche.Nous arrivons à M...
"-Nous sommes arrivé,ma petite soeur! Je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon! Avec vous,ma petite soeur,je ferais bien volontiers trois mille verstes.Merci! merci beaucoup!"
Voilà ce que j'entends de tous les côtés.
Je remercie mes patients de leurs souhaits et je cours vers les tieplouchki où se trouvent ceux qui ne peuvent pas marcher.On les enlève rapidement,et voilà le train vide.

Je vais au "point d'évacuation" revoir mes patients.On m'a dit qu'ils sont en train de souper.J'entre dans la salle à manger.C'est un énorme et haut baraquement,avec trois rangs de table.Une masse de soldats y sont assis.Je ne peux pas reconnaître les miens.Mais une voix vient du coin de la salle:
"-C'est la petite soeur qui nous soignait dans le train.Notre petite soeur est venue!"
Je regarde.Les "miens" sont là et me sourient avec une mine accueillante.Il y a près d'eux des dames du genre des "bienfaitrices" mondaines.Leur costume est un mélange de la toilette ordinaire et de l'uniforme des soeurs de charité;leur poitrine est ornée de plaques et de chiffres.
"-C'est notre petite soeur,leur expliquent mes patients.
-Ah! c'est bien,c'est bien,prononce une d'elles d'un ton "protecteur".C'est bien qu'il y ait de bonnes soeurs dans le train."
Je ne sais pas pourquoi,je ressens une sorte d'irritation contre cette dame et ses collègues.
Mes blessés me régalent.Ils m'offrent de la soupe,de la kacha,et me demandent où on les transportera maintenant.Au moment où je m'en vais,un des soldats me tend un petit bonbon.
"-Voulez-vous manger ça,ma petite soeur? Une dame m'a donné trois bonbons tout à l'heure.Un,je l'ai mangé moi-même.Un autre,je l'ai donné à mon camarade.Le troisième est pour vous.Mangez,s'il vous plaît,ma petite soeur.Si j'avais su que vous viendriez encore,je les aurais gardés tous les trois pour vous."
Il développe le papier et en tire un petit caramel.
Je sais bien qu'il est stupide d'être si "sentimentale",mais,en voyant ce paysan barbu me tendre sa main calleuse avec son "troisième" bonbon,comme un enfant qui veut partager ses douceurs avec sa mère,une émotion me saisit:
"-Mangez-le vous-même,mon cher.Vous revenez des tranchées où vous n'avez pas vu de bonbons depuis longtemps."
Mais il me regarde d'un air si suppliant que je ne peux pas refuser.
"-Merci! Je ne mangerai pas votre bonbon,mais je le garderai en souvenir de vous.
-Ma petite soeur,voulez-vous aussi visiter les "ennemis"? Ils sont là,dans ce baraquement,à côté du nôtre."
J'allai voir les "ennemis".Mon Magyar était là,assis sur un lit,avec un autre prisonnier.Le local était grand,et il y avait beaucoup d'"ennemis",mais ils s'étaient entassés tous dans un coin,comme un troupeau sous l'orage et sans berger.M'ayant aperçue,les "ennemis" qui avaient fait le voyage dans mon train se rapprochèrent de moi.Je fus très étonnée de voir parmi eux le "Guerman" qui n'avait pas voulu causer avec moi dans le wagon.
"-Permettez-moi de vous présenter ce monsieur,ma soeur,dit-il,en indiquant un autre prisonnier,le bras bandé.Il est allemand aussi,lui! ajouta-t'il non sans orgueil.
-Je suis très heureuse de faire votre connaissance,monsieur.Peut-être vous serai-je utile comme interprète.Voulez-vous demander quelque chose aux soeurs d'ici? Je traduirai votre demande.
-Non,merci bien.Mais,si c'est possible,faites parvenir cela aux autorités."
Et il me remit deux lettres.
Je les transmis aux officiers russes.
Nous nous serrâmes la main amicalement.Mon Magyar me disait quelque chose en sa langue et souriait avec aménité,mais je ne comprenais rien.


Les wagons de notre train sont vides,et je m'ennuie.Pendant ces six jours de voyage,je suis arrivée à m'attacher sincèrement à mes blessés.Que sont-ils? Je ne le sais pas;je ne connais pas même leurs noms;nous ne nous reverrons jamais,probablement,mais ce qui m'attire à eux,c'est la douceur de leurs âmes.Sous l'écorce épaisse de leur rudesse,il existe un trésor de bonté et d'humanité qu'on ne trouve pas chez les Allemands,malgré toute la supériorité de leur culture extérieure.
Et cette simplicité amicale,toute naturelle,avec laquelle nos soldats traitent leurs "ennemis" prisonniers! Je me rappelle ce propos des nôtres:
"Quand on est désarmé,on n'est pas ennemi!"



(à suivre...)


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