PENDANT LA GRANDE GUERRE / Aux alsaciens-Lorrains

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cedsch
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Re: PENDANT LA GRANDE GUERRE / Aux alsaciens-Lorrains

Message par cedsch »

Bonjour,

Ci-dessous un texte tiré d'un almanach dans anciens combattants de 1932 :

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Depuis « l’Année Terrible », on avait coutume, le 31 décembre, de se réunir, le soir, chez Pierre, le fermier.
Quarante-trois fois déjà, les familles du village s’étaient donc rencontrées dans l’immense salle de commune.
Depuis 1870, que de changement ! Les petits enfants étaient maintenant des pères et des mères de famille, des aïeuls et des Aïeuls, peu « d’Anciens », de ceux qui avaient connu les horreurs de l’Invasion et qui s’étaient vue brutalement séparés de la Patrie, vivaient encore ; la plupart reposait à l’ombre du clocher natal…
Pendant ces dernières heures de l’année, on se remémorait le passé, et l’on parlait de l’avenir, gravement, avec recueillement, mais avec espoir.. et quarante-trois fois. Pierre, sur les douze coups de minuit, redressant sa haute taille et levant son verre où pétillait le mousseux vin rose du pays de la Moselle, avait parlé en ces mêmes termes : « Cela sera-t-il pour cette année ? Verrons-nous de nouveau flotter ici le drapeau français ?… En vous souhaitant la Bonne Années, je bois à la France ! »
En un écho, tous très émus répétaient « A la France ! » et la veillée s’achevait en récits guerriers et patriotiques…
Aujourd’hui, le dernier jour de l’année luisait pour la quarante-quatrième fois depuis l’époque fatale.
La neige, qui ne cessait de tomber depuis de longues semaines, recouvrait d’un linceul blanc d’Alsace et la lorraine, il semblait que la nature eût voulu, qu’en beauté, finisse ce cycle…cachant les plaies saignantes de cet infortuné pays…Partout un épais tapis ouaté s’étendait, se soulevant par endroits, en quelques monticules, et l’on ne pouvait soupçonner, que récemment encore s’élevaient là le clocher d’une église, les maisons d’un village ; qu’ici une forêt touffue rompait agréablement la monotonie du paysage…
Mais le jour avait baissé, et, maintenant, la lune ronde dans le ciel sombre parsemé d’étoiles, répandait sa lumière blafarde. La dernière soirée de 1914 s’achevait dans le calme et le silence…
Des ombres surgirent alors, fantômes noirs, semblant se rendre à un mystérieux sabbat…
La grande salle si riante naguère avec ses cuivres brillants, ses faïences anciennes, ses meubles en chêne massif, offrait un navrant spectacle.
Sur les murs dénudés et maculés, on ne distinguait plus que de gros crochets rouillés. Les bancs, les coffres, les armoires portaient la trace de coups de haches, semblables à de profondes cicatrices… Au fond, dans l’alcôve, sur un lit, reposait un vieillard ; la lueur falotte d’une chandelle, posée sur une tablette, éclairait un visage maigre et pâle, au front ombragé de longs cheveux blancs… C’était Pierre, mortellement blessé… Les hordes étaient passées ici et lui, Maire de la commune, ainsi que neuf habitants avaient été conduits devant un mur et fusillés. Par miracle, il avait survécu à ses multiples et affreuses blessures, mais chaque jour, la vie se retirait de son pauvre corps pantelant.
Depuis le drame, l’horrible scène lui apparaissait souvent et on le voyait alors passer sa main amaigrie devant ses yeux, comme pour en écarter la vision…
On les avait mis, tous les dix, contre le mur des étables : Jean, le paralytique, se soutenant à peine sur ses béquilles, Fritz, le sabotier, geignant : « ma pauvre vieille, ma pauvre vieille », mais trouvant une ultime force pour crier : « Vive la France ! ». Charles, le forgeron, sa femme, ses deux fils et sa fillette, se tenant par la main, le regard vague et illuminé, perdu dans l’Infini… Enfin le vieux curé et sa sœur, psalmodiant la prière des agonisants… Après la salve meurtrière, les corps gisaient. De l’église, des pauvres maisons, s’élevaient vers le ciel les flammes de l’inutile holocauste…
Pierre respirant encore faiblement, avait été porté sur son lit, et depuis le mois d’août, il luttait contre la mort.
En ce soir d’hiver, les habitants du bourg, venaient donc, suivant la coutume établie depuis près d’un demi-siècle, chez Pierre, pour la « Veillée de la St-Sylvestre ».
Triste et mélancolique veillée ! Combien de disparus pour jamais ! Combien d’absents ! Mais « Haut les Cœurs » que les larmes tarissent, que l’espoir renaisse, car Pierre, « cette fois » peut dire, levant son verre dans sa main tremblante : « Cela sera pour cette année, nous verrons « flotter ici le drapeau bleu, blanc et rouge, buvons au triomphe de la France qui nous apportera le bonheur et la liberté. »
A cet instant solennel, une fusillade crépite dont la bruit va se rapprochant. Les petits enfants se cramponnent aux jupes maternelles ; les femmes pâlissent, prêtes à s’évanouir ; les vieillards, les jeunes hommes revivent d’avance les angoisses passées et agrandissent les yeux…
Minutes qui durent des siècles… Sous une poussé violente, la porte s’ouvre et aux regards terrifiés apparaissent… trois soldats français, barbus, boueux, loqueteux, mais combien rassurants à voir, avec leurs visages francs et leurs yeux pétillants de malice…
Pierre s’est dressé sur son séant, oubliant ses souffrances ; les femmes compriment, à deux mains, leur cœur prêt à éclater…
« Mais remettez-vous ! nous sommes les « Messagers de la France » et nous venons vous souhaiter « Bonne et heureuse année ».
L’angoisse se dissipe, les larmes coulent, les baisers résonnent, tout s ‘explique : les trois vaillants guerriers avaient été incorporés bien malgré eux, dans l’armée ennemie. Après milles ruses, ils avaient pu, en sortant une nuit des tranchées, passer dans les lignes françaises et là, justifiant leur qualité d’annexés, obtenir, sans difficulté, le bonheur de servir « La France ».
Un heureux hasard, leur avait permis de revenir victorieux au village natal.
Au milieu des effusions joyeuses, nul n’avait songé à Pierre, qui, en répétant lentement : « C’est bien pour cette année », était retombé sur l’oreiller, endormi pour toujours, son âme heureuse et libérée, envolée vers la Patrie où les héros et les martyrs trouvent la récompense.
Décembre 1914.

Mme F. BERNHEIm-DENNERY
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Cdlt,
SCHEPPLER Cédric
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