Re: Rodez et ses régiments, 1915
Publié : mer. janv. 04, 2006 12:19 pm
Bonjour à tous,
Merci encore Jean Pierre pour ta confirmation de Moulin des Prés. Le doute est levé, mon officier est bien du 76e RI ; ce régiment est donc encore présent à Rodez en mars 1915.
Voilà les trois lettres récupérées de H. (Henri?) Beaudet, pour ceux que ça intéresse.
Rodez 27 mars
Ma chère Nette,
Aujourd’hui repos, mes hommes ont été piqués hier contre la typho.
Je viens de finir de me faire habiller à neuf et d’essayer mon paletot de velours. Ce paletot remplace l’horrible tunique que tu m’as vue qui serrait le corps. Mon paletot est en velours bleu ciel très joli ; 3 poches extérieures, 2 poches intérieures.
Mon pantalon est de même velours. C’est un pantalon de cheval, 2 boutons en bas. C’est plutôt une culotte cycliste. Très pratique aussi.
Ma capote seule est en drap, également très clair. Je serais parfaitement équipé si mon imperméable était meilleur.
Quand il fera chaud, je serai en paletot, la capote roulée dans le sac. La nuit, je mettrai les deux sans oublier mon chandail.
Un lieutenant mitrailleur du 76 vient de nous envoyer une lettre de la prise de Vauquois : une boucherie terrible. Les mitrailleurs n’ont pas perdu un homme. Ils sont dans des trous recouverts d’une tôle garnie de terre ; un trou de 10 cm2 seul éclaire le logis obscur et laisse passer le canon des machines.
Vauquois coûte 5 000 hommes.
On habille les hommes en prévision du prochain renfort. Les magasins, maintenant, regorgent de tout. Ce n’est pas comme au Moulin des Prés. Tas de capotes, pantalons, paletots, tricots, flanelles à profusion. Du point de vue habillement, il ne manque plus rien.
Le pauvre Nifle [?] est révoqué, il passe à une autre compagnie en attendant son passage dans un autre corps.
C’est une mauvaise affaire pour lui parce qu’il y a ici beaucoup de gens de Villiers [?] qui vont s’empresser de l’écrire là-bas.
De plus, il va être signalé dans son nouveau régiment et envoyé au feu au prochain renfort. Paresseux, avare, bon joueur, insolent, il s’était fait une masse d’ennemis.
Avant son départ hier, je l’ai vu arracher ses galons et c’était pénible.
Tu ne me parles jamais du travail d’Yvette. Lit-elle bien couramment ? Et le pauvre calcul ? Madeleine parle-t-elle mieux ? Voilà 10 fois que je te le demande. Et son caractère ?
Plus le temps passe, plus je pense à elle, c’est une obsession. Ce qui me peine le plus c’est de ne pas avoir plus connu Madeleine, si seulement on l’avait prise à Pâques. Que la vie est terrible maintenant.
Et cependant nous sommes dans les plus favorisés. J’entends des discours de camarades qui indiquent que la misère gronde à pas mal de portes.
Ici les gens s’enrichissent. Cependant, depuis quelques temps, le 122 trinque et cela les désole. Les fils uniques tombent car ici c’est le fils unique qui prévaut. Le Midi est en complète décadence. C’est l’Espagne paresseuse et sale : les ploumes [?], c’est le nom qu’on leur donne, ont tous les défauts.
Meilleurs baisers à vous trois.
HB
15 octobre 1915
Ma Nette,
Hier, bombardement continuel. Vers 7 heures du soir, nos 75 ont tiré pendant ½ heure à la vitesse d’une fusillade. Ici, aucun coup de fusil dans la journée, très peu la nuit.
Le grand inconvénient ici, c’est que nous sommes mal ravitaillés. A force de manger figé, j’ai attrapé une belle indigestion qui m’a détraqué depuis 3 jours. Voilà 3 jours que je ne bois que de l’au. Aujourd’hui ça va mieux, la fièvre est passée.
Et puis comment veux-tu manger à côté de tous ces morts en complète putréfaction. Ils sont là par 5, par 10 qui empestent l’air et nous enlèvent tout appétit.
Quand les enlèvera-t-on ? Vos journaux n’en parlent pas. « Tout va bien, tout va bien. » En attendant, nos odorats et nos estomacs ne marchent pas.
Envoie-moi, quand tu me sais aux tranchées, de petits paquets postaux avec du port-salut que j’aime et qui se conserve bien, un peu de moutarde, des cornichons, un peu de viande cuite recouverte de sel ; les camarades en reçoivent en bon état.
Autre histoire, l’eau ne vaut rien, c’est de l’eau de chaux. Décidément, nous regrettons notre forêt et nos ravins. Nous avions là-bas une cuisine chaude deux fois par jour.
Il est vrai qu’à l’instant les poilus ont trouvé un remède. Notre café du matin est apporté de veille, au lieu de le boire froid, ils ont vidé la poudre de cartouches boches et en ont fait une traînée dans la tranchée. Cela donne un feu lent sans fumée. Le café était bouillant. Il m’a fait un bien énorme.
Ce qui me prive le plus, c’est le manque de journaux. Je viens de voir Magne, il n’en a pas davantage depuis 3 jours.
Le temps reste parfaitement beau, les nuits ne sont pas froides. Le froid prend un peu les pieds au lever du soleil. Je le sens depuis que je suis mal fichu et pourtant j’ai mis mes 2 paires de chaussettes.
Tu ne me parles jamais de Madeleine : se débrouille-t-elle un peu ? Yvette suit-elle mes leçons de calcul ? Ne la taquine pas, recommande-lui seulement d’aller lentement, de bien regarder et de réfléchir à tout ce qu’elle fait.
Embrasse les bien pour moi.
Baiser,
HB
1er 7bre 1918, en 1re ligne.
Nette,
Il faut conserver toutes les cartes que je t’envoie. Si je rentre, ce seront autant de souvenirs sensibles pour moi. Je les mettrai dans mon bureau ou dans ma petite maison de campagne. Elles présentent un intérêt que tu ne soupçonnes pas entièrement.
Une bonne nouvelle, les permes sont rétablies à 13%. Je ne connais pas encore mon tour bien que j’ai envoyé 2 lettres pour les demander.
Le Boche s’accroche terriblement à gauche et ne recule que pas à pas. Tu as vu qu’à Noyon il a fallu faire le siège de chaque rue et de chaque maison. Il a fallu toute la fougue de nos zouaves et de nos tirailleurs. Quelle reconnaissance nous devons à l’Afrique du Nord. Mais cette dette saurons-nous la reconnaître ? Il est à craindre qu’on s’occupe après, comme avant, d’un scandale quelconque, d’une pimbêche de Paris beaucoup plus des choses les plus élémentaires et essentielles.
Quand tu recevras cette lettre, je serai certainement relevé de 1re ligne et hors de portée de fusil, car bien peu de troupes vont au-delà de celle des canons. Santé bonne malgré la fatigue. Donne un baiser à Yvette et deux à maman pour moi. Je t’en envoie quatre, il en restera un pour toi.
Cordialement,
Frédéric S.
Merci encore Jean Pierre pour ta confirmation de Moulin des Prés. Le doute est levé, mon officier est bien du 76e RI ; ce régiment est donc encore présent à Rodez en mars 1915.
Voilà les trois lettres récupérées de H. (Henri?) Beaudet, pour ceux que ça intéresse.
Rodez 27 mars
Ma chère Nette,
Aujourd’hui repos, mes hommes ont été piqués hier contre la typho.
Je viens de finir de me faire habiller à neuf et d’essayer mon paletot de velours. Ce paletot remplace l’horrible tunique que tu m’as vue qui serrait le corps. Mon paletot est en velours bleu ciel très joli ; 3 poches extérieures, 2 poches intérieures.
Mon pantalon est de même velours. C’est un pantalon de cheval, 2 boutons en bas. C’est plutôt une culotte cycliste. Très pratique aussi.
Ma capote seule est en drap, également très clair. Je serais parfaitement équipé si mon imperméable était meilleur.
Quand il fera chaud, je serai en paletot, la capote roulée dans le sac. La nuit, je mettrai les deux sans oublier mon chandail.
Un lieutenant mitrailleur du 76 vient de nous envoyer une lettre de la prise de Vauquois : une boucherie terrible. Les mitrailleurs n’ont pas perdu un homme. Ils sont dans des trous recouverts d’une tôle garnie de terre ; un trou de 10 cm2 seul éclaire le logis obscur et laisse passer le canon des machines.
Vauquois coûte 5 000 hommes.
On habille les hommes en prévision du prochain renfort. Les magasins, maintenant, regorgent de tout. Ce n’est pas comme au Moulin des Prés. Tas de capotes, pantalons, paletots, tricots, flanelles à profusion. Du point de vue habillement, il ne manque plus rien.
Le pauvre Nifle [?] est révoqué, il passe à une autre compagnie en attendant son passage dans un autre corps.
C’est une mauvaise affaire pour lui parce qu’il y a ici beaucoup de gens de Villiers [?] qui vont s’empresser de l’écrire là-bas.
De plus, il va être signalé dans son nouveau régiment et envoyé au feu au prochain renfort. Paresseux, avare, bon joueur, insolent, il s’était fait une masse d’ennemis.
Avant son départ hier, je l’ai vu arracher ses galons et c’était pénible.
Tu ne me parles jamais du travail d’Yvette. Lit-elle bien couramment ? Et le pauvre calcul ? Madeleine parle-t-elle mieux ? Voilà 10 fois que je te le demande. Et son caractère ?
Plus le temps passe, plus je pense à elle, c’est une obsession. Ce qui me peine le plus c’est de ne pas avoir plus connu Madeleine, si seulement on l’avait prise à Pâques. Que la vie est terrible maintenant.
Et cependant nous sommes dans les plus favorisés. J’entends des discours de camarades qui indiquent que la misère gronde à pas mal de portes.
Ici les gens s’enrichissent. Cependant, depuis quelques temps, le 122 trinque et cela les désole. Les fils uniques tombent car ici c’est le fils unique qui prévaut. Le Midi est en complète décadence. C’est l’Espagne paresseuse et sale : les ploumes [?], c’est le nom qu’on leur donne, ont tous les défauts.
Meilleurs baisers à vous trois.
HB
15 octobre 1915
Ma Nette,
Hier, bombardement continuel. Vers 7 heures du soir, nos 75 ont tiré pendant ½ heure à la vitesse d’une fusillade. Ici, aucun coup de fusil dans la journée, très peu la nuit.
Le grand inconvénient ici, c’est que nous sommes mal ravitaillés. A force de manger figé, j’ai attrapé une belle indigestion qui m’a détraqué depuis 3 jours. Voilà 3 jours que je ne bois que de l’au. Aujourd’hui ça va mieux, la fièvre est passée.
Et puis comment veux-tu manger à côté de tous ces morts en complète putréfaction. Ils sont là par 5, par 10 qui empestent l’air et nous enlèvent tout appétit.
Quand les enlèvera-t-on ? Vos journaux n’en parlent pas. « Tout va bien, tout va bien. » En attendant, nos odorats et nos estomacs ne marchent pas.
Envoie-moi, quand tu me sais aux tranchées, de petits paquets postaux avec du port-salut que j’aime et qui se conserve bien, un peu de moutarde, des cornichons, un peu de viande cuite recouverte de sel ; les camarades en reçoivent en bon état.
Autre histoire, l’eau ne vaut rien, c’est de l’eau de chaux. Décidément, nous regrettons notre forêt et nos ravins. Nous avions là-bas une cuisine chaude deux fois par jour.
Il est vrai qu’à l’instant les poilus ont trouvé un remède. Notre café du matin est apporté de veille, au lieu de le boire froid, ils ont vidé la poudre de cartouches boches et en ont fait une traînée dans la tranchée. Cela donne un feu lent sans fumée. Le café était bouillant. Il m’a fait un bien énorme.
Ce qui me prive le plus, c’est le manque de journaux. Je viens de voir Magne, il n’en a pas davantage depuis 3 jours.
Le temps reste parfaitement beau, les nuits ne sont pas froides. Le froid prend un peu les pieds au lever du soleil. Je le sens depuis que je suis mal fichu et pourtant j’ai mis mes 2 paires de chaussettes.
Tu ne me parles jamais de Madeleine : se débrouille-t-elle un peu ? Yvette suit-elle mes leçons de calcul ? Ne la taquine pas, recommande-lui seulement d’aller lentement, de bien regarder et de réfléchir à tout ce qu’elle fait.
Embrasse les bien pour moi.
Baiser,
HB
1er 7bre 1918, en 1re ligne.
Nette,
Il faut conserver toutes les cartes que je t’envoie. Si je rentre, ce seront autant de souvenirs sensibles pour moi. Je les mettrai dans mon bureau ou dans ma petite maison de campagne. Elles présentent un intérêt que tu ne soupçonnes pas entièrement.
Une bonne nouvelle, les permes sont rétablies à 13%. Je ne connais pas encore mon tour bien que j’ai envoyé 2 lettres pour les demander.
Le Boche s’accroche terriblement à gauche et ne recule que pas à pas. Tu as vu qu’à Noyon il a fallu faire le siège de chaque rue et de chaque maison. Il a fallu toute la fougue de nos zouaves et de nos tirailleurs. Quelle reconnaissance nous devons à l’Afrique du Nord. Mais cette dette saurons-nous la reconnaître ? Il est à craindre qu’on s’occupe après, comme avant, d’un scandale quelconque, d’une pimbêche de Paris beaucoup plus des choses les plus élémentaires et essentielles.
Quand tu recevras cette lettre, je serai certainement relevé de 1re ligne et hors de portée de fusil, car bien peu de troupes vont au-delà de celle des canons. Santé bonne malgré la fatigue. Donne un baiser à Yvette et deux à maman pour moi. Je t’en envoie quatre, il en restera un pour toi.
Cordialement,
Frédéric S.