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CordialementM. le Président, le der des ders de la der des ders aura-t-il droit à des funérailles nationales?
Hommage au dernier poilu
Par Bernard-Marie DUPONT
Ils ne sont plus qu'une poignée, à peine une escouade. Ce sont les ders des ders de la der des ders. Peut-être neuf poilus, tout au plus. Plus de mille ans à eux tous. De l'enfer, de la boue et du feu, de la chair ouverte et du sang, ils sont revenus. Puis ils ont traversé le siècle, vivant leur vie, des joies et des peines, éprouvant d'autres tragédies, voyant tomber leurs propres enfants dans cet autre conflit mondial qu'ils avaient voulu nous épargner par leur sacrifice, à Verdun, en Argonne ou en Artois. Plus que centenaires, n'en finissant pas de mourir comme pour, le plus longtemps possible, titiller notre mémoire défaillante et notre mauvaise conscience, ils sont cette fois au seuil de la mort.
«Plus jamais cela» avions-nous pris l'habitude de crier haut et fort, à chaque occasion, à chaque commémoration, comme pour exorciser ce mal radical que représente la guerre, toute guerre, faisant comme si ces poilus, ceux de Roland Dorgelès, étaient morts depuis longtemps. Déjà, le travail précis de l'historien avait remplacé la mémoire défaillante et sans doute trop bouleversante, pour être vraiment crédible, des survivants ; déjà, depuis 1918, dans chaque ville et dans chaque village, des monuments de pierre avaient donné les noms de ceux qui étaient «morts pour la Patrie». C'était certain, cette guerre avait été la dernière.
Pourtant, ce printemps 2005 est celui de la commémoration du 60e anniversaire de la libération des camps, comme 2004 fut l'occasion de célébrer avec faste et goût de la mise en scène le débarquement allié et la libération de la France et de l'Europe du joug nazi. Ce printemps 2005 est aussi celui de toutes les espérances et de toutes les inquiétudes que fait naître l'idée même d'une Europe politique. C'est aussi, malheureusement, en ce printemps 2005 que s'éteignent peu à peu les dernières lueurs de vie dans les yeux de «ceux de 14». Nous cherchons des symboles de paix pour les générations futures ; nous cherchons des témoins, des passeurs : ils sont là, ils étaient là et nous ne les avons pas vus quand ils étaient encore vivants, quand il était encore temps.
Alors, la mort du dernier poilu pourra-t-elle, monsieur le président de la République, vous laisser indifférent ?
Demain, il nous restera la pierre. Nous aurons vainement essayé de retenir le temps plus longtemps encore, de saisir l'image qui s'enfuit déjà, qui s'efface à la fin, comme l'inscription sur ces croix qui ceignent la nécropole nationale de Lorette, en Artois, où sont inhumés vingt mille soldats de nos armées et au moins autant de corps déchiquetés, Français et Allemands mêlés. Nous avons besoin de lumière. Nous avons besoin, en ces temps incertains, par grand vent, de phares si nous voulons construire une Europe pacifique. Il en existe au moins un : c'est celui de la tour lanterne de l'ossuaire de Lorette. Lorsqu'elle fut inaugurée le 2 août 1925 par Paul Painlevé, pour commémorer les trois cent cinquante mille morts français de la bataille d'Artois, la tour lanterne eut la difficile mission de déposer chaque soir, toute la nuit, un voile de lumière sur les corps abandonnés dans les tranchées du champ de bataille, jamais retrouvés, ou identifiés. Depuis 1925, elle a accompli sans faillir sa mission, visible dans un rayon de 35 kilomètres. Elle a guidé nos morts toutes les nuits jusqu'à ce qu'un jour, un ministère de tutelle refuse de payer les factures d'électricité. Depuis, la flamme s'éteint à minuit chaque soir. Monsieur le Président, c'est ce genre de détail qui tue la mémoire petit à petit, à petit feu ; c'est ce genre de détail qui nous permet d'assombrir, à minuit chaque soir et à moindre coût, notre mauvaise conscience : qu'avons-nous fait des survivants ?
Ils sont 3 757 gardes d'honneur, tous bénévoles, à se relayer à l'intérieur de la tour lanterne, chaque jour, de l'aube au coucher du soleil, depuis quatre-vingt-dix ans. Ils veillent jalousement seize cercueils de soldats inconnus, quatre rangées de quatre, douze gardes par jour, expérience visuelle, citoyenne et morale unique pour le visiteur. Ils sont 3 757 gardes d'honneur à nous dire «plus jamais cela», à transmettre le flambeau aux jeunes générations, celles qui sont nées dans la paix et n'ont pas connu la der des ders, ni celle d'après. A leur manière, ils luttent contre le temps de l'oubli qui s'installe peu à peu ; à leur manière, ils reprennent au profit de notre mémoire, donc de la paix, le dernier paragraphe du roman d'Henri Barbusse, le Feu, journal d'une escouade : «Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d'orage, s'ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuée ténébreuse, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu'elle a l'air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe.»
Monsieur le Président, si le devoir de mémoire a réellement un sens, si nous croyons encore aux vertus de l'éducation républicaine, si nous croyons enfin à une Europe pacifiée et si nous pensons que le passé nous engage moralement, la République que vous représentez peut-elle faire autrement que de rendre un hommage solennel au dernier poilu ?
A notre connaissance, une seule proposition de loi a été déposée en ce sens. Elle n'allait pas, selon nous, assez loin. Nos enfants ont besoin d'un événement fort, d'une passation de témoin, de flamme. 1914-1918 est encore là, mais déjà tellement loin dans leurs mémoires. De la même manière que le premier conflit mondial avait ouvert le siècle, des funérailles nationales pour le dernier combattant pourraient le fermer cent ans plus tard.
Monsieur le président de la République, en hommage au dernier représentant de la dernière escouade, en hommage à tous les poilus, nous avons l'honneur de vous demander d'organiser des funérailles nationales pour le der des ders de la der des ders.
Hervé CHAVANES