La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

ALVF
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La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par ALVF »

Bonsoir,

Le Winterberg Tunnel ayant beaucoup déchaîné les passions ces dernières semaines, je me suis efforcé d'étudier les conditions techniques du drame survenu au début du mois de mai 1917 en évitant les sempiternelles analyses sur les "obus tombés par hasard". Cette formule nous avait déjà été "servie" par des universitaires connus lors de la découverte du Kilianstollen de Carspach, il y a 7 ans et j'ai répondu à cette brillante assertion dans un sujet ancien du Forum.

Paradoxalement, il n'est pas facile d'étudier le détail de l'emploi de l'artillerie lors des malheureuses offensives d'avril et mai 1917 au Chemin des Dames et les tomes des AFGG consacrés aux offensives de printemps font déjà état du manque de documents d'ensemble sur ce sujet à une époque où nos archives étaient pourtant intactes! Les événements ultérieurs comme le drame du Cornillet en mai 1917 et les destructions des grands tunnels de Verdun Rive Gauche en août 1917 sont beaucoup mieux connus mais il est vrai que nous sommes alors restés maîtres du terrain ce qui a permis des reconnaissances approfondies. La tâche n'est donc pas simple et je vais tenter d'apporter ma pierre à l'édifice.

Bref rappel du contexte de la grande attaque du Plateau de Craonne du 5 mai 1917:

Après l'échec sanglant des offensives d'avril 1917 sur la plupart des points attaqués au Chemin des Dames, le général Nivelle garde l'espoir de relancer l'offensive sur plusieurs secteurs des fronts attaqués et notamment envisage de se rendre maître des hauteurs au Nord et au Nord-Ouest de Craonne. Pour se faire, il convient de procéder à la relève des Corps d'Armée éprouvés et de modifier le dispositif de l'artillerie en concentrant davantage les moyens disponibles sur des secteurs plus étroits. Si ces opérations sont relativement simples pour l'artillerie de campagne, légère ou lourde, il en est autrement pour les pièces très lourdes et surtout pour l'Artillerie Lourde à Grande Puissance (A.L.G.P), difficiles à déplacer et à réorienter, même sur des positions déjà existantes.
Pour en rester à notre sujet, lié au Winterberg Tunnel, le 1er Corps d'Armée est relevé par le 18e Corps d'Armée et le secteur de l'attaque au nord de Craonne concerne essentiellement la 36e Division d'Infanterie.
Après des études et différents reports de dates, l'attaque générale est fixée au 5 mai 1917 et sera précédée d'une attaque partielle d'un régiment de la 36e D.I la veille de l'attaque afin de conquérir complètement le village de Craonne et des avancées sur le Plateau.

Dispositif de l'Artillerie lourde et de l'A.L.G.P devant Craonne:

Initialement, il a été formé plusieurs Groupements d'Artillerie pour appuyer l'attaque de la 36e D.I, je passe volontairement sur l'artillerie de campagne pour m'en tenir aux gros et très gros calibres. Le Groupement d'Artillerie Lourde Courte sous le commandement de l'A.D 36 est constitué des unités suivantes surtout dotées de pièces à Tir Rapide:
-1 groupe de 155 C modèle 1915 Schneider.
-1 groupe de 155 C modèle 1915 Saint-Chamond.
-2 groupes de mortiers de 220 (dont 1 à TR).
-1 obusier de 370 B modèle 1915 de l'ALVF est rattaché à ce groupement bien que dépendant de l'A.L.G.P.
-1 batterie de mortiers de 270 de Siège modèle 1885 à 3 mortiers.
L'A.L.G.P, sous commandement particulier, affectée à ce compartiment du front comprend à partir du 19 avril 1917
-1 groupe de mortiers de 280 TR Schneider (rattaché à l'A.L.G.P bien que le 280 TR soit classé pièce d'A.L).
-1 mortier de 370 Filloux à réorienter sur Craonne.

Les seules pièces capables d'amener des destructions complètes à un tunnel situé au nord de Craonne sont finalement limitées à 4 unités (car une batterie de 280 TR sera affectée à un secteur voisin). Par ordre décroissant de puissance:
-1 obusier de 370 modèle 1915.
-1 mortier de 370 Filloux.
-2 mortiers de 280 TR Schneider (1 batterie).
-3 mortiers de 270 de Siège modèle 1885 (1 batterie).

D'après les historiques allemands, il appert que le Winterberg Tunnel a été atteint gravement 2 jours durant:
-le 3 mai 1917: effondrements multiples dans le tunnel.
-le 4 mai 1917: très violents tirs sur le Tunnel et, vers 11h45, un obus de "très gros calibre" écrase l'entrée du tunnel scellant le sort tragique de la garnison présente, composée de fantassins du R.I.R 111 badois.
Je vais donc examiner tour à tour les tirs des unités concernées en éliminant certaines d'entre elles pour ne garder que 2 hypothèses préférentielles.
La tâche est difficile car les JMO sont succincts ou absents mais il est tout de même possible de déterminer des faits précis.
Avant de commencer l'étude par calibre en action sur les tunnels allemands, je rappelle quelques faits, tirés des JMO des grandes unités françaises:
-les tirs commencés depuis plusieurs jours deviennent intenses à partir du 2 mai 1917.
-le 4 mai 1917, l'attaque préliminaire du 18e R.I conquiert tous ses objectifs à Craonne et sur le Plateau et ramène 225 prisonniers du R.I.R 111.
-l'attaque générale du 18e Corps d'Armée (35e et 36e D.I) et des Corps adjacents conquiert les plateaux au Nord et au Nord-Ouest de Craonne au prix de pertes sensibles mais procure 1.200 prisonniers (appartenant pour la plupart à la 2e Division de la Garde mais aussi au R.I.R 111 dont 320 capturés par la seule 36e D.I (du R.I.R 111 et du Corps de la Garde).
-le 5 mai 1917, la 154e D.I du 18e Corps d'Armée s'apprête à relever la 36e D.I et résume parfaitement la situation "L'infanterie s'empare du Plateau jusqu'à l'arête Nord où elle rencontre une vive résistance des allemands. Elle ne réussit pas à descendre de la pente et à s'emparer de la zone d'abris et d'entrées de tunnels qui constituait son dernier objectif".
Dans les quatre prochains messages seront étudiés et illustrés successivement les actions et résultats connus des tirs du 370 ALVF, des 280 TR Schneider, des 270 C et du 370 Filloux.
Cordialement,
Guy François.

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zabmarcus
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par zabmarcus »

Bonjour,
Merci beaucoup Guy Francois , pour cet écrit.
Impatient de la suite
À bientôt
Sois le changement que tu veux voir dans le monde (ghandi)
jpg57
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par jpg57 »

Bonsoir Guy Francois
Merci pour vos écrits toujours très intéressant ...
Cordialement
Jean-Paul
Vince14-18
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par Vince14-18 »

Bonjour "ALVF"
Effectivement, le sujet est passionnant. Alors, je m'associe aux commentaires déjà postés pour vous dire dès maintenant un grand merci pour ce début d'analyse (remarquable, comme d'habitude).
Véritablement impatient de lire la suite...
Cordialement
Vince14-18
ALVF
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par ALVF »

Bonsoir,

Merci pour vos commentaires!
Je commence donc l'analyse des quatre types de matériels susceptibles d'avoir détruit le Winterberg Tunnel et des conditions connues de leur emploi.

-1: Obusier de 370 modèle 1915 Batignolles (matériel d'A.L.V.F.):

Ce matériel, entré en service à partir de 1916, a été réalisé en raccourcissant et réalésant des tubes de 305 modèle 1887 de Marine provenant de cuirassés et garde-côtes cuirassés déclassés juste avant la guerre. Construits à 8 exemplaires (4 par Batignolles et 4 par Schneider), les matériels de 370 modèle 1915 (souvent appelé matériel de 370 B, "B" pour Berceau) présentent quelques variantes d'organisation de leurs berceaux et de leurs freins en fonction de leur provenance et des différences de détail existant sur les grands navires de guerre.
Presque aussi puissants que les célèbres obusiers de "400", leurs projectiles sont, en 1917, moins adaptés à la destruction des ouvrages enterrés car il existe bien 3 types d'obus mais les deux versions à amorçage de culot (conçus pour tirer une fusée retardée) sont d'un poids voisin de 710 kg, l'un est en acier et a de bonnes qualités de perforation, l'autre, en Fonte Aciérée, se brise plus facilement à l'impact. Le troisième type d'obus de 370 obusier, à grande capacité d'explosif, est beaucoup plus léger et ne peut être employé comme obus de réglage à la différence des obus de 400 où le projectile destiné à l'action souterraine (et ne produisant qu'une très petite gerbe, difficile à observer à grande distance) a le même poids que l'obus explosif à grande capacité qui produit une gerbe très fournie en détonant à l'impact sur le sol facilitant ainsi le réglage car les trajectoires des deux types d'obus sont à peu près similaires.
Les Ve et Xe Armée bénéficient du concours du 28e Groupe du 3e R.A.P comprenant les 71e et 72e batteries, organisées chacune à 2 obusiers de 370 B. Ces unités ont été largement employées en avril 1917 sur divers objectifs mais il est nécessaire de réorienter une batterie pour tirer sur Craonne.
Le 18 avril 1917, il est décidé d'évacuer sur le garage de Huit-Voisins les matériels et trains de cantonnement stationnant sur le garage ALVF de Romain et d'installer une plateforme métallique de 370 B sur une voie prolongeant le cul-de-sac du garage de Romain afin de permettre le tir d'un obusier de 370 B en direction de Craonne. La pièce P 5012 "Surcouf" de la 72e batterie du 3e R.A.P arme cette plateforme et effectue un premier réglage de 8 coups sur Craonne dès le 19 avril.
La pièce "Surcouf" provient du canon de 305 modèle 1887 immatriculé R 1894 n° 1 du cuirassé "Carnot" et a été transformée en 1916 en obusier de 370 modèle 1915 et immatriculée Té R 1916 n° 5 ("Té" pour "transformé). Cet obusier a été installé sur l'affût à berceau immatriculé "P 5012" construit par la Société des Batignolles en 1916. Le matériel a été baptisé "Surcouf" par ses servants.
-le 1er mai 1917, l'obusier "Surcouf" est prêt à l'action et reçoit l'ordre de tirer sur l'observatoire du Plateau de Craonne et sur les abris en arrière et à gauche sur la contre-pente.
-le 2 mai 1917, l'obusier tire 20 obus en Acier à amorçage de culot de 710 kg et 40 obus en Fonte Aciérée de 710 kg sur les objectifs précités.
-le 3 mai 1917, l'obusier tire 3 obus en Acier et 27 obus en Fonte Aciérée de 710 kg sur les abris en arrière du Plateau.
Les tirs ne sont repris ensuite que le 8 mai sur d'autres objectifs.
En l'absence du JMO du groupe,il est difficile de connaître les conditions de l'observation de ces tirs.
Au plan technique, les deux types d'obus employés sont capables d'action souterraine profonde pour l'obus en acier (10 à 12 m de terre meuble ou sableuse) et les obus en Fonte Aciérée, compte-tenu de l'énergie à l'impact et de la détonation de leur charge de 58 kg d'explosif sont susceptibles de produire des effets d'écrasement, soit en frappant à la verticale d'une galerie et encore plus en frappant latéralement le tracé d'une galerie produisant des effondrements même en profondeur.
Il est certain que "Surcouf" n'a pas porté le coup mortel au Tunnel puisqu'il n'a pas tiré le 4 mai mais les effondrements notés par les allemands le 3 mai sont très certainement imputables aux obus de cet obusier ALVF de 370.
Quelques illustrations:
-11: l'obusier de 370 modèle 1915 P 5012 "Surcouf", ici photographié en mai 1918:
1-370 modèle 1915 Surcouf.jpg
1-370 modèle 1915 Surcouf.jpg (229.35 Kio) Consulté 2330 fois
-12: l'obusier de 370 modèle 1915 "Surcouf" photographié sur le garage de Romain à une date postérieure aux tirs sur le Winterberg Tunnel, probablement à l'été 1917:
2-370 mle 1915 Romain.jpg
2-370 mle 1915 Romain.jpg (240.54 Kio) Consulté 2330 fois
-13: les obus tirés en 1917 par l'obusier de 370 B:
...1: Obus explosif modèle 1915 en Fonte Aciérée à amorçage de culot de 710 kg (charge 58,500 kg d'explosif).
...2: Obus explosif modèle 1915 en Acier à amorçage de culot de 710 kg (charge 72,600 kg d'explosif).
...3: Obus explosif modèle 1915 en Acier à amorçage de tête de 515 kg (charge 143,300 kg d'explosif).
3-Obus 370 B obusier ALVF.jpg
3-Obus 370 B obusier ALVF.jpg (234.61 Kio) Consulté 2330 fois
-14: Chargement d'un obus de 710 kg à amorçage de culot dans un obusier de 370 B. A noter le poids réel de l'obus (713 kg) dont il faut tenir compte pour les calculs. L'obusier de 370 B est ici la pièce P 5029 provenant du garde-côtes cuirassé "Bouvines" et construit par Schneider, la disposition de la tranche arrière de culasse et des freins est légèrement différente de ceux du "Surcouf" mais le tracé de la bouche à feu est identique.
4-obus de 370 B 710 kg.jpg
4-obus de 370 B 710 kg.jpg (233.63 Kio) Consulté 2330 fois
Cordialement,
Guy François.
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bill02
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par bill02 »

bojour
un grand merci pour ce travail
sur le secteur la pointe nord ( que nous appelons le signal ) emplacement de la
borne ign , l on voit parfaitement les impacts et le chamboulement du terrain .
le harcèlement de cette zone s étend sur 500 mètres ( zone d abris et d emplacement de minen et du tunnel )
plus en profondeur dans la pente cela est moins visible .

une question : concernant les groupes crapouillot avez vous des renseignements sur leur action
lors de cette période .
bien a vous
fred
fred
bernard berthion
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par bernard berthion »

Bonsoir Guy François,

c'est un plaisir de lire ce récit passionnant et de le découvrir épisode par épisode.

Cordialement BB
- Août 1914 dans le département des Ardennes : du début août avec l'arrivée et le passage des troupes se concentrant en se dirigeant vers la Belgique, au repli de fin août vers la Marne en résistant sur la Semoy, La Chiers, la Meuse, l'Aisne, la Retourne.
ALVF
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par ALVF »

Bonsoir,

La suite de cette étude concerne les mortiers de 280 TR Schneider.

-2: Emploi de 2 mortiers de 280 TR Schneider modèle 1914:

Le mortier de 280 TR a été étudié en 1909 par la Société Schneider à la demande du gouvernement russe souhaitant disposer d'un mortier de siège de 11 pouces. En 1912, le premier prototype de ce mortier de 11 pouces (279mm) est essayé à Otchakoff contre divers cuirassements et bétonnages et le gouvernement russe commande 16 mortiers de ce type livrables en 1915. De son côté, la France a enfin pris conscience de son retard dans la mise au point d'un mortier lourd moderne et commande à Schneider, en 1913, 18 mortiers du type russe qui se différencient de celui-ci par quelques détails d'organisation de la culasse mais qui conservent le calibre de 11 pouces, "francisé" en 280 TR.
En 1915, les russes acceptent que les premiers matériels de la commande russe, la plus avancée, aillent à la France et qu'ensuite les livraisons soient panachées. En fait, 126 mortiers de 280 TR sont construits pendant la guerre dont 26 ont été livrés à la Russie jusqu'en octobre 1917. A l'armistice, la France dispose de 97 mortiers de 280 TR dont 25 en Parcs et les autres sur le front. Ce chiffre considérable s'explique par la puissance de ce matériel moderne et à Tir Rapide qui n'a qu'un défaut: il a été conçu à la demande des russes pour la traction hippomobile et il est donc démuni d'organes de suspension et ses fausses flèches sont fragiles ce qui limite sa vitesse de déplacement. L'Armée française l'emploie dès sa mise en service dans l'Artillerie Lourde à Tracteurs où ce défaut est vite ressenti.
De nombreux officiers pensent aussi que le mortier de 280 TR est à la limite basse de l'efficacité pour un matériel destiné avant tout à démolir la fortification permanente mais, dans les conditions de la guerre de position, son aptitude à détruire la fortification passagère du champ de bataille et les blockhaus est certaine et il est à cet égard bien supérieur au Mörser allemand de 21 cm pourtant si redouté.
Au printemps 1917, l'Armée française peut aligner 24 mortiers de 280 TR qui ont montré leur efficacité l'année précédente à Verdun et sur la Somme.

Pour la reprise de l'attaque générale au début de mai 1917, la Xe Armée bénéficie du concours du 11e Groupe du 85e R.A.L.T (21e et 22e batteries). Pour le compartiment de terrain objet de cette étude, il revient à la 22e batterie du 85e R.A.L.T de réorienter sur Craonne ses deux mortiers de 280 TR en batterie à la lisière sud de la grande clairière du Bois de Gernicourt.
Dès le 18 avril 1917, le mortier n°30 est orienté sur Craonne et tire 32 coups le lendemain. Le mortier n°29 est de son côté orienté sur le même objectif à la date du 29 avril, le lendemain du jour où la décision est prise de mettre la 22e batterie à disposition de la 36e Division d'Infanterie, la batterie restant toutefois intégrée au Groupement A.L.G.P créé pour l'offensive.
Les tirs recensés de la 22e batterie du 85e R.A.L.T sur le Plateau de Craonne sont les suivants:
-le 2 mai 1917, 200 obus de 280 sont tirés par les deux pièces n° 29 et 30 sur divers objectifs du Plateau.
Le mortier n°30 présente des fuites au récupérateur (incident fréquent sur les matériels Schneider) et doit subir des réparations.
Dans ces conditions, le mortier n°29 continue seul les tirs les jours suivants.
-le 4 mai, ce mortier tire 67 obus de 09h00 à 17h30 au nord du Plateau et de 17h30 à 18h30 il tire 12 obus sur l'entrée Nord du Winterberg Tunnel.
Le détail des objectifs et des types d'obus tirés n'est malheureusement pas connu mais un obus de 280 est susceptible de provoquer des effets puissants sur un tunnel, notamment l'obus n°3 à fusée retardée visible sur le schéma ci-dessous.
Les obus de 280 sont les suivants:
...1: Obus en Fonte Aciérée modèle 1915 à amorçage de tête: poids 205 kg, charge explosif:36,300 kg.
...2: Obus en Acier modèle 1914 à amorçage de tête: poids 205 kg, charge d'explosif: 63,600 kg.
...3: Obus en Acier à amorçage de culot modèle 1915: poids 275 kg, charge d'explosif 49,400 kg.
23-Obus de 280 TR.jpg
23-Obus de 280 TR.jpg (224.24 Kio) Consulté 2205 fois
Je n'ai pas trouvé de photographies de la 22e batterie du 85e R.A.L.T et publie donc deux photographies datant de 1918 et montrant le matériel de 280 TR Schneider:
-un mortier de 280 TR en batterie en 1918 sous son filet de camouflage en raphia (filet efficace mais présentant l'inconvénient d'être inflammable ce qui conduira à son retrait):
21-Mortier de 280 TR Schneider.jpg
21-Mortier de 280 TR Schneider.jpg (221.74 Kio) Consulté 2205 fois
-le mortier de 280 TR au chargement, les obus sont du type "obus explosif en Fonte Aciérée modèle 1915". Ces projectiles imposants peuvent provoquer des dommages graves à un tunnel:
22-Mortier de 280 TR Schneider.jpg
22-Mortier de 280 TR Schneider.jpg (239.48 Kio) Consulté 2205 fois
En résumé, les détails manquent pour connaître les effets des tirs de 280 TR sur le Winterberg Tunnel. Il est néanmoins certain qu'au moins une séquence de 12 coups a visé directement l'entrée du tunnel à une heure où la tragédie était déjà consommée à l'intérieur de l'ouvrage mais où l'heure tardive laisse à penser que le tir du mortier était parfaitement réglé après les tirs précédents. A noter que l'écart probable d'un tir à la distance de ceux effectués les 2 et 4 mai est de l'ordre de 20 à 30 m (pour la définition de ce que signifie "l'écart probable" voir un sujet ancien du Forum).
Je reviendrai en fin de cette étude sur les pièces les plus aptes à la précision. Dans ce domaine, il y a une règle immuable dans les conditions techniques de la Grande Guerre: plus le projectile est lourd et plus la vitesse initiale est basse, plus grande est la précision ou du moins plus faible est l'écart probable.
Cordialement,
Guy François.
(à suivre)
ALVF
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par ALVF »

Bonsoir,

Je continue l'étude par l'examen des tirs de vieux serviteurs néanmoins susceptibles de frapper fort.

-3: Emploi de 3 mortiers de 270 de Siège modèle 1885:

Le mortier de 270 de Siège modèle 1885 est une des toutes dernières pièces du système de Bange à entrer en service. Le colonel de Bange a tracé les plans du mortier de 270 dès 1878 mais ensuite, l'adoption d'obus très allongés conduira à de nouvelles études concernant les rayures à adopter. De même, l'étude de la plateforme et de l'affût du mortier s'éternisent de 1880 à 1890 et finalement le mortier de 270 est mis en service pour utilisation dans les équipages de siège. Il est à noter qu'au moment de sa conception, l'Artillerie à Pied allemande se contente de mortiers de 21 cm de différents types et ne rentrera dans la voie du "kolossal" que près de 15 ans plus tard.
En 1914, le mortier de 270 peut tirer de très puissants obus à la distance néanmoins assez faible de 4.300 à 8.000 m à une époque où les obus français de tous calibres ont des charges d'explosif de 50% à 250% plus fortes, à calibre égal, que leurs homologues allemands, une des rares supériorité de l'Artillerie française passée trop souvent sous silence.
Les principaux obus tirés dans le mortier de 270 de Siège sont les suivants:
...1: Obus M en Fonte modèle 1878 M 1908: poids 224 kg, charge d'explosif: 23 kg.
...2: Obus en Fonte Aciérée modèle 1915: poids 152,500 kg, charge explosif: 29,100 kg.
...3: Obus en Acier modèle 1893-1901: poids 152,200 kg, charge explosif: 38,300 kg.
...4: Obus allongé en Acier modèle 1914: poids 224 kg, charge explosif: 66,500 kg.
...5: Obus P de 270 en Acier modèle 1899: poids 229 kg, charge explosif: 66 kg.
...6: Obus explosif en Acier modèle 1916: poids 198,400 kg, charge explosif: 59 kg.
Tous ces obus sont à amorçage de tête. L'écart probable des obus tirés dans le mortier de 270 de Siège est très faible de 13 à 23 m.
Les obus les plus redoutables pour la destruction d'un ouvrage souterrain sont les n° 4, 5 et 6 dont la portée est respectivement de 5.000, 4.300 et 6.650 m.
Schémas des obus:
31-Obus de 270.jpg
31-Obus de 270.jpg (191.7 Kio) Consulté 2104 fois
L'obus en Acier modèle 1916 (noté 6 ci-dessus et 3 sur ce schéma):
32-Obus de 270-1916.jpg
32-Obus de 270-1916.jpg (102.95 Kio) Consulté 2104 fois
En avril 1917, le 12e Groupe du 85e R.A.L.T (23e et 24e batteries, chacune organisée à 3 mortiers de 270 de Siège) a pris position au Bois de Beaumarais et sur la route de Pontavert à Craonnelle sur le versant Sud de la Cote 120,8. A partir du 7 avril, les mortiers ont tiré sur le Plateau de Californie.
Le 12e groupe du 85e RALT est rattaché au Groupement d'A.L.G.P le 19 avril en vue de la reprise de l'offensive et le 25 avril lorsque la reprise de l'offensive sur Craonne est décidée, la 24e batterie du 12e Groupe du 85e RALT est intégrée au Groupe d'Artillerie Lourde Courte de l'AD 36 (Artillerie Divisionnaire de la 36e Division d'Infanterie).
Le 29 avril, il est décidé que 2 mortiers de 270 de la 24e batterie effectueront des tirs de plein fouet sur les organisations au Nord de Craonne.
Les principaux tirs sur la zone objet de cette étude sont les suivants:
-2 mai 1917: 81 coups sur le Plateau de Craonne.
-3 mai 1917: 116 coups sur les Plateaux de Californie et de Craonne.
-4 mai 1917: tir sur entrée Nord du Tunnel (coordonnées x = 214120 et y = 302320): 60 coups puis sur Cimetière de Craonne et entrée du Tunnel: 80 coups (observation par avion).
-5 mai 1917: 7 coups sur entrée du tunnel de 08h30 à 09h03.
Il est difficile de connaître les résultats de ces tirs écrasants. Tout au plus, peut-on noter que:
-compte-tenu des distances, les obus les plus lourds ont pu être employés.
-le grand nombre d'obus tirés et la bonne précision du tir de ces mortiers impliquent des impacts certains dans la zone des abris et entrées de tunnel.
-par contre, les obus à amorçage de tête n'ont pas un grand pouvoir de perforation mais ils peuvent écraser l'entrée d'un tunnel même si, en l'état, ce ne sont pas des obus de "très gros calibre".
Il est certain que ces tirs ont au minimum ébranlé les structures et même pu provoquer des effondrements.
Toutefois, le quatrième volet de l'étude montrera l'hypothèse préférentielle concernant la cause du drame.

Je n'ai pas trouvé d'illustrations montrant ces mortiers de 270 en action dans l'Aisne en 1917.
Voici donc deux illustrations montrant l'aspect de ce "vieux" mortier de Siège de 270 modèle 1885:

-33: à partir du début 1916, les quatre groupes équipés de mortiers de 270 de Siège sont tous intégrés dans l'Artillerie Lourde à Tracteurs. Les vieux chariots porte-corps, les fausses-flèches et les roues des matériels ne peuvent supporter la traction mécanique et il est décidé de transporter tous les éléments (tube, affût, plateforme, châssis) sur des remorques Troy, de fabrication américaine, remorquées deux à deux par de modernes tracteurs Latil TAR ou Renault EG. On voit ici le tube d'un mortier de 270 de Siège et des éléments de plateforme transportés sur deux remorques Troy remorquées par un tracteur Renault en 1916:
33- Mortier 270 modèle 1885 sur remorque Troy.jpg
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-34: au début de 1916, une batterie de mortiers de 270 modèle 1885 de Siège du 83e RALT est en formation près de Vincennes. On distingue les chèvres de place permettant de hisser les différents éléments du mortier sur sa position de tir:
34-270 Mle 1885 83e RALT.jpg
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Cordialement,
Guy François.
(à suivre)
ALVF
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Re: La destruction du Winterberg Tunnel par l'Artillerie française

Message par ALVF »

Bonsoir,

Je continue l'étude par le quatrième type de matériel en action sur le Winterberg Tunnel qui est peut-être celui ayant porté le coup décisif et mortel à l'ouvrage.

-4: le mortier de 370 Filloux:

Le mortier de 370 Filloux est un des rares matériels de l'Armée française ayant porté réglementairement le nom de son concepteur de même que le célèbre 155 GPF (Grande Puissance Filloux), le chef d'oeuvre absolu de cet officier.
Pourtant, à l'origine, la carrière de l'officier n'a pas été favorisée. En effet, malgré une succession d'inventions remarquées de l'affût de rempart des mitrailleuses, au canon de 155 C raccourci des tourelles modernes des forts, à la modernisation du 155 C modèle 1881 modifié Filloux (ce qui lui permet de tirer trois fois plus vite et nous permettra au début de la guerre de battre les contre-pentes où les allemands ont judicieusement placé leurs lignes de défense pour échapper au tir du "75") jusqu'à une succession d'inventions d'accessoires et de modernisations de matériels divers, la carrière de l'officier a été systématiquement bloquée (toujours les "Fiches"!). Le capitaine Filloux attendra ainsi longtemps sa Croix de la Légion d'Honneur et son galon de chef d'escadron qui n'interviendra qu'au moment de son départ de l'Armée en 1913 pour rejoindre le lieutenant-colonel Deport (le "Père" du 75) à la Société Châtillon-Commentry et bientôt Schneider.
Dès 1909, le capitaine Filloux a étudié un très puissant mortier de 370 utilisant la voie de 0,60 m ou la route pour sa mise en batterie et a pu faire construire à Bourges un prototype, certes presque achevé à la fin de 1913, mais "mis de côté" ensuite jusqu'à la guerre. En novembre 1914, le Ministre de la Guerre rappelle d'urgence à Bourges le chef d'escadron Filloux, mobilisé comme commandant d'un groupe d'artillerie de campagne de réserve, afin d'achever la mise au point du mortier de 370 et de lancer sa production.
En janvier 1915, 10 mortiers de 370 sont commandés (4 à l'Atelier de Construction de Bourges, 4 à Saint-Chamond et 2 à Schneider). Quatre mortiers sont prêts pour les offensives d'automne 1915 mais c'est en 1916 que les mortiers de 370 Filloux font la preuve de leur très grande puissance à Verdun et sur la Somme.
Quatre autres mortiers 370 sont encore commandés pendant la guerre. Pour gagner du temps dans la construction, un tube ébauché de 340 de Marine modèle 1912 est tronçonné et alésé pour donner naissance à 2 tubes de mortiers de 370.
Le mortier de 370 Filloux emploie trois types d'obus:
...1: Obus allongé en Acier modèle 1914 à amorçage de tête, poids 500 kg, charge d'explosif: 150 kg.
...2: Obus en Acier modèle 1915 à amorçage de tête, poids 404 kg, charge d'explosif: 99,300 kg.
...3: Obus en Acier modèle 1915 à amorçage de culot, poids 540 kg, charge d'explosif: 76 kg.
A noter la très forte charge d'explosif de l'obus n°1, seul l'obus D modèle 1915 de 400 a une charge plus forte (180 kg d'explosif).
Schéma des obus:
44-Obus 370 Filloux.jpg
44-Obus 370 Filloux.jpg (173.85 Kio) Consulté 1989 fois
A la fin du mois d'avril 1917, lors des études préliminaires à la reprise de l'offensive sur Craonne, le lieutenant-colonel Kaiser, représentant de la Réserve Générale d'Artillerie Lourde (R.G.A.L) ayant en charge l'ALGP des Ve et Xe Armées décide d'accorder le concours d'un mortier de 370 Filloux pour l'attaque de Craonne et du Plateau de Californie. En effet, quatre mortiers de 370 Filloux sont en batterie depuis la fin de mars 1917 dans le ravin de Paissy où ils ont tiré en avril 1917 sur des objectifs situés à l'Ouest du Plateau de Californie en direction duquel ils ne sont pas orientés. La position de Paissy présente un avantage considérable car elle prend d'enfilade tout le versant Nord du Plateau de Californie, zone où se trouvent les abris et les entrées de tunnels permettant à l'ennemi de se protéger et de gagner en sûreté les premières lignes.
Il convient donc d'orienter un mortier de 370 Filloux dans cette direction favorable car, dans le tir d'enfilade, tous les coups peuvent porter (la dispersion latérale est négligeable et la dispersion en portée peut permettre des impacts sur nombre de points intéressants hors du point visé proprement dit).
Ordre est donné le 29 avril 1917 à la 68e batterie du 27e Groupe du 3e R.A.P d'orienter le mortier de 370 Filloux le mieux positionné en direction de la zone des abris et tunnels du Nord du Plateau. Le mortier de 370 Filloux n°9 est donc installé au moyen de la voie de 0,60 m (qui sert à l'armement de tous ces mortiers) sur une nouvelle plateforme métallique afin d'accomplir sa mission.
Le détail et les horaires des tirs du mortier ne sont pas connus avec exactitude mais il est certain que tous les tirs ont été exécutés avec l'obus de 500 kg (à charge de 150 kg d'explosif). Ce choix montre la volonté de détruire avant tout les entrées d'abris et de tunnels et non de les perforer puisque les obus à amorçage de culot ne sont pas employés.
Les tirs connus sont les suivants:
-4 mai 1917: 20 obus de 500 kg sur les entrées des abris et "grottes" au Nord du Plateau puis 20 autres obus sur une batterie casematée au Nord-Ouest de Craonne.
-5 mai 1917: 5 obus sur l'entrée d'un tunnel (même objectif que la veille), probablement le Winterberg Tunnel, ensuite 3 obus sur des abris au Sud de la Forêt de Vauclerc et de nouveau 6 obus dans la zone des abris.
Pendant ces journées tragiques, le mortier de 370 Filloux a donc tiré 54 obus de 500 kg. La batterie reçoit le 5 mai un nouvel approvisionnement de 75 obus de 500 kg.
Quelques illustrations:
-43: photographie de l'obus de 500 kg modèle 1914 très allongé (1,427 m):
43-Obus 370 Filloux 500 kg.jpg
43-Obus 370 Filloux 500 kg.jpg (234.39 Kio) Consulté 1989 fois
-41: le mortier de 370 Filloux n°9 dans le Ravin de Paissy en mai 1917, on distingue notamment:
-la voie de 0,60 m à l'arrière de la plateforme permettant l'armement de la position.
-à l'arrière plan, l'ancienne position du mortier pour l'attaque du 16 avril est visible. Cette position apparaît plus profonde et le mortier y était mieux abrité, la nouvelle position a nécessité un minimum de terrassement compte-tenu de l'urgence afin d'être prête pour la reprise de l'attaque.
-en haut du cliché, quelques maisons sont visibles, probablement du village de Paissy.
41-370 Filloux Paissy près Vassogne 1917.jpg
41-370 Filloux Paissy près Vassogne 1917.jpg (240.11 Kio) Consulté 1989 fois
-42: autre vue de mortier de 370 Filloux dans le Ravin de Paissy en mai 1917:
42-370 Filloux Paissy Aisne 1917.jpg
42-370 Filloux Paissy Aisne 1917.jpg (238.31 Kio) Consulté 1989 fois
En résumé, le mortier de 370 Filloux n°9 semble avoir eu un rôle majeur, sinon décisif, dans la destruction du Winterberg Tunnel en fonction des faits suivants:
-ses tirs correspondent bien à la chronologie allemande du drame.
-la détonation de ses obus de 370 à charge de 150 kg d'explosif correspond bien à la mention de celle d'un "obus de très gros calibre" (d'autant plus que le 370 obusier ALVF n'a pas tiré le 4 mai 1917).
-son tir prenant d'enfilade la zone des abris et les entrées de tunnels situés au nord du Plateau a été certainement très précis car l'écart probable des obus tirés par le mortier de 370 Filloux est faible (j'y reviendrai).
-l'angle de chute élevé des projectiles accentue les effets d'écrasement.

Je suis convaincu que des archives plus précises existent encore dans des cartons du SHD qui permettraient de transformer mon hypothèse en certitude!
Je reviendrai dans un ultime message sur quelques aspects techniques du tir du mortier de 370 Filloux.
Cordialement,
Guy François .
(à suivre)
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