Bonjour à tous,
Rencontre avec un objet inconnu le 19 Janvier 1918. Rapport du capitaine.
Je soussigné Alexandre Raymond AMOUR, CLC, LV auxiliaire, commandant le vapeur LUTECE immatriculé à Rouen, armateurs Lemoine et Fils, déclare ce qui suit :
Quitté Rouen le 19 Janvier à 10h00 du matin sur lest à destination de Swansea. Pris le convoi quittant la rade du Havre le même jour à 16h00. Etant en retard d’un quart d’heure, j’ai forcé pour rejoindre le convoyeur de tête et, l’ayant reconnu, suis resté derrière lui, l’ayant à 700 m sur bâbord. J’avais sur bâbord un cargo peint en gris et à 1 mille sur tribord le contre-torpilleur FRANCISQUE.
Beau temps, vent de SW, mer peu agitée, feux de route éteints et route au NW. J’étais de quart sur la passerelle, venant de relever Barfleur à l’Ouest à 16 milles, marchant à 48 tours, quand à 20h45, j’ai ressenti un violent choc et un ébranlement général du navire. J’ai pensé avoir été torpillé par le travers. Sur la passerelle, le compas a sauté et les lampes se sont éteintes, avec leurs verres brisés. Craignant une deuxième torpille, j’ai continué ma route en sifflant et en tirant le canon comme alarme.
J’ai empêché que l’on monte dans les embarcations, ayant vu celle de tribord presque amenée sans ordre. J’ai réussi à conjurer la panique en déclarant qu’il n’y avait pas d’eau dans les cales. Voyant FRANCISQUE se diriger vers moi, j’ai ordonné au TSF de ne pas émettre pour ne pas brouiller les signaux. J’ai marché pendant dix minutes après le choc et, m’étant rendu compte que je pouvais sauver mon navire, quoi que faisant un peu d’eau à l’avant, j’ai dit à FRANCISQUE que j’avais l’intention de rentrer sur Le Havre et lui ai demandé de me convoyer. Tout alla très bien, mais je sentais au tangage mon navire très ébranlé.
Entré au Havre à 02h00 du matin et accosté dans le bassin de l’Eure pour passer en cale sèche afin de me rendre compte des dégâts.
J’adresse mes félicitations à mes officiers et à mon chef de section pour l’aide qu’ils m’ont donnée dans un commencement de panique, et pour avoir tiré au canon pour attirer l’attention des voisins.
Consignes reçues avant l’appareillage
Joindre le convoi de 16h00 au départ de la rade du Havre. Le suivre jusqu’à Sainte Catherine. De jour, côtoyer le plus près possible et ranger les caps Portland et Startpoint. Passer à 2 milles dans le Sud d’Eddystone, ranger Lizard, côtoyer le plus près possible la côte de Cornouailles et passer entre Lundy et Hartland en faisant route sur Swansea. Eviter les zones dangereuses dont la liste est jointe.
Rapport de passage en cale sèche
L’examen en cale sèche de la coque de LUTECE n’a révélé aucune trace de choc, aucune éraflure qui puisse fournir une indication sur la cause de la violente secousse subie par le bâtiment.
L’impression ressentie à bord a été celle d’un soulèvement général du navire. Toutes les lampes se sont éteintes et trois plaques du parquet supérieur de la machine, pesant 50 kg chacune, sont sorties de leur encastrement. Quelques dégâts matériels secondaires ont été enregistrés.
Rapport de l’officier AMBC
Aucun des veilleurs n’a rien vu. Seul un remous fut observé à tribord arrière après l’explosion et sur lequel fut déchargée la pièce arrière. L’ordre de cesser le feu a été donné par le commandant le champ de tir étant engagé par les bâtiments du convoi.
Le chef de section s’est plaint que les canonniers n’étaient pas à leurs postes. Il a dû lui-même tirer le coup de canon d’alarme. Le canonnier JEAN aurait dû se trouver près de sa pièce et non sur la passerelle.
La bordée de quart ne s’est pas montrée à hauteur de sa tâche. Le timonier a lâché la barre et le capitaine a dû la prendre, malgré toutes ses occupations, pour diriger le navire et éviter un abordage car il y avait des bateaux de chaque côté.
L’homme de bossoir tribord et le canonnier de bâbord ont quitté leurs postes pour sauter dans les embarcations sans en avoir reçu l’ordre.
L’aide canonnier SARDA, de veille à la pièce avant a, dès l’explosion, abandonné son canon chargé pour aller chercher sa ceinture de sauvetage. Une telle façon de procéder est inadmissible, surtout en pleine alerte. J’estime que le canonnier Sarda doit être très sérieusement puni.
Rapport de la commission d’enquête
La commission reprend le déroulement des faits et indique :
L’hypothèse la plus rationnelle de cet ébranlement est celle d’une explosion sous-marine à distance, provenant soit d’une mine explosant en profondeur par suite d’un retard de la mise à feu, soit d’une torpille également mal réglée explosant dans les fonds. Le bruit sourd de cette explosion a été entendu à bord de LUTECE ainsi qu’à bord du convoyeur, sans qu’aucune gerbe d’eau ou aucun bouillonnement n’aient été aperçus à la surface.
Le chef de section et son canonnier de veille ont tiré un coup de canon d’alarme et la machine a été stoppée quelques instants, puis remise en marche après accord avec le convoyeur pour retour sur Le Havre. Cette manœuvre a été dictée par l’ignorance des avaries possibles. L’action du commandant pour transmettre les ordres à la machine a été paralysée par une panique déplorable qui s’est produite à bord.
L’enquête a révélé que :
- Le timonier de quart a abandonné la barre pour fuir aux embarcations.
- Le canonnier de veille à la pièce avant a abandonné sa pièce chargée sous prétexte d’aller chercher sa ceinture de sauvetage
- Les chauffeurs de quart ont abandonné la machine pour se sauver sur le pont
- L’ensemble de la bordée de quart a cherché à amener sans ordre les embarcations, provoquant une panique générale dans le reste de l’équipage
La commission adresse des reproches sévères au personnel de LUTECE. Elle fait ressortir le danger que font courir à la sécurité de tous de pareilles défaillances et rappelle chacun à une meilleure option du devoir, du courage et de la discipline.
Les rôles de LUTECE étaient bien tenus, les cloisons étanches bien fermées, les appareils TSF, visités à Rouen, en excellent état. L’interrogatoire du télégraphiste fait néanmoins constater l’irrégularité de l’affichage réglementaire des points de route au poste TSF.
Le capitaine de LUTECE a l’habitude de rencontrer l’ennemi. En Octobre 1916, il a obtenu un témoignage de satisfaction pour une attaque de sous-marin et en Juin 1917 a été cité à l’Ordre du Régiment pour le même motif.
Sanctions
Témoignage de mécontentement
Personnel de quart de LUTECE
A montré, par une panique injustifiée, un manquement absolu à ses devoirs et à la discipline.
Sanctions disciplinaires
SARDA Joseph Aide canonnier (Novice AMBC)
De veille à l’avant, a abandonné sa pièce chargée sous prétexte d’aller chercher sa ceinture de sauvetage
LEVENNEC Pierre Matelot timonier
A quitté son poste sans en avoir reçu l’ordre pour se précipiter vers les embarcations de sauvetage
LE GUILLOU Jean Matelot de veille au bossoir
A abandonné son poste sur la passerelle pour se rendre sans ordres aux embarcations.
KERNAOUET François
VIGO Gustave tous deux chauffeurs de quart
Ont quitté sans ordres la machine pour monter sur le pont alors que cette machine était en parfait état. Une sanction spéciale sera prononcée contre le chauffeur Vigo qui, sur l’observation de son chef mécanicien d’avoir à regagner son poste, ne l’a fait que tardivement et non sans s’être livré à son égard à des paroles aussi inconvenantes que contraires à la discipline.
L’objet ayant explosé
N’a pas été identifié.
Toutefois la position (16 milles Ouest de Barfleur) pourrait très bien correspondre au passage du sous-marin U 55 du Kptlt Wilhelm WERNER qui faisait alors route de Lizard vers le Pas de Calais. Il était à St Yves le 16 et au Tréport le 20 Janvier. Il pourrait donc avoir lancé une torpille sur LUTECE le 19, torpille qui aura manqué son but.
A vérifier avec son KTB puisque ce sous-marin a survécu à la guerre.
A moins que ce ne soit une mine…
Cdlt