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par olivier 12 » jeu. juin 23, 2016 11:04 am
Bonjour à tous,
Rapport du 13 Février 1917 du Conseil de Guerre Maritime sur l’affaire du ROUEN
Ce très long rapport de 17 pages concerne :
VATTIER Eugène QM de timonerie 39130.1
BOEFFARD Auguste Matelot de 2e classe Le Croisic 92074
LOYER Armand Matelot de 3e classe Dunkerque 5341
LEMOIGNE Auguste Matelot chauffeur de 3e classe La Hougue 5422
BOUVILLE Joseph Matelot de 3e classe St Valéry sur Somme 2338
MOISSON Eugène Apprenti marin 40885.1
Tous de l’éclaireur auxiliaire ROUEN, inculpés d’abandon de poste (délit ou crime puni par l’article 284 du code de justice maritime).
Exposé des faits
Le 28 Décembre 1916 vers 17h00, l’éclaireur auxiliaire ROUEN fut torpillé par tribord avant. Une violente explosion se produisit et provoqua au bâtiment des dégâts tels que quelque temps après l’avant se détacha en bloc. Le bâtiment ne dut son salut qu’à l’étanchéité de la cloison mise au contact de l’eau.
Le torpillage et l’explosion jetèrent à bord un grand émoi et une certaine perturbation au cours de laquelle la baleinière bâbord fut amenée très vite et quitta le bord avec 6 hommes dans des conditions que nous aurons à préciser. Ces 6 hommes en recueillirent un 7e que l’explosion avait jeté par-dessus bord, puis tous furent recueillis par le sous-marin GERMINAL qui naviguait de conserve avec le ROUEN. Ces six hommes ont été, suite à ces faits, inculpés d’abandon de poste.
Les explications des inculpés, toutes à peu près les mêmes, sont les suivantes : ils n’ont pas eu, plus que personne à bord, l’intention de quitter leur navire. Ils affirment avoir entendu dire d’amener les embarcations. Tout le monde d’ailleurs courait aux canots et leur baleinière s’est trouvée amenée plus vite que les autres. Elle était à l’eau depuis quelques minutes quand la bosse, que l’on avait eu soin de tourner à bord, se rompit. Ils sont partis à la dérive. Ils se sont alors efforcés de rejoindre le bâtiment et allaient y parvenir quand on leur a dit de s’écarter à cause de la manœuvre. Ils se sont alors dirigés vers GERMINAL qui les a recueillis.
En ce qui le concerne, Moisson ajoute qu’ayant vu un homme à la mer, il a embarqué dans la baleinière pour aider à le sauver.
Dans leur ensemble (sauf pour Moisson) les déclarations des inculpés sont en contradiction formelle avec les dépositions des principaux témoins.
Tous les inculpés affirment avoir entendu donner l’ordre d’amener les embarcations : Vattier par le commandant lui-même en réponse à une question qu’il lui a personnellement posée. Boeffard est moins précis ; il a entendu dire d’amener les embarcations, mais ne sait pas par qui. Il reconnaît que c’est peut-être par quelqu’un de non qualifié pour cela. Lemoigne croit que l’ordre venait du commandant, mais qu’il a peut être mal compris et qu’il s’agissait peut-être seulement de disposer les embarcations. Loyer dit comme Vattier que l’ordre venait du commandant et Bouville a entendu dire, mais ne sait par qui : « Commencez à mettre les embarcations à la mer ». Moisson croit que c’est le commandant lui-même qui a donné l’ordre d’amener.
Or aucun officier, aucun gradé parmi ceux qui ont déposé, n’a donné cet ordre.
Le commandant ne se souvient pas avoir été questionné au sujet des embarcations, ni avoir donné un ordre à leur égard. L’officier en second a donné à tous ceux qui étaient montés dans les embarcations d’en sortir. L’officier de quart a crié dès le début : « Qu’on amène pas les embarcations ». Son ordre a été répété par le second maître Landic. Le 1er maître de timonerie Griessemann est intervenu pour faire redescendre les hommes déjà montés dans les canots. Il a donné l’ordre au Sd maître de manœuvre Bamière la consigne de faire disposer les embarcations, mais de s’opposer à ce qu’elles soient amenées. Enfin, le Sd maître Delestre s’est lui aussi opposé en termes très énergiques à ce qu’on amène les embarcations.
Il y a donc contradiction formelle entre ces déposants et les déclarations des inculpés. De plus, les inculpés affirment que, revenus à la hauteur du bâtiment après avoir dérivé, ils ont entendu une voix, attribuée à Monsieur Le Dizès, qui leur disait : « N’accostez pas. Nous sommes en route. » Monsieur Le Dizès affirme n’avoir pas donné cet ordre.
A première vue, ces contradictions semblent dérangeantes pour les inculpés et on serait tenté de les qualifier de menteurs, de penser qu’ils se sont concertés. Cette conclusion s’imposerait si on se trouvait en présence de marins de mauvaise conduite. Mais on hésite à le faire si on considère que ces hommes sont tous de bons serviteurs. Aucun d’eux n’a jamais subi un seul jour de prison. Ils n’ont encouru que de très légères punitions, et Moisson n’en a aucune. L’appréciation des officiers et des gradés du bord est élogieuse à leur égard. Dans ces conditions, un examen minutieux s’impose et, pour cela, une description sommaire des lieux paraît indispensable.
Description des lieux et déroulement de la mise à l’eau
La passerelle, ou spardeck car les deux mots ont été employés, forme un pont supérieur occupant toute la largeur du bâtiment et le recouvrant sur une longueur de 75 m. Des deux côtés de cette passerelle sont installées les embarcations au nombre de six, trois de chaque côté. Les deux baleinières sont à l’avant et les 4 canots au centre et à l’arrière. Tandis que ces 4 canots étaient disposés sur la passerelle même, sur leurs chantiers, les baleinières étaient suspendues à leurs bossoirs, tournées en dehors et fixées par une saisine contre un espar afin de les empêcher de se balancer. Il résulte de cela que la mise à la mer des canots était une opération plus longue que celle des baleinières, qui était extrêmement facile et pouvait être très rapide. Il suffisait en effet de détacher les saisines et de larguer les garants. Deux hommes aux garants et trois à l’intérieur pour déborder suffisaient à cette manœuvre qui pouvait être faite en quelques secondes. Ajoutons sans tarder que la baleinière de tribord avait été mise en pièces par l’explosion et même rejetée sur la passerelle.
Les télégraphes, poste essentiel du commandement, près desquels se trouvaient le commandant et l’officier de quart, sont situés à tribord, tout à fait à l’avant de la passerelle, à plusieurs mètres en avant de la position des baleinières, soit à une dizaine de mètres de la baleinière bâbord. En outre, ils en sont séparés par le poste de timonerie. Du poste de commandement, on ne peut voir ce qui se passe à la baleinière bâbord.
Ajoutons que les chambres des officiers et la salle à manger du commandant se trouvent sur le pont principal, sous la passerelle, et s’ouvrent sur une coursive qui longe tout le bord du bâtiment.
Les lieux étant ainsi décrits, deux questions préalables se posent :
- Y avait-il des mesures prises à l’avance et des ordres donnés pour l’évacuation en cas de périls ?
- L’accident a-t-il causé une panique à bord ?
Comment se fait-il qu’aussitôt l’explosion arrivée, un grand nombre d’hommes se soit précipité aux embarcations ? En admettant même qu’il y eût péril imminent, ces hommes n’avaient-ils pas à bord un rôle d’évacuation, et dans l’affirmative, non seulement les inculpés. Tous ceux qui se sont précipités aux canots n’ont-ils pas manqué à leur devoir ?
Il paraît étrange que Vattier, quartier maître de timonerie, se soit occupé d’amener une embarcation, en supposant même que l’ordre en ait été donné d’une façon générale. Ce n’était pas à lui de s’en occuper !
Or à cette question : « Y avait-il un rôle d’évacuation ? » les réponses des témoins sont assez différentes.
Le commandant et l’officier en second disent « Non ». Mr. Le Dizès, Enseigne de Vaisseau dit : « Je ne sais pas, il y en a eu autrefois… » Le second maître Landic l’ignore. Le QM de timonerie Le Cadet croit qu’on était en train de le refaire…Le 1er maître Griessemann, le sd maître fusilier Jegou, capitaine d’armes, le sd maître chauffeur Delestre disent qu’il existait un rôle d’évacuation, mais qu’on ne s’était jamais préoccupé d’en assurer l’exécution. Les petites cartes remises aux hommes prévoyaient bien les postes de combat, de lavage, mais le poste d’évacuation était laissé en blanc.
Il résulte de cela qu’en cas de péril imminent des ordres immédiats devaient être donnés, sinon, la conduite de chacun dépendait de son impulsion personnelle. C’est précisément ce qui s’est produit. Il ne faut rien de plus pour le prouver que la conduite du second maître chauffeur Delestre s’occupant d’empêcher les hommes d’amener les embarcations alors que sa place n’était vraiment pas là, pas plus que celle du QM de timonerie Vattier.
2e question à propos de l’affolement. Ce point n’est pas sans importance pour l’appréciation de la conduite de l’équipage. Il résulte de l’ensemble des dépositions qu’il n’y a pas eu en réalité de danger immédiat, mais qu’on a pu le croire un instant. Le commandant déclare qu’au premier moment, il était difficile de se rendre compte de la situation, mais qu’un examen de quelques minutes lui a donné l’impression qu’il n’y avait pas de danger imminent. Le bâtiment s’est un peu enfoncé de l’avant et a donné de la bande à tribord, mais pas dans des proportions inquiétantes. L’avis des officiers de GERMINAL est que le naufrage ne leur a pas paru imminent. Il est vrai qu’ils pouvaient en juger plus froidement que les gens du ROUEN lui-même.
Mais qu’il y ait eu ou non danger immédiat, on ne saurait contester qu’il y a eu à bord, sinon un moment d’affolement (c’est un mot qu’on hésite toujours à prononcer) du moins un gros émoi. C’est l’avis des principaux témoins. L’explosion a été violente, la stabilité du navire a été modifiée, et la preuve de cet instant d’inquiétude réside dans la course de l’équipage sur le pont vers les embarcations qui se sont trouvées envahies. Ce moment d’inquiétude a été court, disent les témoins, mais la baleinière bâbord a été mise à l’eau en fort peu de temps. C’est en tenant compte de cet état d’esprit qu’il faut envisager les explications des inculpés. Elles se résument en trois points essentiels :
- Ils ont entendu dire d’amener les embarcations et en le faisant considèrent qu’ils ont exécuté un ordre
- Ils assurent qu’une fois à la mer, ils ont été éloignés du bord car la bosse s’est rompue
- Ils affirment avoir essayé dès qu’ils l’ont pu de rallier le bord et d’en avoir été empêchés par un ordre venu du bord
Les ordres donnés
La question des ordres donnés est en vérité bien nuageuse ! A prendre une à une les dépositions des témoins, l’ordre de ne pas amener les embarcations a été donné de triple façon :
- Par l’officier de quart Monsieur Le Dizès qui, lorsqu’il a constaté que la machine répondait à son appel, a crié : « Qu’on n’amène pas les embarcations, on manœuvre », ordre répété par le second maître Landic à haute voix et transmis jusqu’à l’arrière
- Par le 1er maître de timonerie Griessemann qui, sur l’arrière de la passerelle, s’efforçait de rassurer l’équipage et par les seconds maîtres Delestre et Bamière
- Par l’officier en second Monsieur Servais qui a donné l’ordre de débarquer aux gens qui étaient déjà dans les embarcations amenées à hauteur du pont
Comment expliquer dans ces conditions que la baleinière bâbord ait été amenée malgré des ordres contraires. Est-il possible que ces ordres n’aient pas été entendus par les inculpés ?
Le point d’où l’officier de quart a crié est à tribord, à 12 m de l’emplacement de la baleinière. En outre, il en est séparé et la vue en est masquée par la timonerie. Il est fort possible, à notre avis, que l’ordre de Monsieur Le Dizès n’ait pas été entendu par les inculpés. Le commandant lui-même ne l’a pas entendu non plus. Cet ordre a été répété il est vrai par le sd maître Landic et aurait été transmis jusqu’à l’arrière. Mais un autre témoin ne parle pas de cette transmission et ni Griessemann, ni Delestre, ni Bamiere ne l’ont entendue. Le QM Rosé, qui était au canot tribord, le plus proche de l’avant, ne l’a pas entendu davantage. Si cet ordre a été répété à haute voix avant que Rosé n’arrive sur la passerelle, il est étonnant que le QM Le Saux, qui au moment de l’explosion était auprès de l’officier de quart, ne l’ait pas entendu non plus. Si cet ordre n’a été entendu ni à tribord, ni sur l’arrière, à fortiori il ne l’a pas été à bâbord.
Les ordres donnés par Griessemann, Delestre et Bamiere sur l’arrière de la passerelle ont eux aussi fort bien pu ne pas être entendus de la baleinière bâbord. La distance minimum est de 8,50 m et, à supposer que les ordres aient été donnés à la hauteur moyenne des deux canots, la distance serait de 25 m. C’est plus qu’il n’en faut avec le bruit ambiant pour empêcher ces ordres de parvenir à la baleinière.
Enfin, l’ordre du second, Monsieur Servais, est difficilement explicable. D’après lui, il a été donné non de la passerelle, mais du pont lui-même. Il dit avoir donné l’ordre d’évacuer les embarcations alors que les canots étaient déjà à hauteur du pont et la baleinière à mi-hauteur entre le pont et la mer. Or il n’est pas possible que les manœuvres soient déjà arrivées à ce point si peu de temps après l’explosion, puisque Monsieur Servais, dont la chambre donne sur le pont, n’a eu que le temps d’en sortir et de se munir d’une ceinture de sauvetage. Bien plus, d’après les autres déposants, le premier canot ne fut pas amené. Il mollit un peu sur ses palans et n’atteignit même pas le niveau de la passerelle. Quant au 2e canot, qui servit à déposer les blessés, il ne fut amené que dix minutes après l’explosion à hauteur de la passerelle, et plus tard encore à hauteur du pont. Les dépositions des témoins Mainguy et Saillard, qui ont manœuvré ces canots sont en concordance avec les déclarations des inculpés. Dans ces conditions, on ne peut faire cas de la déposition du second Servais au sujet de l’ordre qu’il aurait donné en raison de l’obscurité dont elle reste enveloppée.
Mais non seulement les inculpés affirment n’avoir pas entendu les ordres de ne pas amener les embarcations, mais ils affirment avoir entendu l’ordre contraire et la plupart pensent que cet ordre venait du commandant lui-même. Vattier l’affirme formellement et le maintient, tandis que le commandant dit ne pas s’en souvenir…Vattier l’a même soutenu devant le commandant lui-même lorsqu’il a eu l’occasion de le rencontrer plus tard au 1er dépôt. Le commandant, narrant cette rencontre, ajoute : « L’appréciation que j’ai de cet homme et le ton qu’il a mis dans sa réponse me font croire qu’il était sincère. J’en arrive à me demander si l’ordre qu’il affirme avoir entendu n’a pas été lancé par quelqu’un pris de peur, ou s’il n’a pas mal interprété l’ordre contraire lancé par l’officier de quart. »
Ce ton de sincérité, Vattier l’a eu dans son interrogatoire et on ne peut s’empêcher d’être remué en lisant (et à fortiori en entendant) cette supplication qu’il nous a faite au milieu des sanglots et des larmes : « Il me semble que ce n’est pas abandonner son bateau que d’obéir à un ordre que l’on a la conviction intime d’avoir entendu, de descendre dans une embarcation après avoir pris la précaution de bien tourner la bosse à bord puis, cette bosse ayant cassé, de faire tous ses efforts pour regagner le bord. Je n’ai jamais eu de punitions. J’ai cinq frères au front et je rougirais devant eux d’être soupçonné d’avoir fait un tel acte de lâcheté ».
Des déclarations analogues ont été faites par les autres inculpés, notamment Lemoigne et Moisson qui a servi neuf mois à la brigade et a embarqué sur le ROUEN à sa demande.
Aussi sommes-nous amenés nous aussi, comme le commandant, si les hommes n’ont pas mal interprété les ordres donnés. Entre « Disposez les embarcations » et « Amenez les embarcations », il peut y avoir confusion, surtout dans un moment d’émoi comme celui qui s’est produit à bord.
En allant plus loin, il faut se poser la question de savoir si le commandant n’a pas, sinon formellement donné l’ordre d’amener les embarcations, du moins répondu de façon évasive à la question que prétend lui avoir posée Vattier. Il aurait alors pris cela pour un ordre. Vattier persiste dans son affirmation, mais pense qu’il est possible que le commandant n’ait pas gardé le souvenir de tout ce qui s’est passé.
Or ce défaut de mémoire, étonnant à première vue, n’est pas impossible si on le rapproche d’autres défauts de mémoire mis en lumière au cours de l’instruction.
Défaut de mémoire du 1er maître Griessemann qui ne se souvient pas avoir donné l’ordre de re-hisser le canot bâbord avant. Il a fallu que le matelot Poultai le lui rappelle pour qu’il admette que ce canot avait été mis en dehors de ses bossoirs, ce que confirmait les dépositions des QM Rosé et Le Cadet et du matelot Saillard.
Défaut de mémoire de l’officier en second, l’EV Servais, qui ne se souvient pas d’avoir lui-même attaché la ceinture de sauvetage du second maître Delestre qui le lui demandait, un peu familièrement d’ailleurs. Cela eût dû lui laisser un souvenir ! Défaut de mémoire de ce même officier qui croit avoir vu les canots amenés à hauteur du pont à un moment où ils ne pouvaient pas y être.
Défaut de mémoire du commandant lui-même qui ne se souvient pas de ce qu’a fait son second alors que celui-ci était près de lui sur la passerelle peu de temps après l’explosion. Défaut de mémoire encore quand il ne se souvient pas des paroles à lui adressées par le second maître Delestre lui signalant la baleinière qui s’écartait.
Après cela, peut-on supposer qu’au milieu de l’émoi causé par le torpillage, le commandant ait oublié la question posée : « Faut-il mettre à la mer les embarcations ? » et la réponse sans doute distraite qu’il a pu faire…
Si nous cherchons ainsi pourquoi l’affirmation de Vattier est vraisemblable, c’est qu’indépendamment de son air de profonde sincérité, on ne voit pas quel intérêt il aurait à la soutenir s’il n’était convaincu de son exactitude. Il eut été bien plus simple et moins compromettant pour lui de dire comme les autres qu’il lui semblait que la parole entendue venait du commandant.
Quoi qu’il en soit de ce qu’a pu dire le commandant, il est très vraisemblable qu’au moment où une grande partie de l’équipage se précipitait aux embarcations, quelqu’un ait prononcé des paroles prises pour des ordres tendant à faire amener les embarcations. Delestre dit que ses ordres ont pu ne pas être entendus en raison de la distance et du bruit. On distinguait des cris de « Poussez, amenez… » Que ce soit la cause de la conduite des inculpés ou qu’ils aient mal compris les ordres réellement donnés, nous estimons qu’il n’est pas établi qu’ils aient voulu ouvertement agir contre les ordres reçus.
Tout au plus admettrions-nous qu’ils ont agi sans ordres, et qu’à défaut de poste d’évacuation ils ont pris l’initiative de s’occuper de cette embarcation tout comme d’autres sont allés aux autres canots.
Il appert en effet des dépositions de plusieurs que la manœuvre des embarcations a été faite pour ainsi dire sans commandement. Le Cadet, Saillard et Mainguy qui y ont travaillé, déclarent formellement que c’est de leur propre initiative qu’ils ont exécuté ces manœuvres. La déposition de Mainguy résume la situation : « J’ai couru comme mes camarades. Evidemment, tout le monde a couru car on a cru tout d’abord parmi l’équipage au danger de naufrage. Nous sommes d’ailleurs persuadés que si la manœuvre des canots avait été aussi simple que celle de la baleinière, elle n’aurait pas été la seule à se retrouver à la mer ».
Les inculpés
Il paraît bien que tout le monde partage cet avis qui prend son fondement dans la modération et les restrictions des dépositions qui devraient être les plus écrasantes pour les inculpés.
Le commandant ne cache pas l’estime qu’il porte aux principaux inculpés. Nous avons dit ce qu’il pense de Vattier. Mr. Servais dit : « Peut-être n’ont-ils rien entendu ». Mr Le Dizès reconnaît que la baleinière a été mise à la mer très vite et ajoute « Peut-être y était-elle déjà quand j’ai donné l’ordre contraire ». Le 1er maître Griessemann, au milieu d’une appréciation très élogieuse des inculpés dit : « Ils ont du entendre quelqu’un dire d’amener la baleinière sans se rendre compte de qui émanait cet ordre, et ont amené cette embarcation ce qui paraît assez naturel ».
Tous refusent de croire que les inculpés ont voulu se sauver. « Je connais trop Loyer et Lemoigne », dit Griessemann « pour croire qu’ils ont voulu s’esquiver. Quant à Vattier, lui non plus n’est pas homme à fuir le danger ».
Défense des inculpés
Mais continuons d’examiner la défense des inculpés. Ils semblent tirer argument en leur faveur de l’attitude de l’officier en second qui, une fois la baleinière mise à l’eau, les regardait depuis la passerelle sans leur faire d’observations.
Monsieur Servais reconnaît en effet avoir eu cette attitude. Il aurait dû leur faire des reproches et leur enjoindre de remonter. Sans doute ne savait-il pas s’il était opportun de hisser cette embarcation et a-t-il préféré ne rien dire. Il est assez difficile de voir là une approbation de leur conduite. D’ailleurs, presque aussitôt la baleinière est partie à la dérive, la bosse ayant rompu.
La question de la bosse n’est guère moins nuageuse que celle des ordres donnés. D’après les témoins interpellés, la bosse était, à la mer, normalement amarrée à bord dès l’appareillage. Or Boeffard prétend l’avoir passée à bord à quelqu’un qui l’a tournée probablement au pied du bossoir. Si Boeffard, qui affirme avoir agi ainsi, et ses camarades qui confirment ses dires ont inventé cette circonstance pour prouver qu’ils n’ont pas voulu fuir, ils ont été en vérité bien mal inspirés. Puisque la bosse était normalement tournée à bord à l’avance, il était inutile d’inventer cette histoire. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à émettre que la précaution consistant à amarrer la bosse à bord était quelquefois prise, mais pas toujours, et elle ne l’avait pas été ce jour-là.
Quoi qu’il en soit, qu’elle fut amarrée à l’avance ou qu’elle l’ait été à ce moment, la baleinière a été retenue le long du bord par sa bosse. Le second maître Bamière l’y a vue et le 1er maître Griessemann croit que la baleinière était retenue comme d’habitude par sa bosse. Quelques minutes après avoir touché l’eau, la baleinière est partie à la dérive. D’après les inculpés, la bosse s’est rompue. Griessemann estime que cette explication est fausse car un cordage de cette force ne se rompt pas si aisément. Il pense qu’elle a plutôt été larguée. Ceci est en effet possible, l’amarrage ayant été fait hâtivement et la bosse s’étant trouvée violemment tendue, tant à cause du clapotis que de la vitesse acquise du navire. Cela expliquerait d’ailleurs aussi une rupture de la bosse qui n’était peut-être pas à l’état neuf. Et si elle était neuve, l’amarrage n’en aurait que plus facilement glissé. Il est regrettable que nul parmi les inculpés n’ait songé à rentrer le morceau de bosse qui pendait à la mer.
De l’instant où la baleinière a dérivé, nous n’avons rien à dire, sinon que c’est grâce aux inculpés et à leur conduite que le quartier maître Riou a été sauvé.
Les inculpés assurent avoir fait tous leurs efforts pour rejoindre le bord lorsqu’ils se sont vus écartés. Ils l’auraient rejoint si un ordre venu du bord ne leur avait dit de ne pas accoster. Cette explication est le complément inévitable des deux premières parties de la défense. Ecartés du bord malgré eux, ils se sont efforcés de le rejoindre. Trois témoins nous ont fourni des renseignements à ce sujet. Le quartier maître Rosé déclare les avoir aperçus à 100 m sur l’arrière du bâtiment, nageant vers le bord. Le matelot Mainguy a vu la baleinière dériver jusqu’à 200 m du bord, puis revenir vers le bâtiment et s’arrêter lorsqu’elle l’eut bientôt rejoint. Le quartier maître Riou, recueilli par la baleinière, confirme le récit des inculpés.
Quant à l’ordre leur enjoignant de ne pas accoster, donné selon les inculpés par Monsieur Le Dizès qui était sur le pont vers la chambre de l’officier en second, cette déclaration est contredite par Monsieur Le Dizès lui-même qui affirme n’avoir rien dit de semblable. Seul parmi les témoins, le quartier maître Riou confirme les déclarations des inculpés et croit que c’était bien la voix de Monsieur Le Dizès. Rien ne nous autorise à croire que sa déclaration soit fausse et dictée uniquement par la reconnaissance qu’il doit aux inculpés.
Mais si Monsieur Le Dizès n’a pas dit, à leur retour, aux inculpés de ne pas accoster et même en supposant que personne ne l’ait dit à sa place, il n’en reste pas moins que personne du bâtiment ne s’est inquiété de la baleinière et de ses occupants. Comme le bâtiment s’éloignait, il ne restait plus à ces hommes d’autre ressource que de se faire recueillir par GERMINAL, encore heureux de ne pas être atteints par la torpille que celui-ci leur a lancée, ni par GERMINAL lui-même qui cherchait à les aborder, les prenant pour le sous-marin ennemi.
Conclusions
En résumé, il résulte de l’examen minutieux des dépositions qu’au moment de l’explosion il y a eu à bord un moment de très vive émotion pendant lequel la plupart des hommes se sont précipités aux embarcations sans s’occuper, ni de leur rôle propre en cas d’évacuation, rôle qui ne leur avait d’ailleurs pas été indiqué, ni des ordres donnés qui, si nombreux qu’ils aient été, ont été ignorés de bien des gens. Il n’y a rien d’impossible à ce que les inculpés, non seulement n’aient pas entendu ces ordres, mais aient cru entendre des ordres contraires. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’ils n’ont pas perdu de temps à écouter des ordres puisque la baleinière a été mise à l’eau en un temps extrêmement court. Une fois à la mer, rien ne vient contredire leur affirmation d’être partis à la dérive malgré eux. Il est prouvé qu’ensuite ils se sont efforcés de se rapprocher du navire et qu’aucune manœuvre n’a été faite et aucun ordre donné pour leur permette de remonter à bord.
Dans ces conditions, nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de qualifier leur conduite d’abandon de poste. Nous avons examiné l’affaire dans son ensemble, sans envisager à part la conduite de chaque inculpé. Cela n’a pas semblé utile, la conduite de tous ayant été semblable.
Moisson s’est définitivement embarqué pour aider au sauvetage de l’homme qu’il venait de voir à la mer. Cette déclaration ne semble pouvoir être contrôlée d’aucune façon, mais si on la considère comme exacte, c’est une raison de plus pour qu’il ne soit pas poursuivi.
Il y aurait peut-être lieu d’envisager à part la conduite du quartier maître Vattier dont ce n’était pas la place. Mais il nous paraît inutile de le faire étant donné sa conviction toute spéciale d’avoir entendu l’ordre du commandant, ordre qu’il a cru bien faire d’exécuter. Il a, dit-on, beaucoup d’initiative et s’intéresse à bord à toutes choses, même en dehors des fonctions de sa spécialité.
Les autres ont en leur faveur le fait d’être souvent employés à l’armement des baleinières.
En conséquence, considérant qu’il ne résulte de l’instruction aucune charge précise contre aucun des inculpés, qu’on ne saurait les poursuivre pour abandon de poste, qu’on ne trouve dans leur conduite aucune circonstance pouvant renfermer les éléments d’un crime ou d’un délit quelconque, notre avis est qu’il n’y a pas lieu de les traduire devant le Conseil de Guerre.
Signé : THIEBOT, de CUVERVILLE, THORET
Commentaire
Cette enquête et un modèle de précision et il faut noter ce fait, rare au cours de la Grande Guerre, qu’elle aboutit à innocenter les malheureux inculpés.
Il est certain que les officiers qui ont enquêté ont dû être très désagréablement surpris par un élément assez stupéfiant : après 3 années de guerre et des centaines de torpillages et de naufrages, il n’existait sur ce navire ni poste d’évacuation, ni rôle d’abandon De plus, il apparaît nettement qu’aucun exercice d’entraînement à l’abandon n’était régulièrement effectué. Quand commandant et officier en second répondent à la question « Existe-t-il un rôle d’évacuation ? » : « Non », et le 3e officier : « Je ne sais pas », on reste pantois. Ce sont des réponses véritablement hallucinantes de la part de responsables.
Cela a certainement joué un rôle essentiel dans leurs conclusions, même s’ils ne s’étendent pas sur l’énormité d’un tel laxisme. De plus, il est évident que, faute justement d’un bon entraînement à l’abandon, il y a eu un début de panique à bord, même si les enquêteurs parlent pudiquement « d’instant d’émoi ». Dans un tel contexte, des ordres fusant de toutes parts, à supposer qu’ils aient été réellement donnés, ce dont doutent d’ailleurs les enquêteurs, ne pouvaient qu’ajouter au désordre.
Enfin, ce rapport d’enquête nous fait comprendre pourquoi aucun des officiers du ROUEN (Cdt Delavaut, Second capitaine Servais et lieutenant Le Dizès) ne semble avoir été cité pour une récompense suite à ce torpillage, alors que le navire a pu être sauvé et remorqué jusqu’à Dieppe.
Cdlt
olivier