Je vous fais partager un peu de mon travail de M2 Histoire militaire soutenu récemment. J'espère que vous y trouverez un intérêt, personnellement ça m'a beaucoup emballé d'autant plus que l'histoire sociale quantitative est fort peu présente dans l'historiographie de la Grande Guerre. Il s'agissait de reprendre la méthode de la thèse d'Etat de Jules Maurin pour les matricules des centres de recrutement de Montpellier-Lodève et ceux de l'Aisne (Saint Quentin, Laon et Soissons) pour les classes 1902-1903 et 1910 à 1915 au sondage 1/10ème (1 matricule sur 10). (Mon M1 concernait les conscrits du centre de Montpelier-Lodève pour les classes 1912 à 1915)
4768 matricules on été traités sur un tableur. 1496 de Montpellier et 3272 de l'Aisne.
D'abord les profils sociologiques.
Dans les deux départements les hommes travaillent le plus dans le secteur primaire. 31% d'agriculteurs dans l'Est de l'Hérault et 4% de journaliers - 14% dans l'Aisne qui compte également 6% de domestiques agricoles et surtout près 20% de manouvriers et journaliers. Beaucoup de travailleurs précaires dans l'Aisne donc. Ces derniers sont bien moins instruits que la moyenne: 20% d'illettrés (analphabètes et ceux qui savent juste lire (degré d'instruction 1)) parmi les manouvriers / 15% parmi les domestiques. Les agriculteurs du centre de Montpellier sont 80% à avoir obtenu leur certificat d'étude primaire.
Une catégorie d'individus se distingue dans les deux départements. Ceux qui sont nés et/ou qui résident dans un autre département sont, pour bien plus que la normale, des individus instruits.

("Total Aisne et Hérault", il faut comprendre "moyenne" et Hérault, les cantons de l'est bien évidemment)
Appréciez la fuite des cerveaux. Près de la moitié des bacheliers des registres de l'Aisne pour l'échantillon résident hors du département. Bien souvent à Paris.

Degrés d'instruction

Catégories professionnelles (Attention parmi les "sans profession" environ la moitié sont des propriétaires dans l'Hérault, il n'y en a qu'un seul dans l'Aisne)
Géographiquement, le nord de l'Aisne est surtout ouvrier (30% dans le secteur de Saint Quentin). Le sud est plus agricole et l'accès à la scolarité plus démocratisé (1/4 n'ont pas leur certificat d'étude primaire dans le secteur de Soissons, 40% à Saint Quentin).
L'intérieur des terres de l'Est de l'Hérault compte 50% d'agriculteurs, ils sont 20% sur les cantons du littoral. En effet, le canton de Montpellier prend 1/3 des matricules sur l'ensemble du centre. Ainsi, on y voit plus d'employés, plus d'ouvriers et surtout plus d'universitaires (ceux que j'ai rangé dans professions intellectuelles et ceux de l'enseignement -étudiants et instits- sont deux fois plus nombreux dans l'Est de l'Hérault).
La délinquance étant liée à l'instruction (35% des analphabètes ont eu affaire avec la justice, 5% pour les degrés d'instruction 4 -détenteurs du brevet- et 5 -bacheliers-. Ces illettrés sont généralement inquiétés pour de la petite délinquance (vols - chasse sans permis ou avec engins prohibés - coups - ivresse ...).
A noter que les Axonais sont plus grands que les Héraultais (eux mêmes plus grands que les Lozériens chez Maurin) d'environ 1cm en moyenne. Globalement, les plus grands sont en moyenne plus instruits, les plus petits moins instruits.

Moyenne de taille par catégories professionnelles
On compte 15% d'engagés dans l'Est de l'Hérault et 9% dans l'Aisne. C'est dans les villes qu'on s'engage le plus (Saint Quentin, Soissons, La Fère pour les trois centres de l'Aisne - ce sont les trois cantons les plus habités). Et les plus instruits s'engagent le plus: près du quart des bacheliers du centre de Montpellier - juste 12% de ceux de l'Aisne.
Concernant les armes d'affectations, si un peu plus d'un conscrit sur deux est envoyé dans l'infanterie, le choix est inégalitaire. Les moins instruits et les plus petits y sont incorporés quasiment à tous les coups. Plus le conscrit est instruit et/ou grand, plus la possibilité qu'il soit envoyé hors de l'infanterie est importante.
Incorporation selon l'instruction et la taille:

Parmi les classes échantillonnées, 87,5% des Héraultais et 77,5% des Axonais sont mobilisés au cours du conflit. 15% des matricules appartiennent à des individus restés en pays envahi dans l'Aisne. Rarement dans le secteur de Soissons et surtout pour la classe 1915 des centres de Laon et Saint Quentin (+ de 80%). En dehors de cette classe 1915, ce sont principalement des ajournés, exemptés, réformés voire du service auxiliaire.
Sinon, qualitativement l'effort de mobilisation dans l'Aisne est légèrement plus important, surtout dans le sud du département et dans le nord du centre de Montpellier. (A noter qu'un tiers des fantassins héraultais sont envoyés dans les régiments du fameux XVème corps)
Pour les pertes elles sont plus importantes dans l'Aisne.
- 37,5% de blessés contre 33%.
- 11% de capturés contre 9%.
- 25% de tués contre 18,5%.
Il y a beaucoup de choses à dire, si vous souhaitez plus de détails, n'hésitez pas à demander. Même concernant les cantons que je n'évoque pas ici.
Elles ont logiquement surtout lieu en 1914 et 1915. Le maximum en août 14 pour les Héraultais et en septembre 14 pour les Axonais.
Pourquoi elles sont plus fortes dans l'Aisne (parmi les mobilisés)?
Voici quelques éléments de réponse:
- On a vu que les moins instruits partent plus dans l'infanterie, là où les pertes sont les plus élevées. De plus les manœuvres d'évitements sont plus difficilement praticables pour eux (changement d'arme etc.). Leur fort nombre dans l'Aisne accélère sans aucun doute le taux de pertes du département. Pourtant ils sont bien présents dans l'artillerie...
- La situation géographique de l'Hérault fait que l'on y trouve des marins, et l'on sait que la Marine a été mieux préservée. De plus, les mobilisés du centre de Montpellier sont 15% à changer de front (10,5% en Orient) contre 7,5% (5,5% en Orient), où l'on meurt moins.
Les différents corps d'armées étant régionalisés, Jules Maurin envisage même que les méridionaux aient été relativement écartés. Ils sont d'ailleurs plus nombreux à connaître des pertes sur les extrémités du front dans l'échantillon. Ils sont aussi moins touchés par balle que les Axonais, mais ça on l'explique également par la plus forte concentration de pertes dans les deux premières années chez les Axonais. Années où les blessures par balles sont les plus nombreuses. En effet, les proportions des pertes des Héraultais sont un peu plus importantes en 1916 et 1917 (surtout dans la Somme). Un peu plus de 5% des mobilisés axonais sont tués, blessé et/ou capturés aux Eparges, quasiment aucun chez ceux de Montpellier!
-Enfin, si ce dernier élément ne peut répondre à la question formulée, il reste essentiel. Il s'agit du temps. La classe d'âge du conscrit est en effet un facteur important. Déjà, les poilus les plus âgés sont prioritairement détachés à l'arrière, en plus des affectés spéciaux des années d'avant guerre. Mais surtout, les territoriaux et, un temps, les classes d'actives et de réserves ne montrent pas les mêmes pertes. Elles sont bien sûr plus fortes chez les jeunes (le plus de « sains et saufs » [ni tués ni blessés ni capturés] pour la classe 14 dans le centre de Montpellier et la classe 12 dans l'Aisne). Elles diffèrent également dans le temps et l'espace du front. Les classes sur le pied de guerre avant le début du conflit connaissent le plus de pertes en 1914, surtout les deux premiers mois, dans le contexte que vous connaissez tous. Et bien sûr les classes 14 et 15 utilisées dès 1915, année la plus meurtrière pour eux. Ces classes sont donc davantage touchées par les obus.
Quelques graphiques et tableaux:
L'arme des blessés par année:

Évolution des causes des blessures dans le temps:



"Sains et saufs"selon l'instruction (les instructions 0 et 1 dans l'Hérault sont très peu nombreux et donc peu représentatifs):
